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L'
ETUDES
SUR LES
PERES DE ^EGLISE
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.
Histoire de la renaissance des lettres en Europe au XVe siècle,
2 vol. in-8, brochés. 12 fr.
Xsgal sur l'Histoire littéraire du moyen âge* 1 vol. in-8, broché. 6 fr.
Tableau de la littérature française aux XVe et XVI0 siècles. 1 vol.
in-8, broché. 6 fr. 50 c.
logique française. 1 vol. in-12, broché. 2 fr. 50 c.
Imprimerie de Ch. Lahure (ancienne maison Crapelot)
rue de Vaugirard , 9 , près do l'Odéon.
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ÉTUDES
SUR LES
PERES DE L'EGLISE
PAR
J. P. CHARPENTIER
inspecteur de l'Académie de la Seine
agrégé de la Faculté des lettres de Paris
EGLISE LATINE
vTOME PREMIER
uOttawa
L. J. O. ET M. I
PARIS
TZTJTuIa
- IE»_ Q.
A LA LIBRAIRIE CLASSIQUE
DE MADAME VEUVE MAIRE-NYON
quai Conli, 13
1853
V
PRÉFACE.
Il faut, sous le titre général de Pères de l'Église,
comprendre les apologistes, les docteurs et les Pères
proprement dits , trois noms différents qui expriment
et résument les trois âges principaux de l'Eglise aux
premiers siècles. D'abord l'Eglise combat le paganisme
et répond à ses attaques : c'est le temps des apolo-
gistes; puis elle enseigne, elle explique la doctrine :
c'est celui des docteurs ; enfin , victorieuse et affermie,
elle constitue d'une manière définitive sa discipline et
sa hiérarchie : c'est l'œuvre particulière des Pères, des
grands génies de l'Eglise grecque comme de l'Eglise
latine. Ainsi, la lutte, le triomphe, le règne : la lutte
jusqu'à Constantin ; sous Constantin , la victoire ; le
règne sous Théodose.
Nous nous sommes proposé, dans ces Etudes, de
saisir à son origine , de suivre et de montrer dans ses
développements le travail de la pensée chrétienne ; et il
nous a paru que, pour mieux l'apprécier, il fallait pla*
cer, à côté des triomphes qu'elle a remportés, les ob-
stacles qu'elle avait eus à vaincre. Je ne sais si je me
trompe : mais, trop souvent, en lisant les historiens de
l'Eglise, j'étais moins frappé de la victoire, parce que
je n'avais pas aperçu la résistance. Les Pères, pour-
tant, ont trouvé devant eux de nombreux et de re-
doutables ennemis. Ces ennemis, nous les avons fait
i a
11
reparaître. A coté de Tertullien , d'Origène, de Gré-
goire de Nazianze , d'Augustin , nous avons placé
Fronton , Apulée , Julien , Porphyre ; Symmaque et
Zosime en présence de saint Ambroise et d'Eusèbe ;
en un mot, nous avons rétabli le combat pour qu'on
pût mieux juger de la victoire.
Ces Etudes sont donc surtout historiques ; mais elles
sont littéraires aussi. Bien que, à parler exactement,
les Pères ne soient pas des écrivains; que leurs ou-
vrages soient avant tout des actions, leur parole un
combat, il n'en est pas moins vrai que cette parole
est souvent éloquente, leur génie souvent admirable.
Sans doute leur inspiration, c'est avant tout leur foi;
mais leur génie n'est pas au-dessous de cette foi qui
l'anime. Assurément ils ne s'occupent ni des mots, ni
des tours, ni d'aucun des artifices de l'art d'écrire ; tou-
tefois, dans cette négligence même, ou plutôt à cause
de cette négligence, leur génie n'en éclate qu'avec plus
de force et de grandeur; « et de même qu'on voit un
grand fleuve qui retient encore, coulant dans la plaine,
cette force violente et impétueuse qu'il avait acquise
aux montagnes d'où il tire son origine, ainsi cette
vertu céleste qui est contenue dans leurs écrits, même
dans cette simplicité de style, conserve toute la vi-
gueur qu'elle apporte du ciel, d'où elle descend. » Nous
avons donc dû la faire connaître, cette rude et quel-
quefois inculte, mais populaire et puissante éloquence,
et les passages que nous en avons cités seront le plus
riche ornement de cet ouvrage.
Nous avions d'abord pensé à présenter à côté les
uns des autres, et en les entremêlant selon l'ordre
chronologique , les Pères grecs et les Pères latins ; mais
il nous a semblé ensuite qu'en croisant ainsi leurs peu-
— III *—
sées, leur génie propre en serait marqué à des traits
moins nets ; nous avons donc préféré les montrer sépa-
rément. Nous n'avons pas voulu toutefois que l'unité
manquât à ce travail, et, par de nombreux rappro-
chements, nous avons rattaché l'une à l'autre les deux
Églises grecque et latine, et tâché de tirer de ce con-
traste même une lumière qui éclairât mieux leur phy-
sionomie particulière.
Nous avons, dans l'examen des Pères grecs, suivi
la même marche, et nous nous sommes proposé d'at-
teindre le même but que dans l'étude des Pères latins :
ce but, c'est de rechercher et de faire ressortir dans
l'étude des Pères les faces diverses et nouvelles de la
pensée chrétienne aux cinq premiers siècles de l'Eglise.
Mais, sans quitter notre voie, nous avons dû quelque-
fois changer un peu d'allure, et, pour la mieux appro-
prier au caractère particulier des deux Eglises que
nous voulions faire connaître , légèrement modifier
notre méthode. Nous avons été conduit à ce change-
ment par la différence même du génie des deux Egli-
ses, différence qui n'est point particulière aux Pères,
mais qui se retrouve dans les littératures païenne , la-
tine et grecque.
La littérature latine profane, inférieure en beaucoup
de points à la littérature grecque, a cependant cet avan-
tage d'offrir, si je puis ainsi parler, une personnalité
plus profonde. Quelque auteur que vous lisiez, poète,
historien , philosophe , vous y retrouvez fortement
gravé le cachet romain. "L? Enéide est romaine, non-
seulement par le sujet du poëme, mais surtout par les
traditions nationales qu'elle évoque et consacre. L'his-
toire tout entière part de Rome et y revient : cette
préoccupation des historiens latins , qui rapportent à
IV
la ville éternelle et y absorbent toutes les nations,
donne à leurs œuvres une grande et puissante unité.
Ainsi Salluste, Tite Live, Tacite ne voient et ne mon-
trent dans la fortune des peuples divers que la fortune
romaine. La philosophie, qui semblerait naturellement
devoir être et plus libre et plus générale, la philosophie
aussi est presque exclusivement romaine ; si elle se livre
aux spéculations politiques , c'est à l'image de Rome
qu'elle fait et ses lois et sa république ; enfin la cri-
tique elle-même est romaine aussi : le traité Sur V ora-
teur, le plus beau des traités de Cicéron, n'emprunte-t-il
pas, à peu de chose près, au barreau romain tous ses
exemples et ses préceptes?
Ce n'est pas tout. La littérature latine n'a pas ce
seul avantage d'offrir un caractère fortement prononcé,
un caractère national ; elle en présente un autre et
très-grand : elle a un intérêt historique qui en fait en
quelque sorte une littérature universelle ; elle se rat-
tache à tous les peuples, à toutes les traditions de l'an-
cien monde; l'Espagne, l'Afrique, les Gaules, y re-
trouvent leurs annales. Aussi est-il impossible, dans le
tableau de cette littérature, de ne pas donner une
grande place aux considérations historiques; car, si
Rome écrit, c'est pour enregistrer ses victoires, dicter
ses lois et étendre son empire.
Il n'en est pas ainsi de la littérature grecque. Ce
point fixe, cette unité à laquelle on peut si facilement
ramener la littérature latine , lui manque ; elle en a
bien une autre, plus élevée, sans doute, mais plus dif-
ficile à saisir. Assurément, la poésie, la philosophie,
1 histoire grecques , s'occupent de la Grèce; mais elles
s'en occupent avec un désintéressement qui, en faisant
leur beauté et leur grandeur, les rend, pour ainsi dire,
moins manifestes , moins saisissables à l'observation ,
moins faciles à ramener à l'unité historique. Ce n'est
pas la Grèce seule que chante Homère ; c'est l'Asie,
c'est un monde tout entier. Si Platon trace le plan
d'une république, l'idéal d'une législation, ses théories
peuvent être des rêves, mais ce sont des rêves magni-
fiques où l'humanité tout entière occupe sa pensée :
dans ses vastes utopies, le monde peut tenir et se
mouvoir. L'histoire a le regard aussi libre, le sentiment
aussi élevé. Ni Hérodote, ni Xénophon, ni même Thu-
cydide, ne montrent seulement la lutte et les victoires
des Grecs ; ces victoires sont encore celles de l'huma-
nité, de l'Europe sur l'Asie, c'est-à-dire de la civili-
sation sur la barbarie, de la liberté sur le despotisme ;
enfin la critique elle-même est idéale aussi et uni-
verselle. S' élevant au-dessus des diversités de temps,
de mœurs et de pays, elle puise aux sources mêmes
du beau, pour les répandre ensuite avec une noble li-
béralité, ces préceptes qui, agrandissant le domaine de
l'éloquence, n'en font plus seulement le privilège de
la tribune, mais la placent et la montrent partout où
un sentiment généreux , une grande pensée jaillissent
du cœur de l'homme, sous quelque forme qu'elle se
produise, pourvu que cette forme soit naturelle, pure,
vive et élégante ; le génie grec, en un mot, vit et res-
pire dans une lumière plus éclatante que le génie ro-
main : celui-ci est national t celui-là cosmopolite ; l'un
est la grandeur, l'autre la beauté.
Cette différence que nous venons de marquer entre
le génie grec et le génie latin profanes se retrouve ,
toutes réserves faites , dans les littératures grecque et
latine chrétiennes. Si vous lisez Tertullien, saint Am-
broise, saint Augustin, vous y rencontrez, avec de
VI
magnifiques morceaux dune éloquence naturelle et
grande , des côtés singulièrement historiques ; vous y
suivez les développements de la discipline , de la
morale, de la hiérarchie chrétienne. Et de même que
dans les auteurs latins profanes on a en même temps
que les faits relatifs au peuple romain les révolutions
des autres peuples ; ainsi dans chacun de ces docteurs
chrétiens on trouve avec l'histoire du siège épisco-
pal auquel ils appartiennent, l'histoire générale de
l'Eglise : Jérôme et Augustin touchent aux Eglises de
Gaule, d'Espagne, en même temps qu'à celles d'Italie
et d'Afrique. Leurs écrits en éclairent vivement les
annales.
L'Eglise grecque n'a pas cette universalité. Saint
Grégoire de Nazianze , saint Basile , saint Jean Chry-
sostome possèdent l'Orient, mais ils n'en sortent pas.
Tribuns éloquents et pacifiques , plutôt que chefs de
gouvernement , s'ils régnent par la parole sur les peu-
ples ravis de la richesse et de la beauté de leurs dis-
cours , on ne voit pas qu'ils saisissent fortement la
société chrétienne ; qu'ils lui impriment et une orga-
nisation et une physionomie profondes. Et comme
dans la littérature grecque profane, il serait difficile de
saisir sou unité ailleurs que dans ce sentiment même
du beau, dans cette passion d'une forme pure et bril-
lante, qui était l'idéal de l'imagination grecque ; de
même dans l'Eglise grecque on ne pourrait guère la
rencontrer, cette unité, que dans la vivacité même de
la foi et cette ardeur de charité particulière aux Chry-
sostome , aux Basile, aux Grégoire. Le génie grec
chrétien a cet autre trait de ressemblance avec le
génie grec païen : il est moins grec qu'il n'est uni-
versel. Dans les vérités qu'il enseigne, il s'adresse aux
VII
infidèles presque autant, si je l'ose dire, qu'aux chré-
tiens : il s'occupe plus de morale que de dogme.
Plus beau, par là, plus libre, il est aussi moins histo-
rique ; il offre moins de saillie , moins de prise aux
considérations philosophiques. De là nécessairement,
dans le second volume , le léger changement de des-
sein que nous avons cru devoir y apporter. Les
Pères latins, moins purs déforme, sont plus vigou-
reux que les Pères grecs; ils éveillent davantage et
retiennent avec plus de force la réflexion : on sent
que la puissance est là avec l'unité. Il n'en est point
ainsi des Pères grecs. Avec plus d'éclat de génie,
plus d'abondance, plus de pureté, ils offrent moins
d'aperçus neufs et profonds : les premiers sont des
docteurs; les seconds, docteurs aussi, sont surtout
orateurs. Nous avons donc dû, en traitant des Pères
grecs, nous moins attacher au côté historique que
nous ne l'avions fait et le devions faire en traitant des
Pères latins. D'ailleurs le caractère même littéraire
des écrivains chrétiens latins et grecs nous indiquait
cette distinction : dans les premiers, le style et la
langue laissent souvent à désirer; il y a chez eux de
grandes beautés, mais ces beautés sont mélangées;
et il n'en est peut-être pas un seul dont on ne pût
dire avec plus ou moins de justesse ce que Balzac
a dit de Tertullien : « Avouons avec les délicats que
leur style est de fer; mais qu'ils avouent aussi que de
ce fer ils ont forgé d'excellentes armes. » Les Pères
grecs , au contraire , sont beaucoup plus irréprocha-
bles. Partageant ici encore l'heureuse fortune du
génie grec, qui conservait sa langue à peu près intacte ,
quand la langue latine, née bien après lui, était déjà
atteinte par la corruption , s'ils blessent quelquefois le
VIII
goût par un excès d'abondance , ils le charment tou-
jours par la douceur et l'harmonie du langage. Nous
avons donc plus cité les Pères grecs que nous n'avons
fait les Pères latins. Ainsi, d'un côté, nous avons plus
donné aux considérations historiques; de l'autre à
l'éloquence : c'est entre ces deux volumes la différence
que nous voulions indiquer.
Pour les uns comme pour les autres, nous aurions
pu et nous aurions dû peut-être citer davantage.
Voici ce qui nous en a empêché. Les écrivains chré-
tiens et les apologistes, plus que les autres, obligés,
pour se défendre, d'attaquer le paganisme dans ses
origines et dans ses fables , l'ont fait avec une abon-
dance de preuves , une variété et une profondeur
d'instruction vraiment merveilleuses. Les apologistes
grecs, entre autres Clément d'Alexandrie etEusèbe, nous
ont conservé de la littérature profane et principale-
ment des poètes une foule de passages qui ne se trou-
vent pas ailleurs. Chez les Latins, Arnobe , Lactance,
saint Augustin, sont pleins aussi de détails curieux et
de fragments importants pour l'histoire, les lettres et
la philosophie; mais ces débris précieux ne se peu-
vent, en quelque sorte, détacher et enlever du cadre
des apologies qui les ont conservés. C'est là, dans les
Pères, une grande partie de leurs œuvres qui se refuse
à la citation. Mais, stériles pour l'éloquence, ces frag-
ments peuvent donner beaucoup à l'érudition et à la
critique : il y a là une mine aussi riche que rarement
explorée ; nous ne l'avons pas ouverte : nous l'indi-
quons.
Pendant que s'achevaient ces Etudes , une grave
question a été soulevée, qui se rattache directement
aux Pères de l'Eglise , et à laquelle nous avons peut-
IX
être quelque droit de prendre part, puisque notre
nom y a été mêlé et notre témoignage invoqué. On
voit qu'il s'agit ici et de la renaissance et du projet de
substituer, dans renseignement, les Pères de l'Église
aux auteurs classiques.
La renaissance , a - 1 - on dit 3 a été la source
d'une grave altération dans la pensée chrétienne.
Dans le commerce des auteurs profanes nous sommes
redevenus païens : sentiments, idées, mœurs, arts,
langage , tout chez nous respire le paganisme ; la
mythologie nous a envahis. La cause, ajoutait-on, de
ce malaise qui, depuis trois siècles, trouble l'Europe,
est dans l'éducation qui, chrétienne au moyen âge,
a été, depuis la renaissance, presque entièrement
païenne. Pour tarir cette source de désordres, pour
sauver la société, il n'y avait donc rien de mieux
à faire qu'à substituer dans l'enseignement le principe
chrétien au principe païen qui l'avait corrompue ; en
d'autres termes, il suffisait de remplacer, dans les
classes, les auteurs païens par les Pères de l'Eglise.
Ce système, inspiré sans doute par un zèle sincère,
mais plus ardent peut-être que sage, avait d'abord
trouvé quelques hautes approbations. Mais bientôt on
a vu où il menait, et les voix les plus autorisées de
l'épiscopat l'ont condamné. Que la renaissance ait eu
ses erreurs et ses périls; qu'elle ait enivré quelques
esprits au xve siècle et plus tard, nous-même nous
l'avons montré. Mais pour avoir eu ses torts et ses exa-
gérations, assurément elle n'est pas coupable de tous
les malheurs dont on la veut charger. Surtout, il ne le
faut point oublier , la renaissance est pour bien peu
de chose dans la réforme même qui, au xve siècle, a
si douloureusement partagé le monde chrétien. La
réforme l'a bien compris ainsi , car elle a été en gé-
néral plutôt opposée que favorable au mouvement de
la renaissance classique. Mais en admettant, ce que
Ton ne saurait justement contester, que les témérités
du xve et du xvie siècle ne soient pas sans quelques
rapports avec la renaissance , il faut aussi reconnaître
que ce qu'elle pouvait renfermer de mauvais et de
corrompu a été bien épuré et corrigé par le bon sens
et par le génie de notre grand siècle littéraire : l'al-
liance du goût délicat et noble de l'antiquité classique
avec le spiritualisme chrétien restera le caractère et la
gloire du siècle de Louis XIV. Ce que ce grand siècle
a fait, on le peut faire sans crainte ; et à l'exemple de
Bossuet et de Fénelon, joindre à l'étude de l'antiquité
chrétienne le culte de l'antiquité païenne. On ne voit
pas que la société, au xvne siècle, en ait été troublée.
La révolution que l'on propose dans l'enseignement
n'est donc pas nécessaire ; mais alors même qu'elle
serait nécessaire , serait-elle possible ? Les Pères de
l'Eglise peuvent-ils , comme auteurs classiques , rem-
placer les auteurs païens ?
Pour la résoudre, il suffit de poser cette question.
Que pourrions-nous, en effet, ajouter sur ce sujet à
ce qu'ont dit d'illustres et éloquents prélats, quand
ils ont déclaré , comme l'avaient fait avant eux les
Grégoire et les Basile , que la science n'otait rien à la
vérité; que la beauté de la forme, l'élégance du lan-
gage, la précision du tour, les grâces en m\ mot et
les charmes du discours ee pouvaient et se devaient
concilier avec la pureté de la doctrine. Us ont été
plus loin : avec une impartialité qui n'honore pas
moins leur piété qu'elle n'atteste leur goût, ils ont re-
connu que les Pères de l'Eglise, les Pères latins surtout,
XI
offriraient difficilement les premiers éléments d'une
éducation littéraire. L'élévation même de leurs pen-
sées s'y oppose non moins que la rudesse de leur
style ; ajoutons que si dans les auteurs païens , il y a
plus d'un passage que l'on doit dérober à la vue de
l'enfant, on rencontre aussi dans les Pères certains dé-
tails qu'il ne serait pas très-prudent de lui présenter.
Médecins des âmes, les Pères en découvrent toutes
les plaies pour les guérir , et s'ils ont la pudeur
du sentiment , ils n'ont pas toujours la réserve de
T expression.
Mais si, par l'incorrection du langage, par la ru-
desse de la forme , les Pères latins ne conviennent pas
à l'enseignement de l'enfance ; si les Pères grecs s'y
refusent par la délicatesse même des peintures morales
qu'ils présentent , les uns et les autres sont mer-
veilleusement appropriés à un âge plus avancé, à un
esprit plus fort et plus développé. Combien de per-
spectives agréables n'offrent-ils pas à l'imagination, de
pensées nouvelles à l'esprit ! Quand l'éloquence a péri
avec Cicéron, et les derniers souvenirs de la liberté avec
Tacite qui les avait conservés sous la tyrannie , quel
plaisir et quel intérêt d'entendre la voix rude mais
animée et pathétique de Tertullien réclamer la liberté
de conscience et proscrire ces spectacles qui étaient
la dernière franchise laissée au peuple-roi esclave ;
d'assister avec Donat à cet entretien où dans un cadre
si pittoresque Cyprien enseigne, en regard des corrup-
tions et des cruautés païennes, une si pure morale ; de
rechercher avec Augustin dans le calme d'une retraite
philosophique embellie par les charmes de l'amitié
cette vraie félicité, cet ordre de la Providence, que la
sagesse profane ne soupçonnait pas, et enfin de con-
XJI
verser avec soi-même pour y trouver au fond de son
cœur le Dieu que la foi révèle d'accord avec la raison.
Telle est l'Eglise latine avec sa gravité sereine et éle-
vée. Voici l'Eglise grecque avec les splendeurs de sa
parole, les inépuisables inspirations de la charité, les
grâces et les richesses de son imagination : Grégoire,
avec ses élans d'orateur et de poète ; Basile , avec la
grandeur de ses méditations , la beauté de ses pein-
tures, l'éclat et la pureté de son langage ; puis après
eux et au-dessus, c'est Chrysostome avec le luxe écla-
tant de ses images, le pathétique de son âme, la viva-
cité et l'abondance d'une inspiration inépuisable
comme la charité qui en est la source ! Tel est, à coté
des chefs-d'œuvre que leur peut présenter la littéra-
ture profane , le monde nouveau qu'ouvre à l'âme et
à l'imagination des jeunes gens l'éloquence des Pères
de l'Église.
Aussi l'ancienne et la nouvelle université ont-
elles toujours maintenu cette alliance; elles n'ont pas,
comme on le leur a reproché , banni de l'éduca-
tion de l'enfance le principe chrétien, qui en doit être
l'âme; elles n'en ont point écarté les auteurs sacrés
pour y introduire à leur place et y faire régner les
auteurs profanes. Qui aurait pu, en effet, concevoir
cet étrange renversement qui , sous la loi chrétienne ,
aurait fait de la science païenne le fondement de l'é-
ducation? TSon; chez nous, à la base comme au som-
met, l'enseignement est chrétien : depuis l'enfant qui
apprend dans X Epitome les faits principaux de l'his-
toire sainte jusqu'à l'élève de philosophie qui s'initie
avec Malcbranche aux méditations spiritualistes de
saint Augustin, la chaîne sacrée n'est pas un moment
interrompue. Les Actes des apôtres, les Evangiles la
XIII
commencent; des traités de saint Basile et de saint
Jean Chrysostome la continuent; Y Existence de Dieu,
par Fénelon , et la Connaissance de Dieu et de soi-
même, par Bossuet, la terminent.
C'est la pratique recommandée avec tant de sollici-
tude par Rollin et suivie par la nouvelle université.
Qu'on consulte , en effet , les listes officielles qui ,
chaque année, désignent les auteurs qui doivent être
expliqués dans nos classes , on y verra cette sage éco-
nomie qui proportionne les auteurs chrétiens à l'intel-
ligence de l'enfance, mais ne les lui refuse jamais. Et
non-seulement pour ses élèves, mais encore pour ses
maîtres , l'université est jalouse de ne céder à per-
sonne ce privilège de l'éloquence chrétienne. Dans
les concours pour l'agrégation des classes des lettres
et d'histoire, présidés, le premier par M. P. Dubois;
le second par M. Saint-Marc Girardin, les Pères de
l'Eglise ont toujours eu, surtout depuis 1838 à 1850,
leur légitime part. Proposés à l'étude solitaire des can-
didats et à leurs joutes publiques, ils ont souvent été le
sujet de leçons remarquables. Nous croyons que l'on
retrouvera ici avec plaisir le texte de quelques-unes de
ces questions de littérature et d'histoire * . On peut aussi
en consultant l'excellente notice publiée par M. Ath.
1 . Agrégation des lettres . — Classes supérieures
des lettres.
1838. — Étudier sous le rapport de la composition et du
style l'Histoire universelle de Bossuet, en analysant le ca-
ractère distinct de chacune des trois parties de cet ou-
vrage.
1839.— -Étudier les Oraisons funèbres de Bossuet, en ca-
ractériser l'éloquence; rechercher les points de comparai-
XIV
Mourier, sur le doctorat es lettres, s'assurer que les Pères
de l'Église ont été souvent devant la Faculté des lettres
Jn'
son qu'elles peuvent offrir avec divers ouvrages de l'anti-
quité chrétienne.
1840. — Étudier le Petit Carême de Massillon sous le
rapport de la composition, de la langue et du style.
1841. — Rechercher les causes du grand éclat de l'élo-
quence de la chaire au xvne siècle, et étudier comparati-
vement :
Les Sermons de Bossuet sur la Providence , sur la divinité
de la religion, sur l'Église et l'unité de l'Église , sur la
nécessité de la pénitence et la nécessité de travailler à son
salut; sur le jugement dernier;
Les Sermons de Massillon sur la divinité de Jésus et sur
la vérité de la religion, sur la vérité d'un avenir et sur le
petit nombre des élus, sur le délai et les motifs de la con-
version , sur le jugement universel ;
Les Sermons de Bourdaloue sur la Providence , sur la
sainteté et la force de la foi chrétienne, sur le retardement
de la pénitence et la préparation à la mort, sur le jugement
dernier ;
Les Sermons de Fénelon pour la fête de l'Epiphanie, aux
prêtres des missions étrangères; entretien sur les caractè-
res de la piété; pour la fête de l'Assomption.
1843. — Rechercher dans les Pères de l'Église grecque et
latine, y compris saint Bernard, les discours ou oraisons
funèbres qui peuvent avoir servi de modèles aux orateurs
sacrés du xvne siècle en France.
1844. — Étudier comparativement sous le rapport de la
composition , de la langue et du style , les deux traités de
Sénèque et de saint Augustin , De vitâ beatâ.
— Du panégyrique dans les orateurs chrétiens en France,
au xvne siècle. Étudier particulièrement les panégyriques
de saint Paul par Bossuet , de saint Bernard par Bossuet ,
Fénelon et Massillon.
1845. — Étudier comparativement les Maximes et Ré*
XV
de Paris le sujet de thèses aussi solides que brillantes ,
soutenues par de jeunes professeurs de l'Université.
flexions de Bossuet sur la comédie ; la lettre de J. J. Rous-
seau à d'Alembert sur les spectacles; les traités de Tertul-
lien et de saint Cyprien sur le même sujet; et divers
passages analogues de saint Augustin , saint Jean Chrysos-
tome et Salvien.
1846. — Étude critique des oeuvres poétiques de saint
Grégoire de Nazianze.
— Etude critique comparée des conférences et discours
synodaux de Massillon et du traité de saint Jean Chrysos-
tome, De saccrdotio.
1848. — Étude critique des traités de saint Augustin Con-
tra academicos et des Quxstiones academicse de Cicéron.
— Des Sermons de Bossuet, de leur composition, et de leur
influence sur les progrès de l'éloquence sacrée au xvnc siè-
cle. Étudier particulièrement les sermons : Sur la nécessité
de travailler à son salut , sur l'ambition et l'amour des
plaisirs , sur la cbarité fraternelle , sur la parole de Dieu et
le culte de Dieu.
Agrégation d'histoire et de géographie .
1839. — Étudier dans la Cité de Bien de saint Augustin
ce qui se rapporte aux événements de son temps, et ap-
précier l'explication qu'il en donne.
1842. — Étudier le traité de Salvien, De gubernationc Del
et indiquer quels renseignements on peut en tirer pour
l'histoire du ve siècle de l'ère chrétienne.
1845. — Recueillir dans les lettres de saint Bernard ce
qui se rapporte à l'histoire des événements et des mœurs
de son temps.
1846. — Rechercher dans les lettres et dans les sermons
de saint Augustin ce qui a rapport à l'histoire politique et
littéraire de son temps.
1847. — Rechercher dans les lettres de saint Jérôme ce
qui a rapport à l'histoire politique et littéraire de son temps;
XVI
Enfin , on ne saurait l'oublier, si de nos jours l'é-
tude des Pères a été rendue plus facile, si leur génie a
été plus équitablement apprécié, à qui le doit-on, si-
non à l'illustre écrivain qui , par son enseignement et
ses ouvrages , a tant contribué à les remettre en lu-
mière, à l'auteur du Tableau de V éloquence chrétienne
au ive siècle ?
Voilà nos traditions; les traditions de la nouvelle
comme de l'ancienne université : l'université a tou-
jours eu pour maxime d'inspirer à la jeunesse avec
le goût des belles-lettres celui des lettres divines ,
divinee lectiones ; c'est l'expression de Cassiodore.
ÉTUDES
SUR
• LES PÈRES DE I/ÉGLISE.
CHAPITRE PREMIER.
PRÉPARATIONS ET OBSTACLES QUE RENCONTRE L'ÉTABLISSEMENT
DU CHRISTIANISME.
Quand le christianisme parut , il était attendu.
Un siècle avant la venue du Christ, non-seule-
ment au sein de la Judée , mais dans le monde
païen, à Rome même, des bruits étranges, des
voix prophétiques annonçaient un grand événe-
ment. Ces voix partaient de l'Orient : l'Orient
devait dominer, et la nature allait enfanter un
roi pour les Romains. Ces pressentiments sin-
guliers que recueillait l'histoire, la poésie les
chantait. Inspiré d'un souffle inconnu, organe
d'une prophétie qu'il ne comprenait pas, Virgile
célébrait dans la quatrième églogue cet ordre
nouveau qui devait changer la face de la terre;
et dans le sixième livre de X Enéide , interprèle
i 4
— 2 —
de la philosophie platonicienne , il faisait sortir
du secret des mystères, sur les destinées de
l'âme humaine après la mort, des dogmes voi-
sins des espérances chrétiennes.
En même temps que l'avènement du chris-
tianisme était ainsi préparé par les divinations
de la poésie , par les témoignages de l'histoire ,
d'autres pensées se remuaient au fond des
cœurs, qui devaient faciliter l'établissement de
la religion nouvelle. Par la bouche de Cicéron ,
la philosophie proclamait de grandes et saintes
vérités : l'unité de Dieu , l'immortalité de l'âme ,
la fraternité humaine , la charité.
Mais ce qui, plus que les aspirations spiritua-
listes de la poésie, plus que les pressentiments
sublimes de la philosophie, devait rendre facile
et heureuse la propagation de l'Évangile, c'é-
taient les misères morales de la société romaine.
Tout alors en effet souffrait; mais surtout la
femme, l'enfant et l'esclave; déshérités, mis en
dehors du droit commun , ils attendaient un af-
franchissement et une réhabilitation.
A Rome, en droit, sinon en fait, la femme
n'était guère plus qu'une esclave ; une mineure
tout au plus, sous la main et en la puissance du
mari. Tant que Rome fut pauvre, tant que les
familles, même les familles patriciennes, vécu-
rent principalement aux champs, uniquement
occupées aux soins du ménage , quelquefois à de
— 3 —
durs travaux, les femmes ne sentirent pas, ou
supportèrent patiemment leur joug. Mais quand ,
à la suite des conquêtes et avec les dépouilles de
l'univers, le luxe commença à s'introduire dans
Rome , elles goûtèrent moins cette vie de travail
et de solitude. La loi Oppia, vivement appuyée
par de complaisants tribuns, soutenus de la pré-
sence inusitée des femmes sur le forum , marque
pour eiles , dans l'histoire de Rome, une ère nou-
velle. Dès ce moment, l'antique sévérité fléchit ;
et insensiblement les femmes obtiennent de l'u-
sage, sinon de la loi, leur émancipation. Cette
émancipation, surprise plutôt qu'accordée, fut
pour la famille un grand malheur. Longtemps
exclues de l'autorité et du grand jour, les femmes
y rentrèrent violemment par l'audace et la
licence; Agrippine et Messaline, ces noms di-
sent assez jusqu'où allaient leurs emportements.
C'étaient là les excès et les caprices du souve-
rain pouvoir.
Pour être plus obscurs , les désordres domes-
tiques n'étaient ni moins grands, ni moins nom-
breux. Le mariage n'était plus qu'un adultère
masqué et commode; le divorce, un jeu, un des
vœux et un des fruits du mariage : Répudiant jam
et votum est, quasi matrimotiii fvuctas , dit Ter-
tullien. On comptait ses années par le nombre
des maris, et non par le nombre des consuls;
on divorçait pour se remarier, on se mariait pour
— 4 —
divorcer, ainsi s'exprime Sénèque; aussi le sati-
rique ajoutait-il avec raison :
Quœ uubit toties, non nubit, adultéra lege est.
Parlerai -je d'autres désordres plus honteux
encore? Dirai-je, avec l'historien, que des
femmes de nobles familles se faisaient inscrire
au nombre des courtisanes , et que la loi dut
intervenir, non pour empêcher, elle y était
impuissante, mais pour régler ces dégradations
patriciennes ?
Cette facilité de se prendre et de se quitter ,
avait d'autres et plus graves inconvénients ; l'ex-
position des enfants en était l'inévitable consé-
quence; homicide toléré par la loi, ce sera un
des premiers et des plus grands bienfaits du
christianisme, que d'en réparer les épouvan-
tables abus, jusqu'au jour où il les pourra entiè-
rement empêcher.
Tels étaient donc pour beaucoup d'enfants l'in-
souciance ou le crime de leurs mères ; tels étaient
les sinistres auspices sous lesquels ils entraient
dans la vie, quand l'existence leur était laissée.
Voyons ce que devenait l'enfant qui, plus heu-
reux, n'avait pas été renié par sa mère.
Dans les premiers siècles de Rome , l'éducation
de l'enfant était fort simple. Pour le jeune pa-
tricien, accompagner son père au séuat, assis-
ter quelquefois aux délibérations , s'attacher à
quelque jurisconsulte habile, et , dans son com-
merce, s'initier au mystère des formules du
droit; se préparer ainsi à la carrière politique et
civile; puis , le temps venu , passer par les camps
pour revenir au forum et arriver aux honneurs ,
ce fut là, pendant longtemps, toute l'éducation
du jeune Romain.
Peu à peu, cet enseignement héréditaire, cette
science de tradition s'effacèrent; le droit resta
comme étude , et non plus comme préparation
politique. Puis vinrent les maîtres grecs, souvent
proscrits et jamais réellement repoussés, et sur le
fonds romain, rude et sauvage, se déposèrent les
germes d'une plus douce et plus brillante culture.
Mais ces germes qui amollirent le caractère pri-
mitif, ne le changèrent point; sous la politesse,
la cruauté resta, et alors parurent les vices de
l'ancienne éducation. Cette éducation n'avait eu
pour but, au dehors, que la conquête, au dedans,
la rivalité politique, c'est-à-dire, le courage dans
les camps, au forum, la chicane; dur et avare,
le Romain ne connaissait d'autre art que celui du
droit. Cette éducation , étroite et sévère , bonne
jusqu'à la soumission de l'univers, l'univers sub-
jugué , se trouva en défaut, et le danger que la
prévoyance de l'État n'avait pas su éviter, la fa-
mille ne put ou ne voulut pas en sauver l'en-
fant. Si quelques femmes, si la mère des Grac-
ques, de César, avaient elles-mêmes veillé sur le
berceau de leurs enfants et sur leurs jeunes an-
nées, ces exemples ne furent pas suivis; l'éduca-
tion de l'enfant fut abandonnée à quelque vieille
parente, indifférente ou inhabile; et encore c'é-
taient les plus attentifs qui agissaient ainsi. Pour
l'ordinaire, un esclave grec était chargé du soin
d'élever le maître du monde ; et vengeant sa
servitude par la flatterie, il ravalait à ses vices
son futur tyran. Après tout, je ne sais si, au sein
de la famille , l'enfant eût mieux rencontré. Ce
n'est pas un moraliste exagéré, ce n'est pas Sé-
nèque, c'est le sage Quintilien qui nous trace de
la corruption de l'enfant au sein de sa famille,
ce triste et fidèle tableau : « S'il leur échappe
quelque impertinence on quelques-uns de ces
mots qu'on se permettrait a peine dans les orgies
d'Alexandrie, nous accueillons toutes ces gentil-
lesses d'un sourire ou d'un baiser ; et tout cela
ne me surprend pas ; ce ne sont que de fidèles
échos ; ils sont témoins de nos impudiques
amours; tous nos festins retentissent de chants
obscènes , et nous y étalons des spectacles qu'on
aurait honte de nommer. Les malheureux ! ils
apprennent tous les vices avant de savoir ce que
c'est que des vices. »
Aussi quand nous verrons l'Eglise, par uu con-
seil, au premier abord rigoureux, prendre parti
pour l'enfant contre la famille, approuver les
fuites au désert , tout en regrettant ces divorces
douloureux, nous les comprendrons en un temps
où la famille elle-même n'était un sûr asile ni
pour le cœur , ni pour l'esprit de l'enfant. Tel
était , dans la corruption du monde romain , le
sort de l'enfant et de la femme; plus misérable
encore était celui de l'esclave.
On sait ce qu'était l'esclave dans les lois et les
idées romaines; une chose et non un homme,
moins nul encore qu'il n'était vil ; un instrument
que l'on vendait avec le vieux fer ; moins , bien
moins malheureux toutefois par les rudes tra-
vaux auxquels le condamnait l'avarice des an-
ciens Romains, que par les indignes affronts que
lui fit plus tard subir leur corruption. De quels
outrages, en effet, ne s'avisait pas le caprice d'un
maître! Sénèque n'a pas craint de les rappeler; je
serai moins hardi, et me contenterai de ces mots
dont l'auteur, arbitre souverain de l'élégance et
des raffinements du luxe romain, ne saurait être
suspect: « J'ai payé mille deniers, fait-il dire à
un esclave, la liberté de ma femme, pour qu'un
maître n'eût plus le droit de la prendre pour son
essuie-main. » Aussi, les esclaves seront-elles les
premières à embrasser l'Évangile. « Pour décou-
vrir la vérité, dit Pline le Jeune, j'ai jugé néces-
saire de soumettre à la torture deux femmes es-
claves qu'on disait initiées à leur culte! » Esclave
et femme , les deux misères ici réunies se réfu-
giaient dans les espérances chrétiennes :
_ 8 —
Praecipites atrâ ceu tempestate columbae
Condensa?, et Christi amplexœ simulacra sedebant.
Si , de ces souffrances et de ces dégradations
partielles, on passe au tableau général de la so-
ciété romaine, on n'aura pas un moins triste
spectacle.
Le génie romain , génie dur et sauvage , cor-
rompu plutôt qu'adouci par les arts de la Grèce,
retenant, au milieu des vices nouveaux que lui
apportaient les richesses de la conquête , ses
vices originels, l'ambition et la cruauté, offrit
alors un hideux spectacle. Ces fiers patriciens
qui, vainqueurs de l'univers, avaient, au temps
de Sylla , quand l'univers n'eut plus d'ennemis
à leur donner, tourné leurs armes contre eux-
mêmes, et conservant dans leurs crimes mêmes
quelque chose de leur première et féroce gran-
deur , s'étaient disputé dans les guerres civiles
les dépouilles que la victoire avait amassées au
sein de Rome, nous les voyons alors se rabattant
aux délations, genre honteux et timide de pro-
scriptions , tomber , tour à tour sacrificateurs et
victimes, aux pieds delà tyrannie qui excitait
moins leurs haines sanguinaires et avides, qu'elle
ne s'y prêtait.
Ainsi Rome ne retenait de son génie primitif
que les vices qui s'y mêlaient à de fières mais
dures vertus; la barbarie restant, le courage avait
disparu. Si l'Italie vit encore, si elle se défend
contre les peuplades du nord, qui déjà l'in-
quiètent et la pressent , c'est avec les forces et
le sang des nations mêmes qu'elle a soumises ;
ce sont les provinces qui, la recrutant, qui,
mariant un sang vigoureux à son sang appauvri,
lui donnent une vie artificielle et précaire :
contre l'ordinaire, la vie n'est plus qu'aux extré-
mités. Le sénat aussi bien que l'armée, l'élo-
quence comme la poésie, se raniment à une
influence étrangère : généraux, magistrats, ora-
teurs et poètes, lui viennent de l'Espagne, de la
Gaule, de l'Afrique; les empereurs aussi.
En se mêlant ainsi à tous les peuples, Rome s'y
perd et s'y abîme ; elle leur livre insensiblement
l'empire. Tout concourt à cet affranchissement
de l'univers, la tyrannie des empereurs aussi
bien que la faiblesse des Romains : c'est sur Rome
que retombe le joug qu'elle avait fait peser sur
les peuples; plus près de la tyrannie, elle en porte
tout le poids; les empereurs s'arment et s'ap-
puient contre elle des provinces. On est surpris
d'abord de cette longue patience de l'univers ,
en présence des forfaits et des monstruosités de
la tyrannie impériale; on s'étonne qu'elle ait si
longtemps trouvé les peuples résignés et trem-
blants ; mais en pénétrant plus avant , cet
étonnement cesse bientôt : cette tyrannie ne
s'exerçait guère qu'au sein de Rome et sur les
patriciens ; le peuple et les provinces la voyaient
— 10 —
avec indifférence; le peuple y applaudissait; les
provinces, elles, en profitaient; leurs franchises
municipales étaient respectées : loin de la tyran-
nie, leurs regards comme leurs droits n'en
étaient point atteints et violés. Ainsi se resserrait
chaque jour autour de Rome le cercle fatal dans
lequel elle devait s'éteindre.
Gomment se consolaient les Romains du des-
potisme et d'une inévitable ruine? par l'ivresse
des plaisirs. Ne demandons point aux peintures
exagérées de la satire, à Martial, à Juvénal, de
nous révéler ces tristes secrets de la corruption
romaine; des auteurs graves, des moralistes,
Sénèque et Pline l'Ancien, y suffisent et au
delà. Que rappeler de préférence dans ces sa-
turnales de la toute-puissance , dans ce délire
des imaginations excitées et servies par les ri-
chesses de l'univers? la gourmandise? oui, c'é-
tait bien là un des vices dominants de ces Ro-
mains dégradés. Pour l'assouvir, la terre, la
mer, les contrées les plus lointaines n'ont point
de productions assez rares; vainement pour y
satisfaire la vie d'un peuple tout entier , la vie
du peuple roi, ainsi l'avaient-ils appelé, est-elle
chaque jour exposée à tous les dangers , rien ne
saurait rassasier ces monstrueuses convoitises de
la satiété romaine. Aux recherches de la gour-
mandise se joignent les caprices insolents, les
orgueilleuses fantaisies de la richesse. Une
- 11 -
femme : « portant un petit filet autour de son
cou » dans une seule coupe, buvait la dépouille
et les larmes d'une province : « Voilà, s'écrie
Pline, voilà le fruit des concussions; voilà
pourquoi Lollius, diffamé dans tout l'Orient
pour les présents qu'il avait extorqués aux rois,
et tombé dans la disgrâce de Caïus César , fds
d'Auguste, avala du poison : c'était pour que sa
petite-fille se fît voir aux flambeaux avec une pa-
rure de quarante millions de sesterces, » et il
ajoute : « Calculez d'un côté ce que portèrent
dans leurs triomphes Curius etFabricius; et d'un
autre côté, voyez à table, une seule femme,
une Lollia! imam i m perii millier cuhun accuban-
tem ! N'aimeriez-vous pas mieux qu'ils eussent
été arrachés du char triomphal , plutôt que
d'avoir , par leurs victoires , préparé de tels
scandales ? » C'est par un même sentiment d'in-
dignation et de philosophique pitié que Montes-
quieu, après avoir retracé ce long et laborieux
enfantement de la grandeur romaine qui doit
échoir à Caligula, s'écrie avec une éloquente
tristesse : « C'est ici qu'il faut se donner le spec-
tacle des choses humaines. Qu'on voie dans l'his-
toire de Rome , tant de guerres entreprises , tant
de sang répandu, tant de peuples détruits, tant
de grandes actions , tant de triomphes , tant de
politique, de sagesse, de prudence, de courage;
le projet d'envahir tout, si bien formé, si bien
— 12 —
soutenu, si bien fini , à quoi aboutit-il ? qu'à
assurer le bonheur de cinq ou six monstres! »
Tel avait donc été le fruit des conquêtes ro-
maines, de provoquer et de satisfaire les ca-
prices les plus extravagants du luxe et de la sen-
sualité.
De là un excès de misère égal à l'excès du luxe
et des profusions. Aussi l'image du pauvre appa-
raissait-elle quelquefois au milieu delà splendeur
des festins et en assombrissait l'éclat. Voici les
convives rassemblés autour de la table de Tri-
malcbion. Selon la coutume des anciens, on a
placé sur la table un squelette d'argent pour
rappeler aux convives la rapidité de la vie, et
les exciter à en jouir par la pensée et en quel-
que sorte la présence de la mort. En outre, la
salle à manger est ornée d'une horloge près de
laquelle un esclave, la trompette à la main,
avertit de la fuite du temps et de la vie. Les
convives se livrent donc à la joie et à la surprise
des profusions brillantes et ingénieuses qui, à
chaque instant, trompent agréablement leurs
regards et réveillent leur appétit languissant.
Tout à coup la scène change ; des inquiétudes
singulières se mêlent à la joie des convives; on
craint que la récolte ne soit mauvaise; la saison
malsaine, le blé cher; on craint enfin la famine.
« Je vous jure, dit un dos interlocuteurs que,
de loule la journée, je n'ai pas trouvé à me
— 13 —
procurer une bouchée de pain. » Enfin une
image funèbre apparaît; elle vient tout couvrir et
offusquer de son ombre : un des convives, dans
un moment de distraction ? va raconter cette his-
toire : « Un pauvre et un riche étaient ennemis ;
■ — qu'est-ce que le pauvre ? quid est pauper? »
s'écrie tout à coup, comme par un mouvement
involontaire, le héros du festin. À cette ques-
tion, celui auquel on l'adresse, n'a garde de
répondre ; il détourne la conversation , et débite
je ne sais quelle dissertation savante. Il ne pouvait
mieux faire en effet, car le vieux monde romain
n'avait pas la réponse à cette question; aussi
cherchait-il à refouler cette apparition fâcheuse
du pauvre au milieu de ses joies: il était perdu
si ce fatal secret de la misère venait à être divul-
gué. Mais malgré le silence et les précautions, le
fantôme grandissait; la société romaine tout en-
tière se sentait troublée dans ses joies et inquiète
de son avenir : Le pauvre et le riche étaient en-
nemis. Le festin de Trimalchion déjà assombri
par une imprudente curiosité , s'attriste de plus
en plus. Commencé joyeusement au milieu des
saillies du vin, de l'esprit, de l'éclat des candé-
labres étincelants d'or et de lumières, il se
couvre insensiblement de lueurs funèbres; il
finira dans les larmes : on dirait un dernier re-
pas d'Herculanum ; les convives ont encore la
coupe à la main, la couronne de fleurs sur la
— M —
tète; mais la mort a glacé le sourire sur leurs
lèvres et la vie dans leur cœur.
La cruauté suivait la débauche et la gourman-
dise. Sénèque, dans son traité De la colère, nous
a étalé les enrayants caprices de ces maîtres du
monde. Ces caprices, pour les riches, se satis-
faisaient assez facilement. L'esclave était là pour
subir et épuiser tous les emportements du maître.
Un esclave a-t-il cassé un vase de cristal ? on le
fait saisir et jeter aux murènes. Mais le peuple
n'avait pas ces satisfactions; il fallait pourtant
contenter en lui cette vieille férocité du sang ro-
main , qui , nourrie aux guerres civiles et étran-
gères, eût été redoutable 'dans les loisirs de la
paix. Les combats de gladiateurs y pourvurent.
Ce fut pour le peuple romain l'image et l'émo-
tion, sans périls, de ces luttes terribles qui lui
avaient soumis l'univers : les jeux sanglants du
cirque furent pour les farouches enfants de Ro-
mulus le dernier et le plus cher des plaisirs, et le
plus grand outrage de Rome envers l'humanité.
Les sages d'entre les païens en étaient révoltés ;
mais leurs paroles ne pouvaient triompher de
l'endurcissement des mœurs romaines; il y fau-
dra une autre et plus puissante autorité. Renver-
ser les amphithéâtres, obtenir du peuple roi qu'il
ne fasse plus d'un spectacle de sang, l'intérêt et
la beauté de ses fêtes, ce sera l'œuvre et la vic-
toire de la parole chrétienne.
— 15 —
D'autres vengeurs sont tout prêts d'ail-
leurs.
L'esclave, la femme, tous les faibles et les
opprimés de la société ancienne, n'étaient pas
les seuls et les plus puissants auxiliaires que dut
trouver l'établissement du christianisme; Rome
n'avait pas seulement écrasé les faibles, elle
avait écrasé les peuples; ceux qu'elle appelait
les barbares, elle les avait attaqués, poursuivis,
anéantis jusque dans leurs dernières retraites;
elle leur avait porté la servitude sous le nom de
paix; c'était leur sang qu'elle répandait dans les
amphithéâtres. 11 y avait donc là une vengeance
préparée pour l'univers. Tacite lui-même l'en-
trevoyait comme une fatalité que les dieux te-
naient suspendue sur Rome. Ces peuples en
effet , selon l'expression de Fénelon , étaient
destinés à punir Rome, enivrée du sang des
martyrs, enivrée aussi de celui de ces autres
martyrs de l'humanité outragée , les gladia-
teurs. Voilà les alliés du christianisme, ceux
qu'il doit trouver les plus empressés et les plus
fidèles à sa voix. Les barbares avaient encore un
autre rôle que celui d'affranchir l'esclave et de le
venger; ils devaient aussi, par le culte qu'ils
avaient pour elle , relever la femme de sa dé-
chéance et aider, en cela encore, à l'œuvre
du christianisme : la chevalerie sera guerrière
en même temps que religieuse.
— 16 --
Ces vengeurs, Tacite les a peints admirable-
ment. Quand, dans le plus instructif de ses ou-
vrages, il oppose à la corruption romaine le ta-
bleau des mœurs simples et vigoureuses de la
Germanie, on croirait d'abord que saisi de l'es-
prit nouveau , sentant son pays mort aux gran-
des choses, il veut appeler d'avance les races du
nord à prendre leur part dans l'œuvre provi-
dentielle. Rien n'est pourtant plus contraire à sa
pensée. Ces vertus barbares qu'il signale aux Ro-
mains, il les redoute plus qu'il ne les admire;
c'est un danger qu'il dénonce à ses concitoyens
dégénérés. Il est heureux de pouvoir leur ap-
prendre qu'une peuplade germaine a péri tout
entière par une ligue des nations voisines , et il
ajoute : « Puissent durer à jamais dans le cœur
de ces nations, à défaut d'affection pour nous, ces
haines contre elles-mêmes! car, notre empire
s'élant élevé au faîte de ses destinées, la fortune
ne peut rien nous offrir de plus que les discordes
de nos ennemis. » Triste vœu, et pressentiment
remarquable tout à la fois de cet avenir que
Tacite cherchait vainement à conjurer!
En même temps que les mœurs , étaient tom-
bées les croyances religieuses. Vainement par
des lois sévères et des décrets répétés , Rome
avait-elle voulu maintenir le culte ancien. Déjà,
au siècle des Sçipions, la foi était atteinte. Ennius
avait traduit le livre d'Evhemère, où tous les
— 17 —
dieux étaient convaincus de n'avoir été que des
hommes placés dans le ciel après leur mort,
pour leurs bienfaits , quelquefois pour leurs cri-
mes. Et tandis que le futur vainqueur de Car-
tilage allait s'enfermer dans les temples pour y
recevoir les conseils des dieux , le même Ennius,
son ami, se moquait dans ses vers des devins et
des aruspices. Un autre ami des Scipions, le Grec
Polybe, expliquait froidement la raison politique
et le but officiel de la religion. Bientôt les dieux
furent exposés sur la scène aux railleries et à l'imi-
tation scandaleuse des hommes. Dans une de ses
pièces, Térence nous montre un jeune débauché
excusant ses désordres, les justifiant par l'exem-
ple du maître des dieux. « Pourquoi, dit-il, chétif
mortel, ne ferai-je pas ce que font les dieux? »
La satire n'est pas plus respectueuse à leur égard
que le théâtre. Un autre poëte nous représente
les dieux qui , assemblés en conseil , se dispu-
tent d'abord entre eux certaines prérogatives,
mais qui, terminant à l'amiable cette querelle
de famille, finissent par se décerner récipro-
quement et d'un commun accord le titre de
père.
La hardiesse va chaque jour en augmentant.
Qu'est-il besoin de rappeler Lucrèce renversant
du même coup et l'Olympe et les dieux ; Ovide
racontant leurs humaines faiblesses et ramenant
la théologie à la fable ? Voici un plus grave
i 2
- 18 —
symptôme : la politique elle-même, jusque-là si
discrète, si étroitement liée à la religion, la po-
litique cède à la tentation de se montrer philoso-
phique. Cicéron, dans son traitée la Nature des
dieux, a si bien devancé les attaques que les apo-
logistes chrétiens devaient livrer au paganisme,
que plus tard le paganisme voudra anéantir ce
traité. Varron, le savant et réservé Varron, pu-
blie qu'il y a une théologie politique, et donne la
liste infinie de tous les Jupiters ; Sénèque ne mé-
nagera pas davantage les superstitions et les di-
vinités païennes. Dans cette métamorphose bi-
zarre qu'il fait subir à Claude après sa mort , il
montre les dieux délibérant s'ils doivent recevoir
parmi eux l'époux d'Agrippine, et se plaignant
de la facilité avec laquelle on crée des dieux :
« Autrefois, dit l'un deux, c'était une grande af-
faire que d'être fait dieu, aujourd'hui vous avez
ravalé cet honneur dans l'opinion. En consé-
quence, je suis d'avis qu'à dater de ce jour nul
ne soit fait dieu ; quiconque , au mépris de ce
sénatus-consulte, sera fait dieu soit en sculpture,
soit en peinture, je vote pour qu'il soit livré aux
larves. » On sait d'ailleurs que Sénèque avait
composé un traité spécial contre les superstitions.
Un contemporain de Sénèque dit aussi qu'il est
plus facile dans cette foule de dieux que l'on crée
chaque jour, de trouver un immortel qu'un
homme. Enfiu Pline l'Ancien, dans un court
— 10 —
chapitre, fait justice de ton les les monstruosités
et de toutes les fables du polythéisme.
Ces libertés philosophiques doivent-elles sur-
prendre ? César n'avait-il pas déclaré, en plein
sénat, qu'au delà de la vie il n'y avait rien? Cicé-
ron lui-même , jeune, il est vrai, et dans un in-
térêt d'avocat , avait aussi donné contre le sup-
plice d'un coupable, cette déplorable raison.
Auguste , qu'Horace n'avait point encore con-
verti, Auguste, dans un repas sacrilège et licen-
cieux, parodie les grandes divinités de l'Olympe.
Toute tradition religieuse se perd. Sous Tibère ,
les vierges manquent aux autels de Vesta ; il faut
les y rappeler par de grands et nouveaux privi-
lèges. Enfin, sous Claude, quand le flamine
vient à mourir , on ne le peut remplacer légale-
ment», et cela, dit l'historien, par négligence et
oubli des cérémonies saintes : le secret de la con-
farréation, c'est-à-dire du mariage religieux,
condition indispensable des flamines , ce secret
était perdu.
Cette ruine de la croyance avait laissé dans les
âmes un grand besoin d'espérances que le paga-
nisme était impuissant à satisfaire. Sénèque veut-
il consoler une mère de la perte de son fils , il ne
trouve rien de mieux à lui dire , sinon qu'après
la mort il n'y a plus de sentiment , parlant plus
de douleur ; et par conséquent, qu'il ne doit plus
y avoir de regrets. Pline l'Ancien va plus loin;
— 20 —
il regarde le suicide comme un privilège de
l'homme, dénié aux dieux; et quant à l'immor-
talité, c'est une illusion misérable de l'humanité,
toujours ingénieuse à se tromper elle-même,
toujours avide de vivre; enfin, pour la philoso-
phie la plus religieuse alors, pour le stoïcisme,
Dieu, c'était l'univers ; « Dieu, dit Lucain, où est-
il? L'air, la mer, le feu, le ciel, n'est-il pas là
tout entier ? »
D'où étaient venus au génie romain , naturel-
lement si religieux et si grave, cette indifférence
et ce doute général ?
Vers le vje siècle avant l'ère chrétienne , l'es-
prit romain se trouva pour la première fois en
contact avec l'esprit grec. Les rapports qu'il en-
tretint alors avec les brillantes populations de la
Grande-Grèce, le poussèrent rapidement dans
des voies nouvelles ; de cette époque datent les
progrès que Rome fit dans les sciences et dans
les lettres, j'ajouterai dans la corruption; car je
crains que Rousseau n'ait pas complètement tort.
La célèbre ambassade de Diogène, de Carnéade, de
Critolaùs, où tous les systèmes philosophiques de
la Grèce représentés semblaient d'un seul coup
assiéger et forcer les portes du sénat jusque-là
étroitement fermées à la philosophie, cette am-
bassade fut singulièrement fatale au génie antique
de Rome; mais , fatale à Rome , elle fut utile à
l'humanité, et par suite, à l'établissement du chris-
— 21 —
tîanisme. Alors, en effet, l'ancienne intolérance
romaine fut vaincue; l'Orient, si souvent repoussé,
entra à la suite de la Grèce; d'abord proscrit,
ainsi que la philosophie , il finit par triompher.
Le sénat décrète la destruction des temples d'Isis
et de Sérapis ; il chasse les astrologues chaldéens
et les adorateurs de Jupiter Sabazius. Inutile ré-
sistance! le temple d'Isis et de Sérapis, démoli
en 701 , se relèvera bientôt; et le jour n'est pas
loin où Tacite pourra dire avec justesse que Rome
est le rendez-vous de toutes les superstitions ,
et annoncer le triomphe définitif de l'Orient.
Ainsi l'avènement du christianisme se trou-
vait préparé par les souffrances et les aspirations
morales des âmes, par l'affaiblissement de l'an-
cien esprit romain, par l'absence et le besoin
de croyances, par une tolérance nouvelle, sinon
de la loi, nous le verrons, de l'opinion du moins ;
enfin il l'était en quelque sorte matériellement.
L'univers conquis et pacifié s'ouvrait tout entier
à la prédication évangélique; elle pouvait direc-
tement s'adresser à ces peuples barbares dont
Tacite avait loué les vertus natives, et qui devaient
être les prémices du christianisme. Ces larges
voies militaires que Rome n'avait établies que
pour la rapidité et la sûreté de ses victoires, se-
ront autant de routes prédestinées par où se
précipiteront dans un monde nouveau les mis-
sionnaires de la foi nouvelle : « Que vos conseils,
— 22 —
6 Seigneur, sont admirables, et que vos voies
sont profondes ! Votre Eglise devait être prin-
cipalement établie parmi les gentils ; et vous
choisissez aussi la ville de Rome , îe chef de la
gentilité, pour y établir le siège principal de la
religion chrétienne! H y a encore ici un autre
secret que vos saints nous ont manifesté. Dans le
dessein que vous aviez de former votre Église en
la tirant des mains des gentils , vous aviez préparé
de loin l'empire romain pour la recevoir. Un si
vaste empire, qui réunissait tant de nations,
était destiné à faciliter la prédication de votre
Évangile et à lui donner un cours plus libre. Il
vous appartient, 6 Seigneur, de préparer de
loin les choses , et de disposer pour les accom-
plir des moyens aussi doux, qu'il y a de force
dans la conduite qui vous fait venir à vos fins.
À la vérité, l'Évangile devait encore aller plus
loin que les conquêtes romaines , en annonçant
aux Grecs, aux barbares et aux nations les plus
reculées , la monarchie du vrai Dieu , et il devait
être porté aux nations les plus barbares. Mais
enfin l'empire romain devait être son siège prin-
cipal. O merveille! les Scipions, les Lucullus,
les Pompée , les César , en étendant l'empire
de Rome par leurs conquêtes, préparaient la
place au règne de Jésus-Christ, et selon cet ad-
mirable conseil, Rome devait être le chef de
l'empire spirituel de Jésus-Christ, comme elle
— 23 —
l'était de Pempire temporel des Césars. Rome fut
sous les Césars plus victorieuse et plus conqué-
rante que jamais : elle contraignit les plus grands
empires à porter le joug ; en même temps elle
ouvrit une large entrée à l'Évangile. Ce qui était
reçu à Rome , et dans l'empire romain , prenait
de là son cours pour passer encore plus loin. »
Cette pensée, si bien exprimée ici par Bossuet ,
de la destinée providentielle de Rome , se trouve
également indiquée dans saint Jérôme et dans
saint Augustin. Il faut joindre à cette facilité de
communications l'unité de langage et d'admi-
nistration. La langue grecque et la langue latine,
en effet, étaient, sauf quelques idiomes tels que
le chaldéen, le syriaque, la langue de l'Egypte,
idiomes laissés au petit peuple , des langues uni-
verselles.
Telles étaient les préparations que rencontrait
l'établissement du christianisme ; mais les obsta-
cles étaient plus grands encore, plus nombreux,
que ces préparations n'étaient favorables. Si le
christianisme avait pour lui les misères, les igno-
rances, les injustices de la société; contre lui, il
avait la politique, les passions, les intérêts, la loi,
le sénat et les préjugés du peuple.
Partout, les attaques à la religion sont graves \
mais à Rome, dans cet empire où la constitution
politique était de toute part enveloppée, contenue
dans la constitution religieuse; où le souverain
— 24 —
était aussi le pontife; où la magistrature était un
véritable sacerdoce ; où les grandes familles te-
naient à la religion de l'Etat par des souvenirs,
des intérêts, des gloires héréditaires; où l'éter-
nité de l'empire se confondait avec celle de la
religion , dans un tel empire , le christianisme
devait trouver et trouva, dans les pouvoirs, une
résistance organisée et vigoureuse. Il ne put même
profiter de cette adoption facile que rencontraient
les autres cultes : « On sait, dit Montesquieu, que
les Romains reçurent dans leur ville les dieux des
autres pays : ils les reçurent en conquérants; ils
les faisaient porter dans les triomphes ; mais ,
lorsque les étrangers vinrent eux-mêmes les éta-
blir, on les réprima d'abord. On sait de plus
que les Romains avaient coutume de donner aux
divinités étrangères les noms de celles des leurs
qui y avaient le plus de rapport; mais, lorsque
les prêtres des autres pays voulaient faire adorer
à Rome leurs divinités, sous leurs propres noms,
ils ne furent pas soufferts, et ce fut un des grands
obstacles que trouva la religion chrétienne. » De
son coté, le christianisme se refusait à entrer
dans un partage sacrilège avec les autres divi-
nités; son Dieu était un dieu jaloux.
Une loi de Romulus défendait l'introduction
des superstitions étrangères. Cette loi , souvent
renouvelée et confirmée sous la république, fut
maintenue sous 1* empire. C'était là contre le
— 25 —
christianisme, de terribles précédents ; ils ne suf-
firent pas. Néron le premier fit contre les chré-
tiens des lois sévères, que ses successeurs renou-
velèrent ou étendirent.
Du reste, en cela comme dans les persécutions,
les empereurs obéissaient plutôt aux sévérités du
sénat , qu'ils n'en prenaient l'initiative. Un an-
cien décret , rappelé par Tertullien , porte que
toute divinité devait être consacrée par le sénat.
Le sénat maintint avec opiniâtreté ce privilège ;
il en fut des persécutions contre les chrétiens
comme des proscriptions; les empereurs y fu-
rent plus souvent poussés que naturellement
portés. Placés plus haut, plus désintéressés dans
la lutte , ils furent d'abord tolérants pour les
chrétiens ; mais les sénateurs, qui avaient les
charges et les honneurs du sacerdoce , y renon-
çaient plus difficilement.
Non-seulement le sénat et la loi étaient contre
les chrétiens, mais ceux même qui étaient char-
gés de l'interpréter et de l'enseigner , les juris-
consultes , étaient leurs plus redoutables adver-
saires ; et comme si cet ancien esprit du droit,
qui était le génie natif de Rome et, à proprement
parler , sa littérature originale , ne lui devait ja-
mais manquer , au moment où le christianisme
agrandi, les jurisconsultes, les légistes se pré-
sentent en foule et avec éclat : Gaïus , Paul ,
Pomponius, Ulpien, Papinien, se pressent et se
— 26 —
succèdent pour défendre la vieille constitution
romaine : le ine siècle est le siècle des juris-
consultes ; ils ont la faveur et l'oreille du prince.
Les jurisconsultes sortaient en général du stoï-
cisme. L'esprit du stoïcisme, cet esprit positif et
pratique , qui allait si bien au caractère romain,
passant dans le droit, lui communique son in-
flexibilité. Le droit cependant sera obligé de se
relâcher de sa rigueur , et tout en combattant
le christianisme , il en prendra et en procla-
mera les maximes , mettant ainsi , dans le code
romain, à l'exemple du code évangélique, les
principes de l'égalité humaine.
Le stoïcisme a deux âges : dans le premier, aux
prises avec le malheur, il en soutient courageu-
sement les assauts ; il triomphe, malgré les dieux;
il s'appelle alors Caton et Brutus. A son second
âge, moins énergique, il est beau encore. S'il
ne sait combattre, il sait mourir, et bien qu'il se
drape avec un peu trop de faste, il ala pose noble
et le cœur grand. Mais ce courage de résignation,
stérile d'ailleurs , cette fermeté doctrinale ne suf-
fit plus au monde, et le stoïcisme lui-même y re-
nonce. Au moment où il est le plus dignement
représenté , où il est assis sur le trône, à ce mo-
ment même, il se sent ému, il s'attendrit : Marc-
Aurèle, a-t-on dit, se serait donné la mort, non
plus par regret pour la liberté, mais par ennui et
tristesse delà vie; alors le stoïcisme abdique. Mon-
— 27 —
lesquieu a beaucoup regretté la chute du stoï-
cisme. Je ne pense pas qu'à vivre, ni lui, ni l'hu-
manité eussent beaucoup gagné ; le stoïcisme était
le passé ; Plutarque lui-même , un des derniers
croyants du paganisme, le condamne. Mais si le
stoïcisme ne pouvait plus faire vivre la société, il
en pouvait arrêter la marche , et par ses vertus
mêmes il fut contraire au christianisme. Le stoï-
cisme a été, politiquement, à l'égard du christia-
nisme , ce qu'ont été, légalement, les juriscon-
sultes : il Ta combattu par la raison d'État. Ainsi
Marc Aurèle, ainsi Traj an lui ont été contraires;
leur tolérance naturelle cédait à leur politique.
Après le stoïcisme, le christianisme avait , au
sein de la philosophie, un autre ennemi; mais
celui-là beaucoup moins noble, l'épicuréisme.
Introduit à Rome au moment où le luxe et les
arts y entraient sur le char triomphateur qui
y rapportait les dépouilles de la Grèce et de
l'Asie , l'épicuréisme vint fort à propos pour légi-
timer par ses doctrines le mouvement qui allait
emporter les Romains vers les plaisirs. Chanté
par Lucrèce, bientôt il s'insinua facilement dans
les imaginations et dans les mœurs. A Rome , l'é-
picuréisme eut, comme le stoïcisme, un caractère
particulier : on l'exagéra. Si l'on avait forcé les
doctrines de Zenon jusqu'à l'insensibilité, on
amollit jusqu'à la volupté celles d'Épicure. Ces
deux extrêmes étaient inévitables dans le carac-
— 28 —
tère romain. Mais vers Épicure la pente était
beaucoup plus douce, et par conséquent plus gé-
nérale. En vain Cicéron chercha-t-il à lui oppo-
ser les doctrines plus pures et plus nobles de
l'Académie ; ses efforts, qui arrêtèrent un moment
l'influence énervante de l'épicuréisme, ne la pou-
vaient entièrement paralyser. Sénèque y échoua
également; quoi qu'il fît, il ne réussit pas à épurer
l'épicuréisme, à le ramener à son sens primitif
et sage. Comment y fut-il parvenu? Cette volupté
que l'épicuréisme recelait invinciblement clans
ses prémisses, et qu'il était difficile ou plutôt im-
possible à la logique de n'en pas tirer, la situation
des âmes toute seule eût suffi à l'en exprimer.
Quelle philosophie, en effet, pouvait mieux con-
venir à cette souveraine licence d'un luxe inouï,
d'une fortune, qui était celle de l'univers, aux
doutes des esprits, au découragement des âmes ,
que cette complaisante doctrine qui apprenait
tout à la fois à vivre et à mourir agréablement,
qui convenait au voluptueux las de l'existence,
comme au patricien suspect, condamnés souvent
tous deux à se donner la mort sur un signe de
l'empereur? L'épicuréisme régna donc dans
Rome, à coté ou plutôt au-dessus du stoïcisme :
ennemi comme lui, mais pour des motifs con-
traires, d'une religion qui condamnait le plaisir,
et proscrivait les couronnes de roses. Tous deux
d'ailleurs, épicuréisme ou stoïcisme, aboutis-
— 29 —
saient au même résultat, le suicide. La forme
seule en était différente , grave ou riante , in-
différente ou philosophique : c'était la mort
de Sénèque ou de Pétrone.
Ainsi donc à Rome, contre le christianisme,
la loi, le pouvoir, les intérêts, les passions et aussi
la philosophie; pour lui, les souffrances du
monde, une tolérance nouvelle et cette tris-
tesse, ce besoin de croyances qui, au sein même
des plaisirs , saisissaient les esprits les plus fri-
voles et les plus nobles âmes, et étaient comme
les aspirations de la conscience humaine vers les
vérités divines.
CHAPITRE IL
LE CHRISTIANISME A ROME. TACITE. SENEQUE. •— TLAVIEN
JOSÈPHE. — PLINE LE JEUNE.
Le monde romain fut longtemps sans con-
naître le christianisme : à la fin du 11e siècle on
le confondait avec le judaïsme, ou on ne voyait
en lui qu'une secte philosophique. Tacite dis-
tingue à peine les chrétiens des Juifs, et l'on
ne sait si, dans cette proscription que fit Tibère
de ce que Tacite appelle les cérémonies égyp-
tiennes, il faut ou non comprendre les chré-
tiens. Quoi qu'il en soit, judaïsme ou phi-
losophie, à ces deux titres, le christianisme
devait peu attirer l'attention des Romains. Ce
dédain ou du moins cette indifférence pour
les systèmes philosophiques , que Cicéron et Sé-
nèque, après lui, reprochaient à leurs conci-
toyens, étaient toujours les mêmes. Le génie
romain , grave et pratique , répugnait à d'oiseuses
discussions; la loi, dans sa majestueuse brièveté,
lui paraissait préférable à de périlleuses théories.
On a de ceci, et même relativement au christia-
nisme, un remarquable exemple. Quand saint
— 31 —
Paul fut traîné par des juifs jaloux devant le tri-
bunal de Gallion, un frère de Sénèque, Gallion
s'enquit d'abord du sujet du différend qui s'était
élevé entre saint Paul et les juifs. L'ayant appris ,
il répondit : « S'il s'agissait , 6 juifs , de quelque
crime ou de quelque injustice dont vous eussiez
à vous plaindre, je vous entendrais; mais s'il
s'agit de paroles , de discussions sur votre foi , je
ne veux être votre juge. »
Si . comme secte philosophique , le christia-
nisme ne pouvait appeler l'intention des Ro-
mains, confondu avec le judaïsme , il ne pouvait
obtenir que leur mépris. Les juifs étaient en
horreur aux Romains. Rien n'avait pu diminuer
cette aversion. Quand le Panthéon s'ouvrit à tous
les cultes , seuls les juifs furent exclus de la to-
lérance universelle ; il est juste de dire qu'eux-
mêmes n'y voulaient point participer. Philon
même qui, comme philosophe, incline au syncré-
tisme et donne la main à l'Orient, comme juif, Phi-
lon est exclusif. Le récit qu'il nous a laissé de son
ambassade auprès deCaligula, montre combien,
en fait de religion, les idées des juifs étaient con-
traires aux idées des Romains. Plus tard, et quand
le temple de Jérusalem fatalement détruit semble
livrer au monde païen les secrets de son sanc-
tuaire, le préjugé contre les juifs et l'ignorance à
leur égard subsistent. Pline l'Ancien, qui pouvait
recueillir sur la Judée, auprès de Vespasien, de
— 32 —
si surs renseignements, Pline ne considère les
juifs que comme les ennemis de toute divinité.
Tacite ne les connaît pas mieux. Voici com-
ment il parle deux : « 11 s'était répandu en
Egypte une maladie qui souillait tout le corps ;
le roi Bocchoris visita l'oracle d'Hammon ; il en
reçut Tordre de purger son royaume et de trans-
porter sur d'autres terres cette race d'hommes
détestée des dieux. On les fit donc rechercher,
on les assembla, et on les déporta dans de vas-
tes déserts. Fondant en larmes , ils gisaient dés-
espérés, lorsque Moïse, l'un des exilés, leur dit
de ne plus attendre aucun secours des dieux ni
des hommes qui les abandonnaient également,
mais de se confier à lui comme à un guide divin,
à lui qui le premier venait les secourir en leurs
misères présentes. Ils y consentent, et ignorant
leur destinée , prennent un chemin au hasard ;
mais rien ne leur était aussi pénible que la pri-
vation d'eau , et déjà , près de leur fin , ils res-
taient étendus dans les plaines, lorsqu'une troupe
d'ânes sauvages, venant de paître, gravit un ro-
cher ombragé d'arbres. Moïse les suit, et le sol
fécond en herbes, lui indique des sources abon-
dantes ; cela les sauva. L'effigie de l'animal qui
leur servit de guide pour calmer leur soif et sor-
tir du désert, est consacrée dans un sanctuaire. »
C'est ainsi que Tacite travestit les traditions mo-
saïques.
— 33 —
Tertullien, rectifiant ce récit, s'exprime ainsi :
« Quelques-uns de vous ont rêvé que notre Dieu
était une tête d'âne. Tacite est Tauteurde ce conte.
Dans le cinquième livre de son Histoire, où il parle
de la guerre des juifs, il remonte à l'origine de
cette nation ; et après avoir dit sur cet article ,
sur le nom et la religion des juifs tout ce qu'il
lui a plu, il raconte que les juifs, libres du joug
de l'Egypte , chassés de ce pays et traversant les
vastes déserts de l'Arabie, étaient près de mou-
rir de soif, lorsqu'ils aperçurent des ânes sau-
vages qui allaient boire et qui leur montrèrent
une source; il ajoute que par reconnaissance
ils ont érigé l'âne en divinité. De là, on a conclu
que les chrétiens, comme enclins aux supersti-
tions judaïques, adoraient la même idole. Cepen-
dant ce même historien, si fertile en mensonges,
sane Me mendaciorum loquacissimus , rapporte
dans le même ouvrage que Pompée, après s'être
rendu maître de Jérusalem, entra dans le temple
pour connaître ce qu'il y avait de plus secret
dans la religion des juifs, et qu'il ne trouva point
ce simulacre. »
Tacite avait pourtant près de lui la réponse à
ces bruits populaires, à ces mensongères tradi-
tions. Quand Vespasien, préludant à la soumis-
sion de la Judée, que devait achever Titus, s'em-
para de Joppé, il remarqua, entre les captifs
qu'on lui amena, un homme, prêtre et de race
i 3
— 34 —
sacerdotale. Le captif, regardant avec assurance
le général romain , lui dit : « Tu seras empereur,
Vespasien. » Vespasien , touché sans doute de
cette prophétie qui s'accordait en secret avec ses
espérances, n'envoya pas le prisonnier à Néron ;
il le garda près de lui et l'attacha à sa personne.
Ce prisonnier , dans sa reconnaissance , prit le
surnom de la famille impériale qui l'adoptait; il
s'appela Flavien Josèphe.
Josèphe, admis par le bonheur de sa prophé-
tie à l'amitié de Vespasien, chercha à justifier,
aux yeux des Romains, et ses compatriotes et
leurs mœurs jusque-là si peu comprises. Un
homme, un grammairien, Apion , avait rassem-
blé dans un écrit toutes les préventions et tous les
bruits répandus contre les juifs. Josèphe répon-
dit à ces accusations, et dans plusieurs chapitres
qui auraient dû faire hésiter la plume de Tacite,
il réfute à l'avance ces erreurs de l'auteur des
Histoires. D'autres ouvrages et plus importants,
sortis également de la plume de Josèphe, les
Antiquités judaïques surtout, auraient pu éclai-
rer Tacite.
Tacite cependant semble quelquefois sur le
point de saisir la vérité : « Les juifs, dit-il, ne
conçoivent Dieu que par la pensée , et n'en re-
connaissent qu'un seul. Ils traitent d'impies ceux
qui, avec des matières périssables, se fabriquent
des dieux à la ressemblance de l'homme. Leur
— 35 —
dieu est le Dieu suprême, éternel, qui n'est sujet
ni au changement, ni à la destruction. Aussi ne
souffrent-ils aucune effigie dans leurs villes , en-
core moins dans leurs temples. » Mais sa divina-
tion s'arrête là.
Que si Tacite méconnaît ainsi les juifs , on ne
s'étonnera pas qu'il n'ait pas mieux connu les
chrétiens ; qu'il ait vu, sinon avec plaisir , avec
indifférence du moins, la cruauté de Néron qui
les faisait enduire de soufre et éclairer, flambeaux
vivants , les saturnales de ses fêtes , dans ces
mêmes jardins où devait plus tard s'élever la
demeure des pontifes chrétiens; pour Tacite,
comme les juifs, les chrétiens sont une race dan-
gereuse et malfaisante.
Du reste, cette ignorance de la doctrine chré-
tienne n'est pas particulière à Tacite. Quintilien>
chargé de l'éducation des deux jeunes enfants de
Flavius Clémens qui souffrit le martyre, lui , sa fem-
me et sa mère, n'a pas, mieux que Tacite, aperçu
le christianisme, que cependant il touchait pour
ainsi dire ; mais il ne faut pas s'en étonner. « Un
écrivain capable de porter l'excès de la flatterie
jusqu'à reconnaître pour dieu un empereur tel
que Domitien, était digne de blasphémer contre
Jésus Christ et contre la religion. » C'est la ré-
flexion de Rollin.
Ce que Tacite, ce que Quintilien ne voyaient
pas, un homme, qui les précéda, l'avait soup-
— 36 —
çonné; cet homme, c'est Sénèque. Sénècjue a-t-il
eu connaissance du christianisme? a-t-il entretenu
un commerce ëpistolaire avec saint Paul ? on
peut en douter; mais ce qui est incontestable,
c'est que le philosophe romain a écrit sons le
vent du christianisme, qu'il a de merveilleux
instincts de la religion nouvelle, et que sa doc-
trine offre de singuliers rapports avec la doctrine
chrétienne; c'est enfin qu'il attaquait les supersti-
tions que Tacite respectait, et où il voyait la res-
tauration politique et morale de Rome. Tacite et
Sénèque! jamais deux figures n'ont été plus diffé-
rentes. De ces deux hommes , l'un a toujours
les yeux tournés vers le passé; l'autre vers l'ave-
nir ; l'un voit Rome, l'autre , le genre humain.
Tacite, nous l'avons vu , était préoccupé de
l'avenir de son pays ; mais c'était l'homme le
moins capable d'admettre que le monde pût avoir
une autre forme que celle que la conquête et le
temps lui avaient donnée : religion , politique ,
science, morale, tout en lui est romain. Rome
avant tout et au-dessus de tout ; c'est ainsi seu-
lement qu'il concevait la vie dans les choses hu-
maines ; hors de là , rien , sinon la mort de
l'empire , dont la pensée le troublait comme un
pressentiment funeste. Deux circonstances con-
tribuèrent à nourrir en lui cette grande et solen-
nelle inquiétude : au dedans , les désordres de
l'empire; au dehors, les premiers mouvements
— 37 —
des barbares. Tacite est le Romain qui, déjà
frappé , se recueille en lui-même et s'enveloppe
dans son manteau pour mourir.
Tel n'est point Sénèque. Sénèque, lui, consent
à vivre ou plutôt à revivre; et il ne craint pas de
chercher dans la philosophie générale , dans
l'humanité , ce qu'il ne trouve plus dans la poli-
tique romaine, l'espérance et la foi; il laisse là
les ruines de l'empire, il s'enquiert d'un monde
nouveau. Tacite, au contraire, ne sait que regret-
ter et se souvenir; il persiste à voirie monde tout
entier dans Rome, et se retourne malgré lui jus-
qu'à la république ; pour Sénèque, la république,
c'est l'univers tout entier.
Le caractère tout romain de Tacite , son ar-
dent et profond patriotisme expliquent suffi-
samment comment ses yeux sont restés fermés à
la lumière nouvelle. L'ami de Tacite, Pline le
Jeune , a mieux connu que lui la doctrine chré-
tienne, et lui a été plus indulgent. Unis par une
étroite et constante amitié, Tacite et Pline le
Jeune étaient deux caractères bien différents.
Sans renier la liberté, Pline le Jeune ne la voyait
pas fatalement clans le retour à la république; il
l'acceptait volontiers d'un prince juste et magna-
nime; et je serais tenté de croire que c'est lui, et
non Tacite, qui à la fin du Dialogue des orateurs,
dit : « Puisque personne ne peut obtenir à la fois
une grande renommée et une grande tranquil-
— 38 —
liie , que chacun use des biens que lui offre son
siècle. » Tacite ne se résignait pas ainsi; et même
sous Nerva Trajan, son âme sent encore le poids
dont Domilien a pesé sur elle. Inflexible aux es-
claves , inflexible aux chrétiens, Tacite appar-
tient tout entier au passé et à la tradition; Pline,
au contraire, leur est bienveillant aux uns et aux
autres. Ses esclaves sont-ils malades, il veille sur
eux avec sollicitude; il veut qu'ils se nourrissent
du même pain que lui , et précurseur pour ainsi
dire de l'apôtre des gentils, il intercède pour un
esclave fugitif. A l'égard des chrétiens, c'est un
témoin impartial, un juge humain. Il a tracé
d'eux ce tableau que l'on dirait peint par un apo-
logiste chrétien : « Au reste, ils assuraient que
leur faute ou leur erreur n'avait jamais consisté
qu'en ceci : ils s'assemblaient à jour marqué
avant le lever du soleil; ils chantaient tour à
tour des vers à la louange du Christ, comme
d'un dieu; ils s'engageaient par serment, non à
quelque crime, mais à ne point commettre de
vol, de brigandage, d'adultère, à ne point man-
quer à leur promesse, à ne point nier un dépôt.
Après cela ils avaient coutume de se séparer, et se
rassemblaient de nouveau pour manger des mets
communs et innocents. » Voilà le témoignage que
Pline le Jeune rend à Trajan , des chrétiens.
Mais si juste et si éclairé que fût Pline le Jeune ,
il n'échappait pas entièrement aux préventions
du peuple à l'égard des chrétiens , et surtout
aux exigences de la politique ; et si , à ceux qui
avouaient être chrétiens, il faisait une seconde
et une troisième fois la même demande, comme
pour leur donner le temps et l'envie de se ré-
tracter, il finissait, sur leur persistance, par les
envoyer au supplice; et pour lui, après tout,
comme pour Tacite , le christianisme était « une
superstition ridicule et excessive. »
Faut-il s'en étonner? Longtemps après Tacite,
et quand le christianisme était beaucoup plus
répandu dans l'empire, un historien aussi, le
continuateur exact et curieux de Tacite, Suétone
ne le connaissait guère mieux, le connaissait
moins peut-être. 11 confond les juifs avec les
chrétiens ; et dit que pendant le règne de Claude ,
ils se révoltèrent sous la conduite d'un certain
Chrestus (est-ce le Christ qu'il désigne?) Chresto
quodam duce rebellantes. Du reste , pour Sué-
tone comme pour Tacite , les chrétiens sont une
race méprisable et malfaisante.
Ceux même d'entre les païens, et c'était le
petit nombre, qui ne confondaient pas les chré-
tiens avec les juifs, les prenaient pour une secte
nouvelle de philosophes : Non utique dwinum
negotium existimant , sed magis philosophise ge-
nus , et à ce titre même, ils s'en inquiétaient
peu ; car Rome, on le sait, fut toujours assez in-
différente à la philosophie.
— 40 —
Ainsi vécurent longtemps les chrétiens dans le
monde romain : haïs du peuple , proscrits par
les empereurs, inconnus ou dédaignés des phi-
losophes. L'entrevue , si longtemps retardée du
christianisme et de la littérature romaine, eut
lieu enfin ; mais ce n'est pas à Rome qu'elle se
fit, ce fut en Afrique,
CHAPITRE III.
FRONTON. APULÉE. MINUCIUS FELIX.
Depuis le jour où elle avait héroïquement suc-
combé sous les armes et les perfidies de Rome,
l'Afrique avait cherché dans les lettres et dans les
sciences une consolation et une autre gloire. Son
génie y était merveilleusement propre; Gaton
l'Ancien en vantait déjà la vivacité et la pénétra-
tion. Amoureux des lettres et delà philosophie,
réunissant a la subtilité grecque F ardeur afri-
caine , le génie carthaginois se développa avec
une vigoureuse et rapide fécondité. Quand la vie
nouvelle, qu'était venue donner à la littérature
latine fatiguée, l'école espagnole, s'épuisa, l'ima-
gination africaine la ranima : Fronton fut le
maître de Marc Aurèle. Ce fut donc en Afrique
que s'engagea, sous les yeux du monde romain,
le duel entre le christianisme et le paganisme; ce
furent Carthage et Cirta qui avertirent Rome du
danger qu'elle courait.
On ne peut se défendre d'une certaine admi-
ration en présence de cette grande et nouvelle
destinée qui s'ouvre pour Cartilage, et se rattache
— 42 —
à Rome. Quand, interprète des ressentiments de
Didon , le poète demandait que des cendres du
bûcher où elle expirait, s'élevât un vengeur,
qui l'eût dit que ce vengeur dût être le christia-
nisme ? Et d'un autre côté , qui n'admirerait la
fortune plus merveilleuse encore de Rome? car
cette victoire que Carthage va remporter sur le
paganisme romain, sera en définitive un triom-
phe pour Rome, à laquelle elle donnera un em-
pire nouveau, cet empire vraiment éternel
qu'elle s'était prédit. Regardez-y en effet : qui a
combattu pour l'Église romaine? qui Ta fait
vaincre? Le génie de l'Église africaine. L'Église
grecque combat bien aussi pour Rome, mais non
sans penser un peu à elle-même, et sans lui
contester les fruits de la victoire : Constanti-
nople est rivale de Rome, Sainte-Sophie de
Saint-Pierre. Mais l'Église africaine, elle, s'ou-
blie entièrement. Aussi soumise qu'ardente et
dévouée, elle ne voit que le siège de l'unité
pontificale. Rome, du reste, a mérité cette for-
tune ; elle a eu mieux que l'imagination de l'É-
glise grecque, mieux même que l'invincible génie
des Pères africains ; elle a eu l'action et cette sa-
gesse de conduite à qui tout vient à point. A
l'Église grecque donc la parole, la gloire à l'É-
glise africaine , à Rome la chaire de Saint-Pierre.
Ce fut de l'Afrique, ainsi que nous l'avons dit,
que partit le signal de celte guerre à mort, entre le
— 43 —
christianisme et le paganisme. L'attaque vint du
paganisme. Ce fut le maître de Marc Aurèle, Fron-
ton, qui la commença. Fronton était né à Cirta ,
ancienne capitale des rois numides. Soigneuse-
ment élevé dans les lettres grecques et latines , il
vint à Rome chercher un théâtre digne de ses
talents. Au rapport de Dion, sous Adrien il te-
nait déjà le sceptre de l'éloquence. Ce prince l'ap-
pela à diriger l'éducation de Marc Aurèle. Les
lettres, de nos jours retrouvées, de Marc Aurèle et
de Fronton, montrent quelles étaient, entre le
maître et l'élève, les sympathies littéraires et philo-
sophiques. Ces lettres, qui démentent plus qu'elles
ne confirment la réputation d'écrivain de Fron-
ton, témoignent parfois , dans Marc Aurèle, des
préoccupations et des inquiétudes nouvelles de
la pensée : Fronton semhle ne les avoir pas res-
senties. Rhéteur, philosophe, historien, orateur,
îa littérature , en occupant son esprit, ne paraît
pas avoir troublé son âme. Comme tous les rhé-
teurs , ses contemporains , la forme était son
étude principale. Les chrétiens que l'on repré-
sentait comme des hommes ignorants, grossiers,
méprisant les lettres et les arts, ne devaient donc
point lui plaire. Son éioignement pour eux alla
même jusqu'à la haine; et le premier des Latins,
il composa contre eux une accusation. M. Angelo
Mai, l'éditeur de Fronton, a cru reconnaître une
phrase de ce discours perdu de Fronton dans ces
— 44 —
mots tirés d'Isidore de Séville, mots où Fronton
se rit, en v insultant, de cette résignation des
chrétiens qui leur faisait trouver dans l'horreur
des prisons, autant de joie que lui, philosophe,
en aurait eu à se promener dans les jardins
de l'Académie! Pergrœcari pothis amœnis lacis
quatn coerceri carcere viderentur. Cette conjec-
ture ne manque point de vraisemblance ; et elle
se peut , selon nous , confirmer par un passage
célèbre de Fronton , que Minucius Félix et Ter-
tullien rapportent en le combattant. Les savants
auteurs de notre Histoire littéraire veulent, et
cette conjecture se peut aussi admettre , que les
paroles citées par Minucius Félix soient les ex-
pressions mêmes de Fronton ; tous nos auteurs ,
disent-ils, en font mention, et la harangue de
l'orateur de Cirta l'atteste également. C'est donc
bien Fronton qui, le premier, a recueilli et con-
sacré, en les répétant, ces bruits populaires, ces
accusations infâmes sur les chrétiens; Fronton
qui les désignait au mépris et à l'animadversion,
quand il les montrait se livrant, dans leurs se-
crètes assemblées, à d'horribles débauches, à
d'incestueux embrassements , auxquels le sang
d'un enfant servait de prélude et de consécration.
(( Dans un jour solennel, tous se rendent au ban-
quet avec leurs enfants, leurs femmes et leurs
sœurs ; là, après un long repas, lorsque les vins
dont ils se sont enivrés commencent à exciter en
— 45 —
eux les feux de la débauche, ils attachent un chien
au candélabre et le provoquent à courir sur un
morceau de viande qu'on lui jette à une certaine
distance. Les flambeaux renversés s'éteignent;
alors , débarrassés d'une lumière importune , ils
s'unissent au hasard, au milieu des ténèbres, par
d'horribles embrassemenls. » Nous retrouvons là
les imputations odieuses qui seront éloquemment
refutées par les apologistes. Qu'elles eussent cours
parmi le peuple, on le conçoit; mais on s'étonne
de les rencontrer sous la plume de Fronton.
L'Afrique suscita contre le christianisme un au-
tre ennemi , et plus redoutable que Fronton , ce
fut Apulée. Né à Madaure, l'an 114, Apulée fut,
de bonne heure , saisi du goût le plus vif pour
la philosophie. Dans son désir ardent de s'in-
struire, il visita l'Italie, la Grèce, l'Orient, recher-
chant les différentes théologies, se faisant initier
à toutes sortes de cérémonies religieuses , « par
amour de la vérité, dit-il, et par devoir envers les
dieux. » Ces initiations religieuses et philosophi-
ques ne purent satisfaire son inquiète curiosité,
sa maladive imagination. Il s'occupa de malé-
fices, d'enchantements et d'opérations surnatu-
relles. Ce goût étrange pour le merveilleux faillit
lui être fatal. Il avait épousé une veuve fort riche,
beaucoup plus âgée (pie lui. La famille de cette
veuve accusa Apulée d'avoir employé des sorti-
lèges pour se faire aimer de Pudentilla; c'était le
— 46 —
nom de cette veuve. Apulée repousse cette accu-
sation, mais faiblement, et en homme qui n'est
pas fâché qu'on lui croie une science mystérieuse
et surnaturelle. S'il nie, en effet, avoir employé,
à l'égard de Pudentilla, les secrets de la magie,
il déclare que la recherche et la possession de
cette science lui paraissent seules dignes d'une
âme qui veut entrer en commerce avec les dieux.
Tel a été, en Afrique, le second adversaire des
chrétiens; celui que les Pères de l'Église ont flétri
de leurs anathèmes. Au premier coup d'œil, on
ne comprend pas bien cette horreur des Pères
pour Apulée.
Apulée, en effet, n'a pas une seule fois pro-
noncé le nom des chrétiens, et Ton pourrait
croire qu'il les ignore, si un passage, un seul
passage de ses Métamorphoses , ne venait trahir
son mépris et sa colère mal dissimulés. Apulée
y fait le portrait, fort peu édifiant, de la femme
d'un boulanger. « Femme malicieuse, dit-il,
cruelle, débauchée, ivrognesse; querelleuse, en-
têtée, aussi avare dans ses infâmes rapines que
prodigue dans ses hideuses dépenses , étrangère
à toute bonne foi, ennemie déclarée de la pu-
deur, elle méprisait et foulait aux pieds les sain-
tes divinités; puis, en guise d'une sorte de reli-
gion , elle feignait le culte mensonger d'un dieu
qu'elle disait seul et unique. » L'allusion est
évidente; et si le nom ne paraît point au bas du
— 47 —
portrait, c'est qu'il n'est pas nécessaire. On a cru
aussi reconnaître un chrétien dans un des accu-
sateurs qu'Apulée combat dans son Apologie; on
l'a cru , à l'image affreuse qu'en trace Apulée et
à la colère avec laquelle il l'attaque. Emilianus ne
serait pas seulement la partie adverse du philo-
sophe dans un procès important, mais un ennemi
religieux, et, sous ce débat privé se cacherait un
intérêt général ; ce serait un duel religieux autant
que judiciaire. « Je sais bien , dit Apulée , que
quelques esprits forts, et entre autres cet Emilia-
nus, se font un jeu de tourner en dédain les cho-
ses saintes. » Quoi qu'il en soit de cette supposi-
tion, toujours faut-il reconnaître qu'Apulée fut, à
la fin du 11e siècle, un des ennemis les plus ardents
et les plus redoutables du christianisme , et en
l'examinant de plus près, on comprend le juge-
ment qu'en ont porté les Pères de l'Église.
Apulée attaqua le christianisme de deux ma-
nières contraires, mais également perfides ; d'un
côté, en contrefaisant les miracles; de l'autre,
en ressuscitant , en restaurant , en spii itualisant ,
autant que faire se pouvait , les symboles gros-
siers et vides du paganisme.
Apulée avait mis le sceau à toutes ses initiations
théologiques , en se faisant pontife païen ; il se
fit prêtre de Mithra , et il nous a laissé, sous un
nom supposé, un récit curieux de sa consécration
religieuse. Pastophore, c'était son titre de )rêtre
— 48 —
païen, Apulée était aussi un ardent néo-platoni-
cien ; il mêlait la philosophie à la magie , les so-
phismes aux miracles; c'est à ce double point
de vue de pontife et de philosophe qu'Apulée
entreprit la restauration du paganisme. La
science d'Apulée, comme magicien, fut célèbre;
elle avait laissé en Afrique des souvenirs qui, du
temps même de saint Augustin , n'étaient point
entièrement effacés; on l'opposait au Christ, si
même on ne le lui préférait. « Ils veulent, dit
saint Augustin, opposer à notre Seigneur Jésus-
Christ, placer même au-dessus de lui Apollonius,
Apulée et les autres magiciens habiles. Comment
ne pas rire de prétentions semblables? »
Attaquer le christianisme en cherchant à lui
ôter, en lui disputant du moins la puissance des
miracles, ce n'était là, nous le savons, qu'un des
moyens employés par Apulée pour ruiner la doc-
trine nouvelle. Afin d'y mieux réussir, il tenta
de transformer, de spiritualiser le paganisme.
Dans ce dessein, il ne s'adresse pas au paga- .
nisme romain qui n'avait jamais été qu'un sym-
bole vide et stérile ; il s'adresse à l'Orient ; il de-
mande au culte de Cybèle qui, au 111e siècle, s'é-
tait approprié quelques-unes des pratiques du
culte de Mithra, des formules, des rites et des
prières que le polythéisme romain et grec seuls
ne lui eussent pas donnés. Cette restauration re-
ligieuse, où l'a-l-il consignée? daus le moins
— 49 —
grave de ses ouvrages au premier coup d'œil,
mais dans celui qui en réalité, malgré des détails
plus que singuliers , et indignes non-seulement
d'un philosophe , mais de tout homme sérieux,
contient sa vraie doctrine , dans le XIe livre des
Métamorphoses .
Qu'on ne s'y trompe pas : ce livre est tout
entier mystique ; Apulée y étale, en rivalité de la
religion nouvelle, les cérémonies, les prières,
les pompes, les rites, tout le culte enfin du paga-
nisme; les allusions, les imitations se trahissent
à chaque instant ; citons-en quelques traits :
« Insensiblement les premières parties du cor-
tège commencèrent à se mettre en marche ; des
femmes vêtues de blanc, couronnées de guir-
landes printanières et tenant toutes d'un air
joyeux différents attributs , jonchaient de petites
fleurs le chemin par où s'avançait le cortège sa-
cré. On voyait à la suite un chœur de jeunes
gens d'élite , vêtus d'un costume blanc du plus
grand prix, et qui chantaient alternativement
une cantate composée sous l'inspiration des Mu-
ses par un poëte habile. Après eux venaient, en
troupes nombreuses et à flots pressés , les gens
initiés aux divers mystères; des hommes, des
femmes de tout rang, de tout âge, couverts
de robes de lin d'une blancheur éblouissante.
Les femmes portaient un voile transparent sur
leurs cheveux parfumés d'essence ; les hommes
i 4
— 50 —
avaient la lête entièrement rasée et le haut de la
tête tout luisant. Quant aux pontifes sacres, ces
grands personnages étaient vêtus d'une longue
robe blanche qui leur couvrait la poitrine , leur
serrait la taille, et leur tombait jusque sur les
talons. Immédiatement à la suite s'avançaient les
dieux daignant se laisser porter par des créatures
humaines. Dès que nous eûmes touché le seuil
du temple, le grand prêtre, ceux qui portaient
les saintes effigies et ceux qui étaient depuis Ion-
temps initiés aux mystères vénérables, entrèrent
dans le sanctuaire de la déesse , où ils placèrent
en ordre ces vivantes images; puis un d'entre
eux, que tous appelaient le Scribe, se tenant de-
bout à la porte , appela comme à une assemblée
toute la secte des pastophores ; ensuite il monta
dans une chaire élevée et récita, dans un livre, des
prières pour le sublime empereur, pour le sénat,
pour les chevaliers, pour tout le peuple romain,
pour la navigation, pour la marine, pour la
prospérité de ce qui compose généralement notre
empire ; et terminant par la formule d'usage qui
se prononce en grec, il cria : « Le peuple peut
« se retirer. »
Apulée décrit ensuite l'initiation : « Le vieillard,
mettant sa droite sur moi, me conduit avec tou-
tes sortes d'égards à l'entrée même du vaste
temple ; il procède dans le rit accoutumé à l'ou-
verture des portes, et il achève le sacrifice du
— 51 —
matin. Il tire ensuite du fond du sanctuaire cer-
tains livres écrits en caractères inconnus, qui
représentaient par abréviation les formules con-
sacrées. Le prêtre écarte ensuite les profanes, et,
couvert comme j'étais d'une robe de lin grossier,
il me prend par la main pour me conduire dans
le sanctuaire même du temple. Les cérémonies
étant achevées, je m'avançai vêtu de douze
robes sacerdotales; j'avais une magnifique robe
de lin enrichie de belles fleurs peintes ; sur mes
épaules pendait derrière moi et jusqu'à mes ta-
lons une précieuse clilamyde. De quelque côté
qu'on me regardât, j'étais chamarré d'animaux
de toutes sortes de couleurs; les prêtres donnent
à ce vêtement le nom d'olympiaque. De la main
droite, je tenais une torche enflammée; j'avais
sur la tête une belle couronne de palmier , dont
les feuilles se dressaient autour de ma tête en
forme de rayons. » Apulée, en donnant ces dé-
tails, déclare qu'il en est d'autres qu'il ne peut
révéler aux profanes.
A ces formes pompeuses, mais vides et mortes
du polythéisme, pour les ranimer et les remplir,
Apulée mêle les doctrines panthéistes du culte
oriental de Sérapis. Ce culte, qui de bonne heure
avait cherché à s'introduire à Rome, y avait tou-
jours été proscrit; il triompha enfin de cette ré-
sistance, et à la faveur de l'indifférence romaine,
et de cette influence que chaque jour l'Orient
— 52 —
et ses cultes bizarres exerçaient sur les imagina-
tions, il s'établit dans l'empire; à partir de Tra-
jan, et en particulier sous le règne des Antonins,
il fut publiquement pratiqué en Italie; uni au
culte de Cybèle, il réveilla le paganisme endormi.
La religion persane, dont ces cultes étaient l'ex-
pression , offrait avec le christianisme d'appa-
rentes analogies, et quelques-uns de ses rites
semblaient rappeler certains rites chrétiens ; on
conçoit donc avec quelle ardeur Apulée devait
embrasser et surtout célébrer une doctrine qui ,
par le vague même de ses initiations et le mys-
tère de ses cérémonies, venait offrir au poly-
théisme mourant une apparence de force et de
vie qu'il n'avait plus. Aussi cette doctrine orien-
tale est - elle présentée , développée dans le
xie livre des Métamorphoses avec une exalta-
tion singulière de piété ; les prières d'Apulée à
la déesse, prières empreintes de tout le vague
du panthéisme oriental, sont presque des hymnes ;
sa reconnaissance, du délire ; il a des apparitions :
« A très-peu de jours de là, le premier des grands
dieux, le plus saint d'entre les augustes, le plus
auguste d'entre les saints, le roi des immortels,
se présenta pendant mon sommeil , non pas sous
un déguisement étranger , mais en daignant me
faire jouir de sa bienheureuse présence; pour
que je ne pratiquasse pas son culte, en étant
confondu avec le reste de ses adorateurs, il
— 53 —
m'admit dans le collège des pastophores. Aussi,
à partir de ce moment, je me fis raser les che-
veux pour remplir mon ministère dans cette
corporation sacrée. » Apulée était initié ; le
voilà consacré.
On le voit : Apulée est un païen fervent, un
illuminé ; il est en quelque sorte le pontife de
deux cultes , du polythéisme et de la philosophie.
S'il fait ou prétend faire des miracles, ce n'est
pas seulement par un orgueil et une hallucina-
tion de philosophe; ses miracles ont un autre
but, celui de faire croire à ses dieux : en un
mot, le pastophore en lui efface le philosophe.
Ces mystères peints par Apulée avec une si ar-
dente imagination , ces cérémonies si pompeuse-
ment retracées avaient-ils un sens? Au fond de
ce sanctuaire dont l'initié franchissait si pénible-
ment les différents degrés, trouvait-on la vérité,
ou quelque chose qui y ressemblât ? Arnobe ,
Clément d'Alexandrie, Eusèbe de Césarée nous
le diront; ils nous donneront le secret qu'Apulée
ne voulait , et pour cause , divulguer. Nous n'a-
vons parlé que du magicien ; nous retrouverons
ailleurs le néo-platonicien.
L'Afrique , qui avait produit les premiers adver-
saires du christianisme, lui donna aussi ses pre-
miers défenseurs. Minucius Félix et Tertullien
furent compatriotes de Fronton. Né , comme
Fronton , à Girta , comme lui probablement Mi-
— 54 —
nucius Félix vint, jeune encore, à Rome, et s'il
fallait admettre une conjecture assez vraisembla-
ble, il y aurait même été disciple du maître de
Marc Aurèle. A Rome, Minucius Félix exerça la
profession d'avocat. Né dans le paganisme, il fut
converti au christianisme par un de ses amis,
un compagnon d'études, élevé lui aussi dans les
ténèbres de l'idolâtrie, mais dont les yeux s'é-
taient plus tard ouverts à la lumière nouvelle.
Minucius, gagné au christianisme, s'en fit bien-
tôt le défenseur. Les apologistes grecs devaient
sortir des écoles des philosophes; les apologistes
latins sortirent presque tous des rangs des avo-
cats ; différence heureuse qui appropriait mer-
veilleusement les ressources aux besoins : l'Église
grecque avait à répondre a la science , l'Eglise
latine devra répondre à la loi.
L'ouvrage que nous a laissé Minucius Félix, et
qui a pour titre Octave , est en forme de dia-
logue. Octave est Fami auquel Minucius avait dû
sa conversion , et c'est en souvenir de ce bien-
fait qu'il a donné son nom au dialogue que nous
allons faire connaître. En voici le plan. Un ami
de Minucius Félix, Octave, est venu passer au-
près de lui le temps des vacances du barreau. Ils
se rendent ensemble a Ostie , pour y prendre les
bains de mer; ils sont accompagnés de Cécilius.
S'il fallait adopter une ingénieuse conjecture do
l'illustre savant Ansrelo Mai, nous aurions ici un
— 55 —
lien précieux entre la littérature païenne et la lit-
térature chrétienne. M. Angelo Mai pense que le
Cécilius du dialogue est le même que le Cécilius
dont le nom se trouve au milieu de lignes bri-
sées, dans une lettre de Fronton. 11 se fonde sur
ce que dans le dialogue , Cécilius appelle Fron-
ton : Civlensem nostrum, et qu'Octave lui ré-
pondant dit : et tuus Fronto. Quoi qu'il en soit
de cette conjecture, chemin faisant, les trois
amis, Minucius Félix, Cécilius et Octave, ren-
contrent une statue de Sérapis. Cécilius, selon
l'usage des païens, porte la main à sa bouche, et la
baise. Octave prend de là occasion d'adresser un
reproche à Minucius Félix: « Pourquoi laisse-t-il si
longtemps dans Terreur un homme tel que Céci-
lius? » Cécilius est frappé de ces paroles ; et tandis
que Minucius et Octave s'amusent à contempler
les jeux innocents auxquels se livrent au bord de
la mer quelques enfants , lui , silencieux et soli-
taire, il paraît absorbé dans de profondes ré-
flexions. Il n'accepte cependant d'abord, ni pour
Minucius ni pour lui-même, le reproche d'Octave ;
il saura bien justifier ce qu'on appelle son erreur;
il ne recule point devant le défi qu'en sa per-
sonne on porte au paganisme. L'engagement
ainsi pris de part et d'autre, les trois amis vont
s'asseoir sur le parapet qui défendait les bains des
assauts de la mer dans laquelle il s'avançait. Et
là, ayant pour fond la ville d'Ostie , pour per-
— 56 —
spective l'immensité de la mer , ils commencent
un solennel entretien. Ostie , ville prédestinée
aux pieuses méditations , ce n'est pas le seul im-
mortel entretien dont tu seras témoin ! On aura
plus d'une fois lieu de le remarquer : les écri-
vains chrétiens, quand ils encadrent leurs dis-
cours dans une scène empruntée à la nature ,
choisissent de préférence les aspects de l'océan et
la solitude mélancolique de ses rivages:
Pontum aspectabant fientes.
Ainsi, c'est au bord de la mer que saint Justin
placera la rencontre du vieillard avec lequel il
s'entretient et qui le convertit à la foi nouvelle;
comme si le calme profond de l'océan et son im-
mensité convenaient seuls, par l'idée qu'ils don-
nent de l'infini, à la gravité et à l'étendue des es-
pérances chrétiennes.
Mais laissons Minucius lui-même nous retracer
cette scène pleine de charme et de fraîcheur.
« Nous résolûmes d'aller à Ostie, ville char-
mante. Une douce température avait alors suc-
cédé aux chaleurs de l'été, et les vacances d'au-
tomne me permettaient de m'éloigner du barreau.
Nous partîmes donc à la pointe du jour pour
nous rendre à la mer, en suivant le bord du
libre ; l'air qu'on y respire donnait de la vigueur
à nos corps, et nous éprouvions une volupté
inexprimable à laisser sur le sable une légère
— 57 —
empreinte de nos pas. Arrivés à 1 endroit où les
vaisseaux sont à sec , nous vîmes des enfants
qui s'amusaient à faire des ricochets. Octavius
et moi nous prenions le plus grand plaisir à ce
spectacle ; mais Cécilius , loin de sourire à l'ar-
deur de ces enfants, n'y faisait pas la moindre
attention; inquiet, silencieux, solitaire, et, pour
ainsi dire, séparé de nous, son visage annonçait
en lui je ne sais quelle douleur secrète. «Qu'avez-
« vous, lui dis-je ? Qu'est devenue cette gaieté
« qui ne vous abandonnait pas même dans les
c< affaires les plus graves ? — Ce que vous a dit
« Octavius , me répondit-il , m'a piqué au vif;
« mais je n'en resterai pas là, j'aurai satisfaction
« entière.... Allons nous asseoir sur le parapet
« qui défend les bains et s'avance dans la mer ;
« nous pourrons, en nous délassant des fatigues
« du chemin, argumenter plus à notre aise. »
Nous acceptâmes sa proposition.
Alors donc s'engage la discussion entre Octave
qui représente le christianisme, et Cécilius qui
soutient le paganisme. Minucius Félix est juge du
débat. Cécilius commence : « Le monde, dit-il, est
l'œuvre du hasard ; tout ici atteste l'absence ou
l'indifférence des dieux , les misères morales de
l'homme comme les désordres physiques de l'u-
nivers. Pourquoi donc l'homme se fatiguerait-il
à vouloir pénétrer des mystères qui lui échap-
peront toujours , et que le plus sage des Grecs,
— 58 —
Socrate, a dédaignés? L'homme est condamné à
un doute éternel, à une profonde ignorance; et
ce sont les chrétiens, hommes sans études et sans
connaissances, qui auraient la prétention de péné-
trer de tels secrets! Ah! dans une telle incertitude,
ne vaut-il pas mieux s'en tenir à la croyance de nos
ancêtres ? La religion des Romains a fait la pros-
périté de leur empire ; leur négligence envers les
dieux a au contraire toujours été pour Rome une
source de revers. Et pourquoi d'ailleurs aban-
donneraient-ils leurs dieux? pour embrasser la
croyance de gens qui se livrent à d'infâmes dé-
bauches , à d'horribles initiations , qui adorent
une tête d'âne et croient à une résurrection chi-
mérique ; gens qui vantent la toute-puissance de
leur Dieu et sont malheureux et souffrants? De
deux choses l'une : ou votre Dieu ne veut pas
venir au secours de ses enfants, ou il ne le peut
pas; il est donc impuissant ou injuste. » Ces ob-
jections, on le voit, tiennent tout à fait du scep-
ticisme philosophique. Cécilius est incrédule; il
est en même temps intolérant et dédaigneux à
l'égard des chrétiens.
Octave éprouve quelque embarras à répon-
dre à Cécilius, à le suivre au milieu de toutes ses
incertitudes. Cécilius d'abord a proclamé qu'il
n'y a point de dieux, puis, il croit a leur exis-
tence; enfin, selon lui, les dieux sont les auteurs
de la fortune de Rome ! les dieux auraient donc
— 59 —
récompense ceux qui les ont outragés; car les
Romains comptent autant d'impiétés que de vic-
toires ; mais ces dieux, auxquels les Romains at-
tribuent leurs victoires , ont-ils jamais existé ?
Octave , reprenant à leur origine la naissance,
l'établissement, le culte de toutes ces divini-
tés, ouvrages des ignorances et de la main de
l'homme, prouve qu'elles ne furent jamais. Minu-
cius Félix ne se borne pas à montrer la vanité des
dieux en général; il attaque les dieux de Rome ,
les dieux indigènes; il fait voir aussi, mais non
sans quelques ménagements, le vide des cérémo-
nies et des sacrifices nationaux. Or, si l'on se
rappelle que les sacrifices et les cérémonies
étaient toute la religion romaine, on verra qu'il
y avait dans ces attaques beaucoup plus de har-
diesse qu'il n'y en aura à confondre le poly-
théisme grec, qui n'était guère que la religion
des poètes et n'intéressait pas l'Etat.
« Mais si les dieux de Rome ne furent jamais,
faut-il en conclure qu'il n'existe pas d'être su-
prême, et que le monde est l'œuvre et le jouet du
hasard? Non; tout atteste l'existence de Dieu et
sa sollicitude : la beauté de l'univers, l'ordre et
la régularité des saisons, l'harmonie des éléments,
en un mot, toute l'économie du monde. Que si
l'existence d'une divinité est incontestable, son
unité ne l'est pas moins. Mais, dit-on, ce sont les
chrétiens, gens pauvres, ignorants et grossiers,
— 60 —
qui prétendent pénétrer des mystères impéné-
trables. Je ferai remarquer a Cécilius que tous
les hommes sans distinction d'âge, de sexe et de
rang, sont nés capables de connaître Dieu. Dieu se
doit chercher par l'âme , et non par l'esprit; des-
cendons au dedans de nous-mêmes, nous le trou-
verons au fond de notre conscience. » Ce point
de vue est nouveau; il change toute la philoso-
phie ; il met l'instinct moral au-dessus de l'intel-
ligence, et pour ainsi dire à la portée de tous les
hommes, ce qui semblait réservé aux plus su-
blimes esprits. Octave répond ensuite aux accu-
sations populaires de festins homicides, d'unions
incestueuses, par le tableau des mœurs chrétien-
nes qu'il oppose à la corruption des mœurs ro-
maines. Mais vous n'avez pas de temples, pas
d'autels? « Quelle image pourrions-nous faire
de Dieu, puisqu'aux yeux de la raison, l'homme
est l'image de Dieu lui-même? Quel temple lui
élèverai-je, lorsque le monde qu'il a construit ne
peut le contenir? Ne vaut-il pas mieux lui dédier
un temple dans notre esprit et le conserver dans
le fond de notre cœur?
« Vous nous reprochez l'impuissance ou l'in-
justice de notre Dieu, qui ne peut ou ne veut
nous sauver de ces misères qui vous révoltent ;
nous ne concevons pas comme vous le bonheur
et le malheur; Dieu ne nous abandonne pas, il
nous éprouve ; celte vie pour nous est un coin-
— 61 —
bat, dont la palme est au ciel. Eh ! quel plus beau
spectacle pour la Divinité que de voir un chré-
tien aux prises avec la douleur, bravant les sup-
plices et les tourments, défendant sa liberté con-
tre les princes et les empereurs , ne cédant qu'à
Dieu seul, et triomphant, même dans la mort, du
juge qui le condamne! » Ce défi à la loi termine
la réponse d'Octave. Cécilius est convaincu, et
victorieux même dans sa défaite , il triomphe de
Terreur, si Octave a triomphé de lui.
VOctaw'us, on a pu le remarquer, présente, et
dans le style, et dans les pensées, d'assez nom-
breux souvenirs de la littérature latine profane.
Ce que Minucius Félix met dans la bouche de
Cécilius sur le destin, est, en grande partie , em-
prunté au traité de Cicéron, qui porte ce titre.
La conclusion de Cécilius est celle du De Fato.
Le tableau des calamités, qu'à diverses époques,
et surtout sous la république, a attirées sur
Rome sa négligence envers les dieux, rappelle
d'une manière frappante le discours que sur le
même sujet Tite Live prête à Camille; enfin le
tableau du chrétien qui, aux prises avec le mal-
heur, offre ici-bas à la Divinité le plus beau spec-
tacle qu'elle puisse contempler, ce tableau ne
nous reporte-t-il pas involontairement à celui
que Sénèque trace de Caton inébranlable au mi-
lieu des revers de son parti et des ruines de l'u-
nivers? A ces imitations, ainsi qu'à l'élégance du
— 62 —
langage, on reconnaît donc que XOctcwius a été
écrit à Rome; on voit aussi que dans Minucius
Félix, le christianisme retient encore quelque
chose de philosophique; la discussion y est plus
morale que théologique; la foi y est, le dogme
n'y est pas encore dans toute sa rigueur ; nous le
trouverons dans Tertullien.
CHAPITRE IV.
TERTULLIEN.
Tertullien naquit à Carthage, sous l'empire de
Sévère et de Caracalla , vers l'an 1 60. Sa jeunesse
nous échappe; on sait seulement qu'il était né
païen. Comment le païen devint-il l'apologiste
habile et éloquent du christianisme ? On l'ignore.
Tertullien porta-t-il les armes? Suivit-il la car-
rière du barreau ? On hésite entre ces deux opi-
nions qui trouveraient dans ses écrits des preuves
égales; car il emploie aussi fréquemment des
expressions , des métaphores prises à l'art mili-
taire, qu'il emprunte des termes au langage ju-
diciaire. Quoi qu'il en soit, jamais encore le
christianisme Savait fait une si importante con-
quête; jamais le paganisme n'avait rencontré un
si redoutable adversaire.
Tertullien réunit en lui plusieurs caractères *
apologiste , docteur, controversiste , il a défendu
la religion, établi la discipline chrétienne, et
combattu l'hérésie. Nous le considérerons sous
ces trois faces différentes; et d'abord voyons en
lui l'apologiste.
— 64 —
L' dpologcliqueàe Tertullien se distingue à deux
Irails profonds : au peu de ménagements qu'il
garde envers le paganisme, et à la hardiesse avec
laquelle il s'attaque aux empereurs et à la loi.
Mais avant de marquer ces deux caractères , fai-
sons connaître le plan de V apologétique. Tertullien
y répond d'abord, mais d'une manière vive et
neuve, à ces accusations calomnieuses que l'on
répandait contre les mœurs des chrétiens, et sur-
tout à cette odieuse imputation que portait contre
eux Fronton. Mais après s'être arrêté un instant
et avec dédain à repousser ces bruits infâmes , il
laisse de côté les vaines raisons qui de part et
d'autre masquaient, entre le paganisme et le
christianisme, la véritable cause de la guerre; il
s'adresse directement aux dieux et à Rome; il
montre l'origine mortelle et souvent honteuse de
ces divinités; leur histoire burlesque ou cruelle;
leurs cérémonies impies ou ridicules , sanguinai-
res ou scandaleuses, et semble épuiser déjà un
texte qu'après lui, Àrnobe, Lactance et saint
Augustin sauront pourtant rajeunir.
Les attaques de Tertullien contre le paganisme
sont, on le voit, beaucoup plus hardies et plus di-
rectes que ne l'avaient été celles de Minucius Félix.
Dans Minucius, la question philosophique domine
la question politique; si les dieux y sont atteints,
les empereurs y sont respectés; Minucius effleure
le paganisme. Tertullien va le frappera mort.
— G5 —
On a recherche si \\4pologëtique était adresse au
sénat romain ou aux magistrats carthaginois ;
qu'il s'adresse à ceux-ci et non aux sénateurs
romains, je n'en voudrais d'autre preuve que
les attaques de Tertullien contre ces dieux na-
tionaux, di patriœ i/idigetes, qui étaient en même
temps des dieux domestiques. À Rome, les dieux
sont nés avec l'empire ; ils ont leur place au
foyer comme dans les temples; les attaquer,
c'est renverser l'empire. Tertullien le sait bien ;
et à la hardiesse avec laquelle il les détrône, on
dirait qu'il accomplit la vengeance de Carthage
sur Rome.
Il y avait quelque chose que Rome vénérait à
l'égal et presque au-dessus des dieux , c'était la
loi. Tertullien ne la respecte pas davantage. Il la
montre toujours variable, toujours modifiée. On
comprendra sans peine la vigueur que Tertullien
porte dans ses attaques. Plus que les empereurs,
en effet, la loi, nous le savons, était impitoya-
ble à l'égard des chrétiens; et autant que la loi,
le sénat chargé de la maintenir; les jurisconsul-
tes ne leur étaient pas plus indulgents.
Pourtant ni les attaques des chrétiens contre
le paganisme, ni leur révolte contre la loi,
n'étaient, au fond, le véritable grief qu'on avait
contre eux; les Romains eussent encore fait bon
marché de leurs lois et même de leurs dieux : les
véritables dieux, c'étaient les empereurs, aussi
— 66 —
laissant de côté et les dieux et la loi, Tertullien
aborde-t-il la véritable question : « Écartons, s'é-
crie-t-il, les vains prétextes; notre crime , le
voici : nous n'adorons pas les empereurs; » ce
crime, si c'en est un, il l'avoue, et c'est alors
que dépouillant les empereurs de ce caractère de
divinité qu'on leur avait injurieusement prêté, il
les réduit à n'être que des princes placés comme
tous les hommes sous la main de Dieu; attaque
bien hardie , car ces empereurs sont aussi des
pontifes. Ainsi hrise-t-il du même coup entre
leurs mains le glaive et le lituus. Tertullien touche
ici à la révolte; il l'a compris, et bientôt delà
même voix dont il rabaisse les empereurs comme
dieux, il les relève comme princes. Il fait plus;
il résout le problème terrible qui, depuis que la
république est devenue l'empire , agite Rome et
l'ébranlé jusqu'en ses fondements. Cette grave
question vaut qu'on s'y arrête , et qu'on la re-
prenne de plus haut.
L'empire avait été en quelque sorte une sut-
prise. Auguste ne s'était point ouvertement porté
comme héritier de la république ; c'est au nom
du peuple, c'est sous le titre modeste de tribun
qu'il gouverna. Sa victoire semblait être celle du
peuple. Les patriciens ne s'y trompèrent pas;
aussi , non-seulement sous Auguste et dans celte
domination récente, mais même sous les succes-
seurs de ce prince, on entend tantôt les sourds
— 67 —
frémissements , tantôt les publiques impréca-
tions du sénat contre les empereurs. Quoi qu'ils
fassent, les empereurs ne parviennent jamais à
donner à leur pouvoir, tout ensemble violent et
craintif, une parfaite sécurité.
Et il ne faut pas croire que les folies et les
cruautés de quelques princes causassent seules
ces haines et ces révoltes. Non; pour contenir,
pour se concilier les Romains, quelques empe-
reurs, et même des plus mauvais, employèrent
des moyens aussi prudents qu'habiles, et qui
eussent désarmé le ressentiment des Romains ,
s'il n'eût eu des racines que l'on ne pouvait
atteindre. Pane m et circenses : ce trait du sati-
rique a été trop pris à la lettre. En effet, pour
satisfaire et captiver les Romains, la politique des
empereurs ne se bornait pas à leur procurer de
frivoles distractions; ils y employaient de plus
nobles prévoyances : veiller à l'entretien des édi-
fices publics de Rome, en construire de nou-
veaux ; tenir rigoureusement , dans les affaires
civiles à la stricte exécution des lois, dans les cala-
mités imprévues venir au secours des citoyens;
relever par d'habiles et généreuses mesures le
crédit public, multiplier tous les objets d'art
qui pouvaient charmer les regards du peuple
et élever son imagination , ce ne fut pas là seu-
lement le soin d'Auguste, mais de Tibère, cl
de Claude lui-même. Inutiles précautions! la
— 68 —
lutte n'en durait pas moins au fond des cœurs.
Aussi quand Néron, s'abandonnant plus lui-
même qu'il ne fut abandonné des soldats, se
donna la mort, le sénat profitant avec une
promptitude hardie des hésitations des préto-
riens, chercha-t-il à ressaisir le pouvoir; il
nomma l'héritier de Néron. Mais alors la lutte
entre le principe populaire et le principe patri-
cien , recommença plus ardente et plus terrible.
Galba, Othon, Yitellius furent les candidats
éphémères du sénat ou du peuple. Vespasien
sembla, par une heureuse transaction, réunir en
lui les vœux des soldats et du sénat. Le sénat
octroie une espèce de charte , donne une espèce
d'investiture que Vespasien semble accepter.
Sous Domitien, le sénat se tait. Avec les Anto-
nins, il reprend son autorité, quelquefois con-
testée par les soldats, mais le plus souvent invo-
quée et reconnue par les prétendants à l'empire;
et pour ces prétendants, selon qu'ils acceptent
ou méconnaissent sa suprématie, le sénat a des
apothéoses ou des anathèmes.
Vainement les empereurs cherchaient- ils à
donner à leur pouvoir une légitimité qui les mît
à l'abri des révoltes des soldais ou des dé-
chéances du sénat ; ils ne savaient où la pren-
dre , et. surtout où la fixer. La famille des Jules
la demanda au souvenir d'Auguste; Vespasien,
à cette investiture du sénat que nous avons rap-
— 69 —
pelée. Les Antonins semblèrent la créer par leurs
vertus; aussi , leur nom est-il pendant longtemps
invoqué par leurs successeurs , comme une pro-
messe de bonheur en même temps qu'un droit.
Les familles africaines et syriennes qui leur succè-
dent, cherchent dans la tolérance ou plutôt dans
la confusion des cultes divers , dont ils se font les
pontifes, une espèce de sanction religieuse. Mais
la gloire des Jules, la sagesse des Antonins, la ma-
gie des superstitions étrangères n'y peuvent rien.
Il n'était donné qu'à la parole chrétienne de con-
cilier ces deux principes ennemis , ou plutôt de
les remplacer par un principe nouveau.
Tertullien tranche résolument la question. 11
se prononce contre le sénat pour l'empereur et
pour le peuple. Cette décision était d'une grande
importance; elle terminait un conflit de plusieurs
siècles ; elle mettait définitivement le droit où
déjà étaient le pouvoir et la responsabilité. Il est
bien vrai que l'intérêt des chrétiens et, le dirai-
je, une certaine parenté les portaient où était la
justice. Comme l'empire, le christianisme sortait
du peuple ; et tous deux , sans doute , par des
moyens bien différents, et à l'insu l'un de l'autre,
accomplissaient la même œuvre. Tous deux rem-
plaçaient le vieux principe patricien, principe qui
avait justement péri. Le séuat leur était d'ailleurs
plus ennemi que les empereurs. En défendant
ses anciennes superstitions, le sénat combattait
— 70 —
pour ses pénates; car presque toutes les fonctions
sacerdotales étaient pour lui honneur en même
temps que profit.
Il ne faudrait pas croire néanmoins que cet
intérêt secondaire fût la cause de l'adhésion que
les chrétiens donnaient aux empereurs. Non,
entre les empereurs et. les chrétiens , il y avait
des motifs plus relevés et plus forts d'heureuse
harmonie. Celte défiance réciproque où étaient
les empereurs du sénat , le sénat des empereurs,
n'existait pas entre les empereurs et les chré-
tiens. En respectant dans les princes, quels
qu'ils fussent, l'image et le pouvoir de Dieu, les
chrétiens donnaient de la dignité à leur obéis-
sance, en même temps qu'ils assuraient aux
empereurs une sécurité qui les devait rendre
plus doux. C'était le grand mal de l'empire que
la soumission ne pût se séparer de la servitude,
l'indépendance de la révolte. Les empereurs
n'étaient si cruels que parce qu'ils étaient ef-
frayés ; ils ressentaient la terreur qu'ils inspi-
raient : Pavebant terrebantque , a dit Tacite.
La parole chrétienne fit cesser cette fâcheuse al-
ternative. Elle rendit la dignité à l'obéissance,
en rendant la sécurité au pouvoir; elle mit le
respect de l'homme à côté delà crainte de Dieu.
Alors même qu'ils repoussent une dégradante ido-
lâtrie, et refusent de rendre à l'empereur l'hom-
mage qui n'appartient qu'à Dieu, les chrétiens
— 71 —
placent l'empereur clans un sanctuaire bien plus
inviolable que celui où les reléguait, à côté des
dieux, la servilité des païens : « La vie des em-
pereurs commença donc à être plus assurée; ils
purent mourir dans leur lit, et cela sembla avoir
un peu adouci leurs mœurs; ils ne versèrent plus
le sang avec tant de férocité : » la remarque est
de Montesquieu. Voici quelle était , si je puis
ainsi parler , dans Tertullien , la formule de l'o-
béissance et tout à la fois de l'indépendance
des chrétiens à l'égard des empereurs : « Nous
invoquons, pour le salut des empereurs, le Dieu
éternel , le vrai Dieu , le Dieu vivant. Les yeux
levés au ciel, les mains étendues , parce qu'elles
sont pures, la tête nue, parce que nous n'avons à
rougir de rien , nous demandons pour les empe-
reurs une longue vie, un règne tranquille, la sû-
reté dans leurs palais, la paix dans tout le monde,
enfin, tout ce qu'un homme, tout ce qu'un em-
pereur peut désirer. Si nous ne jurons point par
le génie des empereurs, nous jurons parleur vie,
plus auguste que tous les génies, qui ne sont que
des démons; nous respectons, dans les empe-
reurs, les jugements de Dieu qui les a établis
pour gouverner les peuples. Mais pourquoi par-
ler davantage de nos sentiments religieux pour
l'empereur? Pourrions -nous ne pas les avoir
pour celui que notre Dieu a placé sur le trône ,
et qu'à ce titre , nous sommes fondés à recon-
— 72 —
naître spécialement pour notre empereur; mais
je n'égalerai point l'empereur à Dieu ; c'est bien
assez pour lui d'avoir le titre d'empereur , litre
auguste qu'il tient de Dieu. » Opposant ensuite
à cette noble fierté qui, dans l'empereur, respecte,
sans le craindre, le représentant de Dieu, les perfi-
des adulations des Romains : «D'où sont sortis,
demande-t-il, les Cassius, les Nigers, les Albinus ;
ceux qui assassinent leur prince entre deux bos-
quets de lauriers ; ceux qui s'exercent dans les
gymnases pour les étrangler habilement; ceux
qui forcent le palais à main armée , plus auda-
cieux que lesSigerius et les Partbenius ! Si je ne me
trompe, tous ces gens-là étaient Romains, c'est-
à-dire qu'ils n'étaient pas chrétiens. » Et dans un
autre traité : « Nous respectons la personne de
l'empereur; tous, nous lui rendons l'honneur
que permet notre conscience, que réclame sa
dignité. Reconnaissant en lui un homme qui vient
après Dieu, qui tient de Dieu tout ce qu'il est,
nous sacrifions pour son salut ; mais ces sacrifices,
nous les offrons à Dieu, notre maître et le sien. »
Ces paroles portèrent leurs fruits. Tertullien
annonce la royauté chrétienne de Constantin, et
dans la royauté de Constantin , la royauté mo-
derne. « L'Église leur a ouvert (aux rois) une
place plus vénérable ; elle les a fait régner clans
la conscience; c'est là qu'elle les a fait asseoir
sur un troue, en présence et sous les yeux de
— 73 —
Dieu même. Quelle merveilleuse unité! Elle a
fait un des articles de la foi, de la sûreté de leur
personne sacrée ; un devoir de la religion, de l'o-
béissance qui leur est due. » Ainsi avait parlé Bos-
suet, avant Montesquieu. On conçoit que cette
doctrine dut plaire aux empereurs ; aussi Bossuet,
dit-il encore avec la même justesse : « Les empe-
reurs auraient été chrétiens, s'ils avaient pu être
chrétiens et empereurs. » C'est-à-dire, si le sénat,
dans son intérêt, n'eût retardé, autant qu'il était
en lui, cette alliance salutaire qui, commencée
sous Constantin, ne s'achèvera que sousThéodose.
En proclamant ainsi le principe nouveau de
l'obéissance des sujets envers les princes , repré-
sentants delaDivinité dont ils relèvent, Tertullien
se réserve et réclame un droit qui n'est pas moins
nouveau et important, la liberté de conscience.
Rien dans le monde ancien , où le culte n'était
qu'un symbolisme vide, ne faisait sentir le be-
soin, ne donnait l'idée d'un tel droit; âme et
corps , l'homme était livré au pouvoir politique ,
et sans communication intellectuelle avec la Divi-
nité, il recevait ses croyances sans examen. Les
auteurs chrétiens ne peuvent accepter cette servi-
tude de la pensée. Ils revendiquent hautement le
droit nouveau , droit qu'a tout homme de ne con-
sulter que sa conscience dans le commerce qu'il
établit avec Dieu et dans le culte qu'il lui rend :
proprietas religiohis ; c'est l'énergique expression
_ 74 —
deïertullien. Cette doctrine nouvelle et féconde
qui renferme en elle seule toutes les libertés qui
avaient péri, et celles que devait donner l'avenir,
cette doctrine exprimée dans Y apologétique et
mise, comme une compensation, en regard de
l'inviolabilité impériale, se trouve encore et plus
fortement développée dans la requête àScapula.
(( Chaque homme, ditTertullien, reçoit delà na-
ture la faculté d'adorer Dieu comme il l'entend?
Qu'importe à un autre qu'à moi la religion que
je professe? La religion n'admet aucune violence ,
aucune tyrannie ; elle est libre ; jamais elle ne doit
être embrassée par contrainte, mais librement;
tout sacrifice veut être fait volontairement. »
Cyprien sera dans les mêmes sentiments. Cette
liberté de conscience dont le germe est ici déposé ,
ira se développant, grandissant avec une mer-
veilleuse puissance; elle n'est rien moins que la
grande et future question du spirituel et du tem-
porel, le démembrement, si je puis dire, de la
puissance impériale ; Tertullien déjà sépare l'em-
pereur du pontife; à côté du trône nouveau qu'il
élève aux empereurs, il place l'autel : il y aura
bientôt le pape en regard de l'empereur.
Nous venons de voir Tertullien aux prises avec
les dieux , la loi et les empereurs ; il le faut main-
tenant contempler dans la guerre qu'il fait à la
partie sensible du paganisme, qu'il attaque dans
ses plaisirs, les spectacles ; dans ses intérêts et ses
— 75 —
arts, l'industrie; dans sa sagesse enfin, la philo-
sophie.
Ceux mêmes d'entre les païens qui avaient
passé au christianisme, ne pouvaient entièrement
s'arracher aux riantes fêtes du paganisme, et même
à ses jeux sanglants ; ils y tenaient par des liens
nombreux , par les souvenirs , les habitudes , par
toutes les faiblesses humaines. Il faut pourtant
rompre ces liens, couper les derniers nœuds qui
attachent encore au monde païen les néophytes
chancelants. Ces liens sont, de tous les liens, les
plus difficiles à briser : liens des plaisirs, de Fart,
des spectacles surtout. Les spectacles, c'était toute
la vie des Romains, et, dans les derniers siècles,
leur unique privilège : chassés du forum , ils ré-
gnaient à l'amphithéâtre ; ils pouvaient s'y ras-
sasier de sang. Ces spectacles, que la politique
avait établis, avait multipliés, étaient devenus
les seules consolations de la servitude, dont ils
étaient un des moyens. Les Romains n'avaient
pas de foyer domestique; ils vivaient, pour ainsi
dire, en plein air, sur la place publique. Les
spectacles satisfaisaient donc toutàla fois à leurs
goûts , à leur oisiveté , à leur imagination ; ils
remplissaient le vide que laissait l'absence de la
tribune et du foyer domestique. Ce sont là ce-
pendant les enchantements que le christianisme
vient rompre. Le paganisme engraissait et tenait
en haleine, par de rudes exercices, les athlètes
— 76 —
qu'il destinait au cirque. Dans le duel spirituel
que la religion nouvelle livre au monde romain,
c'est par la solitude, le renoncement à la société,
l'abstinence , qu'elle se prépare à la victoire.
Ainsi initié à la mort par un exercice journalier,
par une mort de tous les jours, une mort mys-
tique, le chrétien la contemple avec un visage
liant; elle ne lui est pas inconnue ; et il va déjà
trop longtemps qu'il s'est familiarisé avec elle ,
pour être étonné de ses approches ; les jeûnes et
la pénitence la lui ont déjà fait voir de près , et
l'ont souvent avancé dans son voisinage. Il sor-
tira du monde plus légèrement, s'il s'est déjà dé-
chargé d'une partie de son corps, comme d'un
empêchement importun à Pâme, dit Tertullien
traduit par Bossuet. Aussi le chrétien doit-il être
toujours prompt et alerte à la mort. Mais l'homme
souvent renonce plus difficilement aux plaisirs
qu'à la vie. Les nouveaux chrétiens avaient peine
à se détacher de ces fêtes païennes, si tumul-
tueuses et si brillantes; et, pour les justifier, ils
trouvaient de ces raisons spécieuses qui ne man-
quent jamais pour excuser les plaisirs, ou légi-
timer les faiblesses : Dieu est auteur de toutes
choses; il en a fait présent à l'homme : elles sont
donc bonnes, puisqu'elles viennent d'un principe
essentiellement bon; or, parmi les créations qui
sont des dons du ciel, il faut compter tout ce
qui entre dans l'appareil et la pompe des spec-
— 77 —
tacles. Enfin, les spectacles et les jeux, où se
passent-ils? sous la voûte du ciel, qui est aussi
l'ouvrage de Dieu. Les spectacles, dites-vous,
sont la demeure du démon ; mais le dëmon , où
n'est-il pas? dans les rues, sur les places pu-
bliques, dans les hôtelleries , dans nos maisons
même; où donc pourraient vivre les chrétiens,
s'il ne leur fallait nulle part rencontrer les ves-
tiges et les images de l'idolâtrie ? Tels étaient les
prétextes par lesquels les chrétiens mai affermis,
les catéchumènes , cherchaient à se tromper eux-
mêmes. Tertullien y répondit par le traité des
Spectacles , composé d'abord en grec. Suivant,
pas à pas, les objections que l'on présentait con-
tre l'interdiction des spectacles, et les prétextes
que l'on donnait en leur faveur, Tertullien, tout
en reconnaissant que toutes choses viennent de
Dieu , dit qu'on ignore le véritable usage que l'on
en doit faire. « Ne considérez pas seulement par
qui tout a été créé , mais par qui tout a été cor-
rompu. Le fer n'est-il pas l'ouvrage de Dieu?
croyez-vous cependant que Dieu lait donné pour
la destruction de l'homme? L'homme lui-même,
auteur de tant de crimes, n'est-il pas l'ouvrage
aussi bien que l'image de Dieu ? Les spectacles
ne corrompent point l'âme ! Examinons donc
l'origine de chacun d'eux; comment ces jeux di-
vers ont été introduits dans le monde ; leurs ti-
tres, leur appareil; à quelles divinités ils sont
— •78 —
consacres; les lieux où on les célèbre, et quels
ont été les inventeurs des arts qui en sont le
principe. » Tertullien, développant cette idée,
trace une histoire curieuse et complète de l'ori-
gine et du but de tous les spectacles qui se célé-
braient dans Rome. Cette partie historique, tout
intéressante quelle soit, n'est cependant qu'une
introduction à la véritable question. Entre tous
les spectacles, il en est un plus coupable que les
autres : c'est le théâtre ; sur ce sujet éclate la
verve de Tertullien, et se montre le point de vue
nouveau du christianisme. Le théâtre, c'est le
sanctuaire de Vénus; c'est là que naissent, que
fermentent les passions ; car partout où il y a
plaisir, il y a passion ; partout où il y a passion,
il y a désir ; car c'est le désir qui rend la passion
attrayante; or:le désir mène à la fureur, mène à
l'emportement, à la colère, au chagrin. Cette ana-
lyse de l'impression que produisent les spectacles,
ces gradations habiles des sentiments dangereux
qu'ils nourrissent et fortifient, sont développées
avec une finesse singulière , une connaissance par-
faite du cœur humain , où excellent les Pères de
l'Église ; tact délicat qui se retrouvera dans les
orateurs sacrés du siècle de Louis X1Y, et que Bos-
suet a conservé dans ses Réflexions sur la comédie.
L'ouvrage se termine par une magnifique et pathé-
tique péroraison, où Tertullien met en regard
des joies coupables et enivrantes du paganisme,
— 79 —
la satisfaction que donne au chrétien la victoire
sur ses passions , et le mépris même des plaisirs
du monde; la fuite précipitée du temps, et l'é-
ternité qui s'avance; puis, par un admirable
mouvement, assistant à la consommation des
siècles, au jugement dernier, il précipite dans
les enfers les monarques , les dieux , les philo-
sophes, les magistrats, tous ceux qui ont persé-
cuté le nom chrétien ; et faisant , de toutes ces
puissances foudroyées, une effrayante tragédie,
iî leur oppose, par un dramatique contraste, le
triomphe du Christ, maintenant méconnu, in-
sulté; spectacle, ajoute-t-il , infiniment plus
agréable que les spectacles du cirque , du théâ-
tre, de l'amphithéâtre et du stade. Ces mou-
vements hardis ne sont plus pour nous qu'un
écho affaibli, et l'oserai-je dire, une magnifi-
que figure de rhétorique. Mais qu'on se re-
porte au temps où écrivait Tertullien ; qu'on se
transporte en idée au milieu de cette Église
naissante , toujours placée entre l'apostasie et
le martyre , et on se représentera facilement l'ef-
fet que devait produire sur des imaginations en-
thousiastes ce tableau des joies de la vertu et
des béatitudes célestes ; ce contraste du bonheur
des chrétiens, et du supplice de leurs persécu-
teurs. Cette immolation des rois, des philoso-
phes, de tous les heureux et de tous les puissants
du siècle, et cette perspective des éternelles ré-
— 80 —
compenses, n'étaient-elles pas une sublime con-
solation et un vif encouragement au martyre ?
N'y a-t-il pas aussi, dans ces flammes anticipées
de l'enfer, où Tertullien précipite les dieux du
siècle, une image de ces feux, de ces cercles
vengeurs où Dante plongera ses ennemis? Dante
est né du christianisme, plus encore que du
moyen a^e.
Ainsi donc, pour combattre cette passion des
spectacles, si ancienne à Rome, si vive, si en-
traînante, qu'emploie Tertullien? la peinture des
dangers qu'y court la pureté, et l'espérance des
récompenses du ciel ou la crainte des supplices
éternels : ces deux motifs lui suffisent. Rous-
seau les a trouvés faibles , et il a demandé à l'é-
conomie politique et domestique un autre frein
et d'autres scrupules. Rousseau a-t-il mieux vu?
on peut en douter.
Les spectacles n'étaient, à Rome, qu'un effet
de la corruption ; ils n'en étaient pas la cause
première. Les mœurs avaient reçu une autre
blessure et plus profonde. La famille ou n'exis-
tait pas , ou était corrompue ; elle périssait ,
nous lavons montré , par ce qui aurait dû la
sauver. Les femmes avaient perdu, avec la soli-
tude du gynécée , la pureté des mœurs ; injuste-
ment bannies de la société, elles y rentraient
violemment, et trop souvent, par la débauche
et le crime. Qu'imaginera, pour réparer tant
~ 81 —
de maux , la discipline chrétienne ? débutera-t-elle
par des théories, par des traités sur l'éducation?
Non ; pour refaire la société, elle réformera la fa-
mille, et la réformera par la mère; et la mère,
elle ira la préparer dans la Vierge. Deux traités
de Tertullien sont consacrés à cette œuvre nou-
velle et difficile : ce sont les deux livres sur Y Or-
nement des femmes 9 et un traité sous ce titre :
Que les Vierges doivent être voilées.
Des deux livres sur X Ornement des femmes ,
le premier a particulièrement pour but de com-
battre la toilette, le dernier la coquetterie : l'un
s'adresse uniquement aux femmes; l'autre, le
plus important, se rapporte aux hommes comme
aux femmes. Ces deux traités sont pleins de pen-
sées piquantes, fines et délicates, où, au milieu
de maximes familières à la philosophie morale
païenne, à Sénèque surtout, percent des idées
qui trahissent le point de vue nouveau du chris-
tianisme. « La simplicité des premiers âges ne
connaissait pas ces raffinements d'orgueil ; la cu-
pidité n'avait pas imaginé d'arracher l'or des
entrailles de la terre, ni la vanité de sourire à un
miroir. » Voilà les premières réflexions de Ter-
tullien ; c'étaient aussi les sentences de la sagesse
païenne. Voici les conseils et les reproches de la
morale nouvelle : « O ambition ! que tu es forte
de pouvoir porter sur toi seule ce qui pourrait
faire subsister tant d'hommes mourants! » Tel
i 6
— 82 -
est le texte inépuisable que développeront les
Basile, les Ambroise, les Jérôme. Continuons :
« Si vous avez reçu la beauté en partage, femme
chrétienne, oubliez-la; du moins, ne cherchez
pas à la rehausser; effacez-la, s'il se peut , car le
propre de la beauté et ses conséquences inévi-
tables , c'est de nourrir les passions. Et quelle
honte pour le chrétien, de farder son visage, de
mentir dans ses traits , quand il ne lui est pas
permis de mentir dans son langage ! » C'est déjà
là une teinte chrétienne plus prononcée ; mais
nous n'avons pas encore toute la pensée de Ter-
tullien, et le but où il veut ramener tous ses
conseils, « Réduisons , ajoute-t-il , réduisons en
servitude l'appétit de ces voluptés qui, par leurs
délicatesses, rendent molle et efféminée cette
mâle vertu de la croix . Des mains accoutumées à
porter de riches bracelets , seront-elles bien ca-
pables de porter le poids des chaînes? Cette
jambe, qui se complaît dans de brillants tissus ,
consentira-t-elle à livrer passage au tranchant du
glaive? Ah ! tenons-nous prêts aux plus violentes
menaces ; loin , bien loin de nous ces vains or-
nements, ai nous aspirons à des parures immor-
telles ; toujours, mais aujourd'hui plus que ja-
mais , c'est le fer et non l'or que doivent
connaître les chrétiens. » Voilà comment, dans
Tertullien, les maximes de la morale s'animent
des espérances et des obligations de la foi ; com-
ment, dans cette lutte vive? continue, que la
religion nouvelle soutient contre le paganisme,
elle entretient et enflamme le courage de ses
soldats ; comment elle rompt avec les séductions
de la beauté, plus dangereuses que les épreuves
du martyre.
Le traité : Que les Vierges doivent être voilées,
a le même but que les deux livres sur les Orne-
ments des femmes ; on y voit commencer cette
longue éducation de la vierge chrétienne, qu'a-
chèveront Cyprien , Ambroise, Jérôme. La co-
quetterie se défendait, contre les sages prescrip-
tions de l'austérité chrétienne, par les mêmes
prétextes que la passion pour les spectacles : nulle
part l'Écriture n'ordonnait aux vierges d'être
voilées ; en outre, la coutume était ici d'accord
avec le silence des livres saints. Tertullien ré-
pond : « Piien ne peut prévaloir contre la vérité ; »
et c'est seulement après avoir habilement déve-
loppé cette pensée préliminaire, qu'il entre dani
la discussion elle-même, et la réfutation des
prétextes qu'on lui oppose. Il fait alors ressortir,
avec un tact délicat et une science profonde du
cœur humain, tous les périls, évidents ou cachés,
que court, à se montrer aux regards, la pudeur
virginale. Des conseils pleins de grâce, de naïveté,
de finesse, voilà, ainsi que pour la mère, tout ce
que Tertullien, tout ce que le christianisme a fait
pour achever l'image pure et sublime de la Vierge,
ii/,
pour coque nous appellerions aujourd'hui l'édu-
cation de la femme. Était-ce trop peu? cette
éducation n'est-eîle pas complète? et la femme
aurait-elle à réclamer , à attendre une antre
émancipation? nous ne le pensons pas. Le ca-
ractère admirable du christianisme, c'est, entre
autres traits, son bon sens et sa sagesse pratique.
Il n'a rien fait, rien bâti sur des généralités, par
synthèses, par théories. Il a saisi, il a changé la
société et le cœur humain insensiblement, et,
pour ainsi dire, en détail; remontant de l'esclave
au maître, de l'ignorant au savant, du pauvre au
riche , allant du cœur à l'esprit , de l'âme à la
raison. La famille était corrompue; par où y
faire entrer la pureté et les mœurs qui en ont été
bannies ? par l'innocence, ou le repentir ? par la
mère, ou par la Vierge? Le christianisme a choisi
la Vierge; il en a fait l'objet de ses complai-
sances. S'est-il trompé? la Vierge chrétienne n'a-
t-elle pas préparé les chastes épouses ? n'est-ce
pas devant l'image de la Vierge que se sont ar-
rêtés les Barbares? n'est-ce pas l'idéal de la
Vierge, qui a créé ce spiritualisme de tendresse,
cette mysticité rêveuse, qui sont un des plus
grands charmes et la plus féconde inspiration de
la poésie et des arts, et qui ont produit les son-
nets de Pétrarque et les têtes de Raphaël ? Sup-
primez les idées chastes et tendres que réveille
dans l'imagination l'idée de la V ierge chrétienne,
— 85 —
et voyez si vous iVotez pas au culte de la femme
son plus doux, son plus puissant prestige. D'où
sont nées toutes ces créations délicieuses de la
poésie et de la peinture, sinon de ce type virgi-
nal du christianisme. Le christianisme a donc bien
vu, même poétiquement; se serait-il trompé dans
le fond, dans la réforme morale? n'aurait-il point
assez fait pour le bonheur et pour la dignité de
la femme, en la faisant simple et pudique, igno-
rante et chaste?
Laissons donc la femme à ses enfants , à son
foyer , à ses vertus naturelles , à son véritable et
indestructible empire.
Mais la prévoyance chrétienne ne s'arrête pas
à l'éducation de la jeune fille, pas même à celle
de la mère ; elle embrasse la femme dans tous ses
âges et toutes ses conditions; dans le mariage,
comme dans le célibat. C'est ainsi que Tertullien,
dans deux Traités , donne à sa femme , dans le
cas où il mourrait avant elle, des conseils que la
sagesse de l'Église n'a pas entièrement adoptés ,
mais où se trouvent, avec des détails intéressants,
de salutaires préceptes. Dans le premier , qui a
pour titre : De la monogamie , Tertullien l'en-
gage, si elle devenait veuve, à ne se point rema-
rier. Au premier coup d'œil, cette recommanda-
tion paraît inquiète et jalouse; elle a pourtant un
côté juste , une raison légitime. Que l'on réflé-
chisse à l'abus, que sous le nom de divorce, la
— 86 —
société païenne faisait du mariage, et alors ne
Irouvera-t-on pas bon que le mariage, si profané
par les païens, fût réhabilité par la sévérité chré-
tienne ? n'était-il pas utile que les inconstances
du cœur humain fussent enchaînées par l'inflexi-
bilité du précepte? Au point de vue moral, le
précepte était donc fondé. Le conseil de s'abste-
nir des secondes noces , qu'est-ce en effet autre
chose que la condamnation du divorce, sous un
autre nom ? Et quand Tertullien donne ce con-
seil , ne se rencontre-t-il pas avec Tacite qui, en
contraste et en critique des femmes romaines,
louait ies femmes des Germains de leur fidélité
à un premier hymen ?
Dans le second Traité, Tertullien semble s'être
un peu relâché de sa sévérité; il permet, quoi-
qu'à regret, à sa femme de contracter, lui mort,
un second mariage ; mais à cette condition que
ce ne sera pas avec un païen. Les raisons qu'il
donne à l'appui de ses conseils sont aussi déli-
cates que touchantes ; tirées des devoirs mêmes
imposées à la femme chrétienne par l'Église, elles
présentent un tableau aussi vrai qu'éloquent des
vertus qui alors retrouvaient, au sein de la fa-
mille régénérée, leur exercice et leur but :
« L'épouse fidèle est tenue d'obéir à la loi de
Dieu ; attachée à un époux qui ne la respecte
pas, comment pourra-t-elle servir à la fois Dieu
et son époux, et encore un époux païen! Par dé-
— 87 —
férence pour son ëpoux , il faudra donc qu'elle
suive avec lui des coutumes profanes , qu'elle
consente à des parures et à toutes les vanités
mondaines? Où trouvera-t-elle le loisir de va-
quer aux exercices de la piété chrétienne, asser-
vie qu'elle sera aux volontés d'un maître qui la
traîne où il veut? Ira-t-elle, avec sa permission,
assister ses frères, visiter et parcourir les réduits
de l'indigence, s'arracher, durant la nuit, à ses
côtés, pour aller se réunir à la célébration de la
Pâque , participer, soit à la table du Seigneur,
soit à ces fraternelles agapes que le païen ne con-
naît que pour les calomnier ? Quel mari païen y
consentira? En est-il qui permît à sa femme de
descendre dans les cachots pour y baiser les
chaînes de nos saints confesseurs, leur laver les
pieds, donner et recevoir le baiser de paix , rem-
plir tous les devoir de l'hospitalité envers les
étrangers? La voilà donc réduite à la dangereuse
alternative , ou de violer sa foi en la dissimulant,
ou de troubler la paix domestique , en excitant
les soupçons et les persécutions de son époux. »
À ce tableau du mariage, ou plutôt du divorce
entre la femme chrétienne et l'époux païen, Ter-
tullien oppose, par un admirable contraste, la
peinture d'un mariage, de part et d'autre, chré-
tien :
« Quelle alliance que celle de deux époux
chrétiens unis dans une même espérance, dans
— 88 —
un même vœu, dans une même règle de con-
duite et la même soumission ! Ils ne forment bien
véritablement qu'une seule chair, qu'anime une
même âme. Ensemble, ils prient, ensemble, se
livrent aux saints exercices de la pénitence et de
la religion. L'exemple de leur vie est une in-
struction, un encouragement, un support mutuel.
A l'église, à la table du Seigneur, vous les voyez
de compagnie; tout est commun entre eux, sol-
licitudes, persécutions, joies et plaisirs; nuls se-
crets ; confiance égale, réciproques empresse-
ments; ils n'ont point à se cacher l'un de l'autre
pour visiter les malades , assister les indigents ,
répandre leurs charités , offrir le sacrifice. Rien
ne les oblige à dissimuler ni le signe de la croix,
ni l'action de grâces ; leurs bouches libres comme
leurs cœurs, font retentir ensemble les pieux
cantiques, »
Veut-on, dans une seule image, voir les diffé-
rences profondes de la société chrétienne et de
la société païenne? que l'on compare, à ce ta-
bleau d'un mariage chrétien, le tableau d'un ma-
riage païen que trace Apulée dans son Apologie :
les deux mondes si opposés du spiritualisme
nouveau et du sensualisme ancien sont là.
Ces raisons sont délicates et profondes, et pour-
tant l'Église ne les approuva point. Elle redouta
moins, pour la femme, la contagion d'un époux
païen, qu'elle n'espéra pour cet époux la douce
— 89 —
et puissante influence de la femme chrétienne.
L'Eglise s'est-elle trompée? non; les femmes ont
été, clans leur famille, les prédicateurs de l'Évan-
gile, comme elles en ont été les messagères dans
le monde. A. côté de son époux indifférent, ou
même païen, la femme chrétienne élevait un en-
fant chrétien : Monique veillera sur Augustin.
Nous avons vu le monde romain attaqué dans
la loi , dans la religion , dans le prince , dans ses
plaisirs et dans ses mœurs ; il va l'être mainte-
nant dans l'industrie , dans l'art , dans les lettres,
dans les sciences, dans la philosophie.
La puissance des empereurs ne fut pas, nous
Pavons montré plus haut, fondée uniquement sur
des moyens matériels; elle ne se maintint pas
seulement par la terreur ; elle s'appuya aussi sur
des hases plus solides, sur de plus nobles pré-
voyances. La protection accordée aux arts, la
conservation des monuments de Rome , l'embel-
lissement de la ville éternelle, les chefs-d'œuvre
de la sculpture et de la peinture, multipliés, ras-
semblés dans son sein , furent aussi un des soins
et des secrets de la politique. Auguste avait fait
de la Rome de brique , une Rome de marbre ; ses
successeurs ajoutèrent aux beautés de la ville,
en réparèrent les monuments, en élevèrent de
nouveaux, et l'enrichirent des merveilles du ci-
seau grec et latin. Les plus mauvais empereurs,
Caligula, Claude, Néron, ne négligèrent point
— 90 —
cette popularité des magnificences publiques.
Comme les palais des princes , les maisons des
particuliers rassemblèrent les chefs-d'œuvre des
arts, que l'ignorante opulence des Trimalchion
savait si mal apprécier, et dont les ruines nous
ravissent encore d'admiration. Rome, quand elle
n'est plus éloquente, est encore artiste. Le goût
pour les arts était une des dernières jouissances
de ces esprits blasés sur tous les plaisirs; c'était,
en même temps , une dernière ressource pour les
populations appauvries et esclaves. Les grands,
dans leurs villas , retrouvaient , par la contem-
plation des statues antiques, quelque sentiment
de ce beau idéal qui avait péri dans la littérature.
Entourés de ces chefs-d'œuvre, les Romains se
croyaient moins seuls dans ces palais déjà trop
grands pour eux. Ce peuple des divinités de la
Fable , qui remplissait leur atrium , comblait le
vide de leurs heures et de leur solitude. L'art et
ses chefs-d'œuvre étaient donc la distraction de
la vie opulente et la ressource des prolétaires,
comme les spectacles étaient le dédommagement
de l'absence de la vie politique.
Eh bien , ce sont ces jouissances de l'imagina-
tion , ces sources de l'industrie, que Tertullien
vient combattre et anathématiser ; et ici, il ne
gardera plus aucun de ces ménagements que
jusque-là il avait observés ; il déclarera une guerre
ouverte à l'industrie, à l'art et aux lettres. Toutes
— 91 —
ces attaques sont contenues dans le traité de
l'Idolâtrie. L'idolâtrie est proscrite, et, avec elle,
tout art, tout commerce , toute profession qui s'y
rattache. Et d'abord l'industrie : « 11 n'est pas
plus permis de fabriquer une idole , que de l'a-
dorer. — ■ Mais c'est mon état; je n'en ai point
d'autre. — Eh quoi! mon ami, est-il nécessaire
que tu vives? Tu seras pauvre, dis-tu? eh bien,
tu seras de ceux que Jésus-Christ appelle bien-
heureux. — Je n'aurai pas de quoi me nourrir.
— Dieu y pourvoira. — De quoi me vêtir? —
Pense au lis des champs. » Étrange et terrible
dialogue , où se trahit cette lutte qui n'est point
encore terminée, entre le principe sévère de l'ab-
négation chrétienne, et le génie actif de l'huma-
nité! Ainsi est condamnée l'industrie. L'art sera-
t -il mieux traité? « Eh quoi! vous sacrifiez aux
idoles, non pas avec le sang des victimes, mais
avec votre âme; vos veilles, vos sueurs, votre
génie , telle est l'offrande que vous leur présen-
tez. Vous êtes pour elles plus qu'un sacrificateur,
plus qu'un pontife ; car vous leur créez des ado-
rateurs. » Je ne sais si l'intimité de l'artiste et de
son œuvre , si les profondes et pénibles études
du génie qui s'abîme et se perd dans ses créations ,
en un mot , si le labeur de la pensée qui veut se
reproduire et se manifester dans l'objet matériel
qu'elle forme à son image , je ne sais , dis-je , si
les inquiétudes, les joies, les inspirations, les
— 92 —
découragements de l'art et ses sacrifices, ont ja-
mais été peints avec plus d'âme et de vivacité
qu'ils le sont ici par Tertullien.
L'art sera longtemps à se relever de ces at-
taques : il lui faudra dix siècles ; mais ce repos
ne sera pas stérile. Dans le silence , l'art se trans-
formera; il passera de l'esprit à l'âme, du phy-
sique au moral. 11 allait du monde extérieur à
l'homme; de l'homme maintenant, il se réflé-
chira dans le marbre ou sur la toile. Quand, au
moyen âge, il reparaîtra, l'art se montrera avec
un caractère profondément distinct de celui qu'il
avait dans l'antiquité. Il était intellectuel; il sera
spiritualiste. Peut-être donc, même dans l'intérêt
seul de l'art, cette proscription momentanée
a-t-elle été utile ; au point de vue chrétien , elle
était nécessaire. Comment, en effet, le christia-
nisme aurait-il pu pénétrer dans les esprits, tant
que les symboles du culte païen frapperaient les
regards du peuple? Comment le peuple, en ayant
sous les yeux les images de l'Olympe, pouvait-il
s'en détacher, et s'élever à l'adoration intellec-
tuelle de la Divinité , quand les sages mêmes
avaient peine à la concevoir sous cette pureté in-
visible; quand , déchirant le voile du temple de
Jérusalem, Tacite s'étonne de n'y point trouver
de simulacre? Et voyez combien l'existence du
paganisme était liée à l'art païen : au xve siècle,
Rome se crut assez bien établie pour ne plus crain-
— 93 —
dre les presliges de l'art profane, qu'elle avait
autrefois proscrit. Léon X l'amnistia ; il l'appela à
partager, avec l'art chrétien , le génie de Michel-
Ange et de Raphaël. Eh bien, pourrait-on assu-
rer qu'alors même les illusions de l'art païen ne
furent pas fatales au christianisme; que l'art chré-
tien, devenu païen , n'affaiblit pas, dans l'imagi-
nation des peuples, cette majesté du catholicisme,
déjà atteinte par les révoltes de la pensée ; et
qu'enfin Léon X, je ne dis pas seulement par les
prodigues munificences de son pontificat , mais
par ce retour au paganisme , n'ait aplani les voies
à Luther et à Calvin?
L'industrie, l'art, sont répudiés; les lettres,
les sciences ne trouveront pas davantage grâce
aux yeux de l'inflexible ïertullien ; elles seront
aussi comprises dans l'anathème. Pour interdire
les lettres profanes , Tertullien se fonde sur la né-
cessité où serait le maître chrétien de se sou-
mettre à des formalités, qui sont autant d'hom-
mages rendus au polythéisme. Il lui faudra avoir
dans son école les images des dieux , célébrer les
fêtes de Minerve, lui offrir les prémices du sa-
laire qu'il reçoit de ses élèves.
De ces anathèmes contre l'industrie, contre
l'art, contre les sciences et les lettres, à la pro-
scription de la philosophie, il n'y a qu'un pas.
Que dis-je? moins que l'art, moins que la litté-
rature, la philosophie pouvait trouver grâce aux
— 94 —
yeux de Tertullien ; car, pour lui, la philosophie,
c'est l'hérésie. Les apologistes grecs accepteront,
en l'épurant, la philosophie, la philosophie de
Platon du moins ; Tertullien rompt avec Platon ,
comme avec le Lycée et le Portique. Dans les
systèmes des plus sages philosophes, il ne voit
que des plagiats adultères des Écritures. Tertul-
lien a donc combattu la philosophie ; il l'a com-
battue dans les Prescriptions , dans ses divers
traités contre Marcion , Valentin, Praxéas, véri-
tables ouvrages philosophiques sous forme théo-
logique. Ce n'est pas là, toutefois, que nous irons
chercher sa véritable pensée ; ces ouvrages, que
nous examinerons tout à l'heure, et à un autre
point de vue , se rapportent à la métaphysique
plus qu'à l'histoire morale du christianisme.
Nous avons deux ouvrages où se dessinent mieux
le caractère de Tertullien et le jour sous lequel
l'Église latine considérait la philosophie; ces
deux ouvrages sont : les traités du Témoignage
de Tdme, et de T Ame.
Dans le premier de ces ouvrages , du Témoi-
gnage de Pâme , le caractère particulier de Ter-
tullien et son dédain pour la philosophie se
trahissent tout d'abord. Dès le début, Tertullien
rappelle qu'avant lui, plusieurs apologistes de
la religion chrétienne ont confondu le paganisme
par ses propres aveux , par les nombreuses et
perpétuelles contradictions de ses philosophes,
— 95 —
et que cependant ces travaux si pénibles , ces
profondes et laborieuses recherches n'ont pas
produit les fruits qu'on en devait attendre. Il faut
donc frapper à une autre porte; évoquer, non
pas des preuves obscures, mais en appeler à des
témoignages évidents; en un mot, demander à
la conscience ce que, jusque-là, on avait inutile-
ment demandé à la raison. L'âme sera donc ap-
pelée à témoigner sur elle-même, à parler de
son origine , de sa dignité , de son avenir ; non
point l'âme telle que l'ont faite l'Académie, le
Lycée, ou le Portique; mais bien l'âme dans sa
naïveté et sa beauté primitives; l'âme telle qu'elle
se révèle dans ces moments sublimes, dans ces
élans involontaires, où elle semble la voix de
Dieu même. Qu'elle vienne donc, cette âme
rude et franche , qu'elle vienne rendre d'elle-
même un témoignage irrécusable, témoignage
d'autant plus vrai, qu'il est plus simple; d'au-
tant plus simple, qu'il est plus populaire; d'au-
tant plus populaire et commun, qu'il est plus
naturel et, par conséquent, divin. Eh bien,
cette âme ainsi interrogée dans ses soudaines
illuminations , dans ses brusques ravissements ?
que dit-elle? Elle proclame l'existence de Dieu,
son unité, sa bonté; elle proclame aussi sa
propre immortalité par la crainte de la mort,
par l'intérêt qui s'attache , au delà du tombeau ,
à ceux que l'on a chéris sur la terre , par l'espé-
— 96 —
rance de vivre dans la mémoire des hommes ,
tous instincts admirables, pressentiments su-
blimes, échos divers d'une même et indestruc-
tible croyance. On le voit : aux yeux de Tertul-
lien , la certitude n'est plus dans l'esprit, elle est
dans l'âme : c'est toute la distance qui sépare la
foi de la métaphysique. C'est ainsi du reste que ,
dans tous les temps, on a combattu les opinions
anciennes; attaquant tour à tour la raison par la
foi. ou la foi par le doute. Singulier retour des
choses humaines ! La philosophie, un jour, s'em-
parera de ces armes du christianisme naissant ;
Rousseau invoquera, contre la tradition , cette
voix de la conscience que ïertullien fait parler
contre la philosophie.
La philosophie, indirectement attaquée dans
le Témoignage de l'âme. Test ouvertement dans
le traité de ï Ame. Tertullien tout d'abord la
prend a partie dans son représentant le plus
grave, dans Socrate. Le faste de ses derniers
moments ne l'étonné point; et, plus sévère que
le philosophe de Genève, dans le fils de Sophro-
nisque, même mourant, il ne voit qu'un so-
phiste. Qui jamais, en effet, a découvert la
vérité, si Dieu ne la lui a révélée? Mais quelques
philosophes, dira-t-on, se rencontrent quelque-
fois avec les chrétiens. « 11 n'est pas étonnant,
reprend Ter lullien, que celte longue et terrible
tempête d'opinions et d'erreurs les ait quelque-
— 97 —
fois jetés au port par aventure, et par un heu-
reux égarement. » Puis, repoussant la sagesse
païenne par une superbe ironie : « Sans doute
la sagesse divine se serait trompée , en établis-
sant son berceau et son école dans la Judée,
plutôt que dans la Grèce ! » Il quitte cette véhé-
mence cependant, et entre dans des discussions
métaphysiques sur les sens, leurs organes, sur
nos sensations, sur le sentiment et l'intelligence,
sur la vie dans les plantes et dans les animaux.
Ces détails, purement philosophiques , ne lui sau-
raient longtemps convenir; aussi, satisfait d'a-
voir attaqué , en passant , Lucrèce et Platon , il
revient, dans le reste de ce traité, à des idées
morales qui se rattachent au témoignage de
Vaine, et le complètent. Il a sur le sommeil de
ces pensées profondes qui ne pouvaient sortir
que des méditations chrétiennes. Le sommeil,
avait dit la sagesse profane dans ses plus douces
consolations, le sommeil, c'est l'image de la
mort. — Le sommeil, reprend la philosophie du
christianisme, c'est l'image et la preuve de l'im-
mortalité. L'ame, par son activité pendant le
sommeil, révèle hautement sa divine et immor-
telle essence. À cette preuve de l'immortalité do
l'âme par son activité pendant le sommeil, Ter-
tullien en ajoute d'autres : « Cette àme a ses
souffrances, ses joies à elle; joies et souffrances
indépendantes de l'action du corps , et qui sou-
i 7
— 98 —
vent le contrarient; elle montre, même au mi-
lieu de ses douleurs, qu'elle est maîtresse du
corps qu'elle anime : voyez l'âme de Mucius,
quand il livre aux flammes du bûcher la main
qui a manqué Porsenna. »
Nous avons considéré Tertullien comme apo-
logiste et comme moraliste, il nous reste à mon-
trer en lui l'adversaire de l'hérésie.
Le plus célèbre des traités de Tertullien contre
les hérésies et celui qui contient en quelque
sorte tous les autres, ce sont les Prescriptions.
Tertullien s'y montre tout d'abord avec une
vigueur singulière de raisonnement. L'hérésie
est nécessaire ; elle est la pierre de touche de
la foi ; il ne faut donc pas s'en scandaliser ;
c'est la pensée de l'apôtre. Puis , s'adressant
aux hérétiques du même et superbe ton dont il
répondait aux païens, il n'accepte pas la loi , il
la fait. Ainsi, en face de l'hérésie, il est, pour
ainsi dire , défendeur et non demandeur ; il ne
descend pas à prouver la légitimité de ses titres ,
il lui demande les siens. Pour lui, il est en pos-
session de la vérité , c'est à elle , à l'hérésie , si
elle a des droits plus anciens, à les produire.
Jusque-là, Tertullien n'a point à discuter avec
elle; il lui oppose la prescription. Déjà, dans son
Apologétique, il avait dit : « A tous les corrupteurs
de l'Évangile nous opposons l'argument invin-
cible de la prescription, » c'est-à-dire du droit,
— 99 —
du droit de vérité confirmé par la possession :
«Qui êtes-votis, vous qui me venez disputer
mon héritage? Depuis quand et d'où êtes-vous
venus? à quel titre, Marc-ion, coupez-vous ma
forêt? Qui vous a permis, Valentin, de détour-
ner mes canaux? Qui vous autorise, Apelle, à
ébranler mes bornes ? comment osez-vous semer
ici et vivre à discrétion? ceci est mon bien ; j'en
ai depuis longtemps et la première, la posses-
sion; je descends des anciens possesseurs, et je
prouve ma descendance par des titres authen-
tiques. » Cette solennelle déclaration , cette fin
de non-recevoir tout d'abord opposées à l'héré-
sie, et les droits de l'Église réservés, Tertullien
consent à discuter les objections des hérétiques.
11 les confond par leurs erreurs, mais principale-
ment par leurs mœurs; il ne leur demande pas
seulement compte de leurs opinions, mais de
leurs vices ; puis , opposant à leurs perpétuelles
inconstances, à leurs dérèglements , la fixité des
doctrines et la pureté des mœurs chrétiennes , le
tableau des Églises naissantes, leur concorde,
leurs traditions immuables, il s'écrie : « Parcou-
rez les Églises apostoliques où président encore
et aux mêmes places les chaires des apôtres.
Eles-vous près de PAchaïe, vous avez Corinthe;
de la Macédoine, vous avez Philippes et Thessa-
lonique. Passez-vous en Asie, vous avez Ephcse.
Etes-vous sur les frontières de l'Italie, vous avez
— 100 —
Rome , heureuse Eglise dans le sein de laquelle
les apôtres ont répandu leur sang et leurs doc-
trines! »
Enfin, après avoir, par les mœurs, parla tradi-
tion, par les doctrines, convaincu les hérétiques
de nouveauté et par conséquent d'illégitimité,
Tertullien termine par cette réflexion : « Les hé-
rétiques varient dans leurs règles ; chacun parmi
eux se croit en droit de changer et de modi-
fier par son propre esprit ce qu'il a reçu, comme
c'est par son propre esprit que Fauteur de la secte
Ta composé. L'hérésie retient toujours sa propre
nature en ne cessant d'innover, et le progrès de
la chose est 'semblable à son origine; ce qui a
été permis à Valentin, l'est aussi aux valenti-
niens Les marcionites ont le même droit que
Marcion , et les auteurs d'une hérésie n'ont pas
plus le droit d'innover que leurs sectateurs ; tout
change dans les hérésies; et quand on les pénètre
à fond, on les trouve dans leur suite différentes
en beaucoup de points de ce qu'elles ont été dans
leur naissance. » Ces paroles, dont nous em-
pruntons la traduction àBossuet, qui y a puisé le
litre et l'idée de ses i aviations , résument le
traité de Tertullien.
Cette réfutation générale des hérésies ne pou-
vait toutefois suffire ni au besoin de la vérité, ni
à l'ardeur du génie de Tertullien ; aussi à la fin
même des Prescriptions ', prenait-il l'engagement
— 101 —
qu'il a tenu, d'une lutte plus vive et plus longue.
« Nous venons, y dit-il, de donner des armes
pour combattre généralement toutes les hérésies ;
dans la suite, si Dieu nous en fait la grâce, nous
répondrons à quelques hérésies en particulier. »
11 y a répondu en effet.
Le premier et le principal de ces traités parti-
culiers de Tertullien est dirigé contre Marcion.
Marcion admettait deux dieux différents ; de ces
dieux, le créateur est le second, le dieu inférieur;
aussi prétendait-il que quand le créateur avait
dit : « Quela lumière soit faite, » c'était moins un
commandement qu'il adressait à la nature, qu'une
prière au Dieu suprême qui était au-dessus de
lui. L'erreur de Marcion, on le reconnaît, venait
du dualisme oriental. Frappé des imperfections
apparentes de l'univers, et ne les voulant point
attribuer à un dieu parfait, Marcion en faisait
auteur le dieu inférieur. Tertullien montre que
la sagesse et la puissance du créateur éclatent
partout dans cette nature si vile et si imparfaite
aux yeux de Marcion. « Ne remontez pas si haut,
abaissez vos regards sur ce qui semble leur échap-
per : la fleur cachée dans le buisson comme celle
qui émaille nos prairies; le plus petit des coquil-
lages aussi bien que celui qui nous donne la
pourpre; l'aile du dernier des insectes non moins
que la magnifique parure du paon, vous mon-
trent-ils dans le créateur un si misérable ouvrier ?
— 102 —
vous qui regardez en pitié ces mêmes insectes
en qui la merveilleuse main qui les a faits a ré-
paré la faiblesse par l'adresse dont elle les a
doués, imitez, si vous le pouvez, les construc-
tions de l'abeille, les greniers de la fourmi, le
venin de la cantharide, l'aiguillon de la mouche,
la trompette et la lance du moucheron. Si d'aussi
faibles créatures, ou servent à vos besoins, ou
vous préservent des ennemis, quels sentiments
avez-vous pour de plus grandes, vous qui refu-
sez de reconnaître le créateur dans ses moindres
ouvrages? ne sortez pas de vous-mêmes; consi-
dérez l'homme, au dedans, au dehors de lui-
même; trouve-t-il plus grâce à vos yeux, cet ou-
vrage de Dieu? »
Tableau brillant et simple tout à la fois qu'il
termine par ce trait plein de fraîcheur et de
grâce. « Si je vous présente une rose ; oserez-
vous encore calomnier le créateur ? » Bernardin
de Saint-Pierre a décrit , avec infiniment de
charme, l'histoire du rosier qui ornait sa très-
modeste fenêtre du faubourg Saint-Marceau;
mais cette anatomie descriptive vaut-elle la vive
et courle pensée de Tertullien? Remarquons
comment, à des époques si éloignées l'une
de l'autre, le besoin des douces et fraîches ima-
ges saisissait et le génie sévère de Tertullien et la
tendre rêverie de l'auteur des Etudes de la na-
ture.
— 103 —
Tertiillien n'est pas moins admirable quand ,
combattant par l'ironie et le raisonnement le dou-
ble principe de Marcion , il termine par ce di-
lemme qu'il développe avec une invincible lo-
gique : « Dieu est un ou il n'est pas ; et il y aurait
un moindre blasphème à nier son existence qu'à
le supposer autre que ce qu'il doit être. Or, Dieu
est l'être souverainement grand , nécessairement
éternel, sans principe, sans commencement,
sans fin. Avoir de Dieu une autre idée, c'est le
méconnaître; c'est le nier en lui ôtant ce qui le
constitue essentiellement. Et comment , s'il avait
un égal, seraiî-il souverainement grand ? or , il y
a un égal , s'il y a un second être souverainement
grand. Deux êtres souverainement grands ne sau-
raient exister à la fois , parce que l'essence de l'être
souverainement grand est de n'avoir point d'égal,
et la prérogative de n'avoir point d'égal ne peut
convenir qu'à un seul. L'être souverainement
grand efface nécessairement tout être , tout rival
que vous prétendrez lui égaler, par la raison
même qu'il est souverainement grand; et que dès
lors ce second être, quelque grand que vous
le supposiez, ne peut plus être souverainement
grand. Dieu est donc essentiellement un; et s'il
n'était un, il ne serait point du tout. »
D'autres hérétiques tombèrent sous les coups
de Tertiillien. Après Marcion , après Hermogène,
il combattit les valentiniens et Praxéas qui niait
— 104 —
l'unité de l'essence de la Divinité. Nous ne le
suivrons pas plus loin dans ces controverses où
nous aurions toujours à admirer la vigueur de sa
dialectique et les vives couleurs dont il sait revê-
tir des idées qui s'y prêtent difficilement. Dé-
plorable fragilité de l'esprit humain! le défen-
seur intrépide de la morale et de la discipline
chrétienne, le rude adversaire des hérétiques,
va nous donner le spectacle de ses propres er-
reurs.
Dans un bourg de la Mysie , dans Arbadan ,
était né un de ces esprits ardents et inquiets qui
apparaissent surtout aux époques de fermenta-
tion religieuse. Après Marcion , après Apelle ,
après Yalentin., parut Montan. Montan était
un libérateur. 11 prétendait que Dieu avait voulu
sauver le monde d'abord par Moïse et par les
prophètes; qu'ayant échoué dans ce dessein, il
était descendu en lui Montan par le moyen du
Saint-Esprit, et dans deux prophétesses , Priscille
et Maximille, toutes deux fort riches et fort at-
tachées à sa doctrine. Montan et ses sectateurs
s'accordaient toutefois à reconnaître que l'Es-
prit saint avait inspiré les apôtres; mais ils dis-
tinguaient le Saint-Esprit du Paraclet. Le Para-
clet , selon eux , avait inspiré Montan , et avait
dit par sa bouche des choses bien supérieures
à celles que Jésus-Christ avait enseignées dans
son Évangile. Sa morale du reste était austère :
— 105 —
il ordonnait plusieurs carêmes , condamnait les
secondes noces; recommandait de ne point fuir
la persécution , et de refuser la pénitence à ceux
qui étaient tombés. Les montanistes remplirent
presque toute la Phrygie , se répandirent dans la
Galatie, s'établirent à Constantinople et pénétrè-
rent jusque dans l'Afrique. Leur morale rigide et
leur imagination exaltée séduisirent le génie ar-
dent et sombre de Tertullien. D'autres motifs,
la jalousie et les affronts du clergé romain , l'au-
raient aussi, selon saint Jérôme, poussé dans le
camp de l'erreur.
L'hérésie de Montan était double : elle portait
sur la tradition et sur la discipline. Si la pre-
mière révélation avait été, pour ainsi dire, in-
complète; si Dieu pouvait se manifester à chaque
homme par de soudaines illuminations; si au-
dessus et en dehors de l'Église , une voix inté-
rieure parle à chacun de nous , et nous fait juge
de notre foi, que devient la tradition, que de-
vient l'autorité de l'Église? Or, le Paraclet de
Montan , c'était l'imagination et les écarts substi-
tués à l'autorité , à la parole de l'Église ; chez lui,
la règle suprême, c'était l'inspiration. Dans la
discipline, Montan n'errait pas moins. L'Église
honorait la chasteté ; Montan proscrit les secondes
noces; l'Église conseillait le jeûne et la sobriété ;
Montan condamne les repas quotidiens; l'Église
enfui recommandait la constance dans les tour-
— 106 —
menls, Montan veut que de soi-même on coure
au-devant delà mort.
Ces exagérations séduisirent l'imagination na-
turellement enthousiaste de Terlullien. Plein de
dédain pour la philosophie et ses vaines subtilités,
avant même de connaître Mon! an, il en avait ap-
pelé des sophismes au témoignage naïf de l'âme;
du savoir, à l'inspiration; le prétendu Paraclet
de Mon tan lui offrait donc une voie agréable vers
ces communications intimes de Dieu avec l'âme,
qui, selon lui, devaient remplacer les incerti-
tudes de la science; il s'y jeta avec ardeur. Mais
nous n'insisterons pas sur ces erreurs d'un grand
génie ; il les faut oublier en présence de tant de
services rendus à l'Eglise, et hors de l'Église, à la
liberté et à la dignité de la conscience humaine.
Terlullien mourut dans un âge avancé; il
mourut non pas loin, mais en dehors de l'Église.
Toutefois les erreurs de son zèle n'ont pu effacer
la grandeur de ses services. Cyprien, et ce fut
là une partie de la gloire de Tertullien , Cyprien
le reconnut, tout d'abord, pour le fondateur du
dogme et de la discipline : m: Donnez-moi le
maître, » disait-il. Oui, Tertullien est le maître
de la vie chrétienne; et l'Eglise, qui n'a pu in-
scrire son nom dans ses fastes glorieux, le cite
souvent dans ses chaires. Car si l'Eglise n'a pu
placer dans ses temples l'image de celui qui ,
d'une main si ferme , en avait posé les solides
— 107 —
fondements 9 elle ne pouvait non plus oublier
que cet homme avait prépare sa victoire ; qu'il
avait créé, en regard de la puissance impériale,
de la puissance temporelle, une puissance mo-
rale et spirituelle qui la devait détrôner; qu'il
avait rompu les liens qui attachaient encore au
vieux monde païen la société chrétienne ; qu'il
avait terrassé les hérésies, et que tour à tour
apologiste ou docteur, le bouclier ou l'épée
d'Israël , il avait , de ses mains triomphantes ,
élevé le péristyle de ce temple chrétien où vien-
dront s'abriter les barbares et le moyen âge.
Bossuet, comme Gyprien , faisait de Tertullien sa
lecture habituelle. Cette prédilection de Bossuet
est presque une consécration.
CHAPITRE Y.
SAINT CYPRIEN.
Cyprien, comme Tertul lien, naquit à. Carthage,
vers le commencement du 111e siècle, d'une fa-
mille qui tenait un rang considérable. Elevé au
sein du paganisme, il suivit d'abord la carrière
du barreau , où ses talents et ses succès fixèrent
sur lui l'attention des Carthaginois qui le vou-
lurent avoir pour professeur d'éloquence. Dans
cette nouvelle carrière , Cyprien ne tarda pas à se
faire un grand nom; mais cette gloire ne devait
pas rester aux lettres profanes. Un saint prêtre
de Cartbage , Cécilius , le convertit au christia-
nisme. Cécilius est-il l'interlocuteur païen de
YCctavius, gagné lui-même à la foi par son ami?
On aimerait à adopter cette conjecture, qui a été
hasardée par M. Angelo Mai, et à prolonger ainsi
la chaîne qui rattacherait Cécilius a Minucius
Félix, et Cyprien à Cécilius; mais il est difficile
de croire à cette succession. Ce qui est certain,
c'est qu'en reconnaissance du Cécilius, quel qu'il
soit, auquel il avait dû d'ouvrir les yeux à la lu-
mière de l'Évangile, Cyprien prit le surnom de
Thascius Cyecilianus.
— 109 —
Les chrétiens avaient accueilli avec joie la
conversion de Cyprien. Ils se hâtèrent de l'atta-
cher à l'Eglise. En un même jour, Cyprien reçut
une double consécration; il fut ordonné prêtre
et évêque. On a cru, et non sans vraisemblance,
que Cyprien nous avait laissé, dans l'épître à
Donat , la peinture des agitations de sa vie pre-
mière, et les motifs qui, l'y faisant renoncer, l'a-
vaient conduit des tempêtes du monde et des
écueils de la gloire au port de la religion. Celte
lettre à Donat forme donc ainsi une introduction
naturelle et intéressante au caractère et aux
œuvres de Cyprien.
Par un souvenir de rhétorique, ou plutôt par ce
tour nouveau et gracieux de l'imagination chré-
tienne, que nous avons déjà remarqué, Cyprien
place dans un cadre ingénieux et neuf les confi-
dences qu'il fait et les conseils qu'il donne à Do-
nat. C'est pendant le repos des vendanges, au fond
d'une grotte tapissée de pampres jaunissants dont
le feuillage flexible s'entrelace en festons au-dessus
de leurs têtes, que Cyprien et Donat se donnent
le spectacle des erreurs, des vanités et des gran-
deurs humaines. L'entretien commence avec une
simplicité charmante : « Vous faites bien , mon
cher Donat, de me rappeler ma promesse; je
ne lavais point oubliée; et d'ailleurs la saison
et la liberté desprit qu elle nous donne, l'à-pro-
pos des vendanges et l'usage où Ton est de cou-
— 110 —
sacrer au repos la dernière période de l'année,
le lieu même où nous sommes, une certaine
mollesse, qu'avec les douces vapeurs qui s'ex-
halent de nos jardins, l'automne répand dans
chacun de nos sens, tout nous invite à ces con-
versai ions qui occupent si agréablement les
journées, et dont le charme secret pénétrant
tous les cœurs, les dispose à l'amour de la vérité
et a la connaissance des préceptes divins. Pour
qu'aucun témoin étranger ne trouble, qu'au-
cun bruit importun n'interrompe notre entre-
tien, allons, loin de la maison, nous retirer sous
ce berceau; nous y trouverons une solitude à
souhait, protégée contre les ardeurs du soleil
par l'épais feuillage de cette vigne dont les ra-
meaux se jouent en serpentant le long de cette
treille qui la soutient, et nous présentent un
portique de verdure; nous pouvons ici commo-
dément méditer et conférer ensemble : le riant
aspect de ce verger récréera nos regards, en même
temps que notre esprit se nourrira agréablement
de vérités utiles. »
Viennent ensuite sous forme de conseils, des
confidences touchantes :
« Du temps où j'étais plongé dans les ténèbres
et dans une profonde obscurité, flottant sur la
mer orageuse du siècle, errant ça et là, sans
roule fixe, etm'ignorant moi-même, je regardais
comme bien difficile à croire , difficile à espérer
— 111 —
que l'on pût, sans changer cie corps, devenir un
homme tout nouveau. Le moyen, me disais-je
à moi-même, de renoncer tout à coup soit à des
penchants naturels, soit à des habitudes invété-
rées, dont les impressions se sont profondément
gravées dans Tâme? de devenir sobre, quand on
est accoutumé à la bonne chère et au luxe des
festins ; de ne se montrer que sous l'extérieur le
plus simple , quand on ne paraissait en public
qu'avec une riche parure, éclatante d'or et de
pompe ? Demanderez-vous à cet homme, nourri
dans les dignités et dans les honneurs où il met-
tait son bonheur, lui demanderez-vous de des-
cendre à la vie privée? Non ; qui s'est laissé, pen-
dant toute la vie , enchaîner par les liens de la
volupté, devient, sous l'empire de l'habitude, es-
clave des sensualités , de l'orgueil , de la colère ,
de l'ambition. Telles étaient les pensées qui ve-
naient souvent s'offrir h mon esprit ; je me sentais
de toutes parts enlacé dans les passions qui me
captivaient autrefois; je cédais avec complai-
sance à leur douceur qui me paraissait invin-
cible; je désespérais de pouvoir jamais m'arra-
cher à des maux qui avaient pris sur moi l'empire
de l'habitude. »
Après ce préambule , déjà si pittoresque et si
intéressant par l'émotion contenue qui en colore
les expressions et en anime les sentiments, après
cette confidence voilée, qui est en même temps
— 112 —
un avertissement chrétien, doux et grave, Cy-
prien sait encore trouver un tour dramatique et
nouveau pour exciter et soutenir l'attention de
])onat. Par une vive et heureuse supposition, de-
puis, souvent et diversement imitée, il se trans-
porte en imagination, lui et son auditeur, sur un
lieu élevé d'où se découvre à eux Garthage tout
entière , avec ses cirques , ses forum , ses palais ,
avec tous les théâtres des passions et des luttes
humaines; et de là, mettant sous les yeux de
Donat tout le spectacle de la vie humaine , dans
l'intérieur des maisons comme sur la place pu-
blique, il lui étale toutes les misères réelles ca-
chées sous des bonheurs apparents : poursuite
des honneurs , de la gloire , des plaisirs ; jeux
sanglants du cirque , jeux des théâtres plus tran-
quilles, mais non moins dangereux pour l'âme.
Bossuet s'est emparé de cette dramatique peinture,
et comme toujours, il a été original en traduisant.
Mais laissons parler Cyprien lui-même : « Voici
que se préparent les jeux des gladiateurs; vous y
pourrez, par des spectacles de sang, repaître vos
féroces regards. Cet athlète fut longtemps nourri
des sucs les plus substantiels : on l'engraissait,
pour qu'il mourût, à plus grands frais. Quoi! un
homme froidemenl égorgé pour le plaisir des
veux, le meurtre érigé en science, devenu une
élude, un usage! il faut commettre le crime, que
dis-je! il en faut tenir école; c'est un état de
— 113 —
tuer, une gloire de mourir. » Notons cette pro-
testation de la conscience chrétienne contre des
jeux parricides ; répété par Prudence, et par lui
porté jusqu'à Salvien , ce cri ébranlera les am-
phithéâtres de Trêves et de Cologne , jusqu'au
jour où, vengeurs de leurs frères égorgés dans le
cirque, les barbares viendront le renverser.
Cette lettre àDonat, si belle par les sentiments,
n'est pas exempte de quelques traces de mauvais
goût ; le rhéteur s'y reconnaît quelquefois : dé-
sormais nous ne verrons plus que l'évêque.
Les premiers temps de l'épiscopat de Cyprien
furent tranquilles. Depuis quarante ans environ,
depuis Maximin et depuis Sévère , l'Église jouis-
sait d'un calme assez profond. Mais la persécu-
tion, ralentie et non éteinte, devait se rallumer
plus vive et plus étendue : Dèce publia un édit
contre les chrétiens. Gibbon donne pour motif
à cette persécution, je ne veux pas dire pour ex-
cuse, la prévoyance de Dèce qui, dans les chré-
tiens , aurait deviné les futurs héritiers des
Césars ; je doute que Dèce, quelle que fût sa pé-
nétration, ait vu d'aussi loin. Quoi qu'il en soit,
dans l'intérêt de son troupeau et fidèle au pré-
cepte de l'apôtre, Cyprien crut devoir fuir. Cette
fuite lui fut reprochée; voici, à ces reproches,
la réponse de Cyprien :
« Conformément à l'ordre que nous en donne
le Seigneur, an premier signe de la persécution,
i S
— 114 —
entendant un peuple furieux demander ma tête
à grands cris, je pensai, moins dans l'intérêt de
ma sûreté personnelle que dans celui de la tran-
quillité publique , à me retirer pour quelque
temps. J'aurais craint que ma présence ne parût
téméraire , et ne donnât de nouveaux prétextes
à la sédition ; mais, quoique éloigné de mon trou-
peau, mon esprit, mes conseils, mes actes étaient
avec vous; je n'ai cessé, autant qu'il était en moi,
de veiller aux besoins de mes frères. »
Cyprien, en effet, n'oubliait point son peuple;
il encourageait , soutenait et glorifiait les martyrs ,
et ne cessait de prodiguer à son troupeau , non-
seulement les conseils d'une vive sollicitude,
mais les secours d'une inépuisable charité. Il le
faut contempler dans cette situation, gouvernant
et soutenant, du fond de l'exil, la société chré-
tienne. Il écrit aux prêtres qui ont confessé la
foi; aux chrétiens qui souffrent dans les mines.
« Cyprien aux prêtres et aux diacres de son
Eglise :
K De la tranquille retraite que la faveur divine
m'a ménagée, je vous écris, mes très-chers frères,
pour vous témoigner d'abord ma joie d'apprendre
que vous-mêmes n'avez rien à craindre pour votre
liberté ; mais, les circonstances me tenant éloigné
de Carlhage, je vous conjure, par votre foi et
votre piété, de remplir fidèlement vos fonctions
et les miennes, en sorte que Tordre et l'exactitude-
— 415 —
de la discipline n'aient point à souffrir de mon
absence. Notre premier devoir est de fournir aux
besoins des confesseurs, prisonniers pour îa
cause de Jésus-Christ, et des pauvres qui persé-
vèrent dans la foi; je demande que rien ne leur
manque. Je ne réclame pas moins pour eux tous
les ménagements et les délicatesses d'une sage et
paternelle sollicitude à leur procurer les conso-
lations qui leur sont nécessaires. Je recommande
spécialement à vos soins les veuves et tous ceux
qui sont dans l'indigence, les malades, les étran-
gers; distribuez-leur ce que j'ai laissé de mon
fonds entre les mains du prêtre Rogatien ; et
comme je crains que cela ne suffise point , je lui
fais passer une autre somme. »
Cyprien, en soutenant son troupeau, ne veut
point braver ses ennemis ; à la charité de Tévêque,
il joint la prudence du chef de gouvernement :
« Ceux que la charité portera à visiter nos
saints confesseurs , le doivent faire avec précau-
tion f ne pas se présenter dans les prisons en
grand nombre, pour ne point porter ombrage à
nos ennemis, qui finiraient par leur en refuser
l'accès. Prenez garde aussi que les prêtres qui
vont y offrir le saint sacrifice, n'y paraissent que
tour à tour, accompagnés d'un seul diacre. Nous
devons en tout être doux et humbles, comme il
convient à des serviteurs de Dieu , nous accom-
moder au temps, et procurer le repos au peuple. »
— 110 —
Telle est, sous la main del évêque, même per-
sécutée, même privée de son chef, la société
chrétienne. Ainsi, tandis que dans le monde ro-
main tombent de toutes parts les liens qui en
avaient fait la force ; que le sénat a perdu son
autorité, le peuple, sa soumission, la majesté im-
périale, son prestige, les lois, leur empire ; à côté
de ce monde, au milieu de lui s'est élevé, gran-
dit, se répand un peuple chrétien, uni, soumis
et libre tout à la fois ; qui trouve dans la voix de
son évêque, sa règle, ses franchises et un appui ;
qui, dans l'organisation hiérarchique de l'Eglise,
a tout un ordre civil et politique : assemblées,
représentants , voix publique. Ce peuple, s'il
souffre, a qui veille sur lui , qui le conseille, s'il
est persécuté, qui lui donne du pain, s'il en
manque. Comparez à ce peuple si dévoué et si
fort , quoique peu nombreux encore , la société
païenne, délaissée et languissante, également
malade de ses misères morales et matérielles, et
vous devinerez facilement où est l'avenir.
L'Eglise pourtant avait ses mauvais jours. La
persécution ne trouvait pas tous les chrétiens
également inébranlables ; elle intimidait quelque-
fois la faiblesse; elle amenait le schisme. Ce fut
la douleur qui pour Cyprien se joignit aux cha-
grins de l'exil. Deux prêtres, Novat et Novalien,
se déclarèrent contre lui; voici à quelle occasion
ou plutôt sous quel prétexte. Fendant la persécu
— 117 —
tion, tous les chrétiens n'avaient pas montré la
même fermeté ; quelques-uns avaient faibli, ceux-
ci à la vue seule , ceux-là aux premières attein-
tes des tourments ; d'autres avaient sacrifié aux
idoles, thurifœati ; d'autres enfin avaient abjuré
sur l'ordre du magistrat, et ils en avaient reçu un
certificat de polythéisme , libellati. Quelle con-
duite fallait-il tenir à l'égard de ces chrétiens
faibles ou parjures? Cyprien inclinait à l'indul-
gence ; il faisait la part de la faiblesse humaine,
et à côté des sévérités nécessaires, des expiations
légitimes , il plaçait les miséricordes de l'Église.
Ainsi ne pensaient pas Novat et Novatien.
Novat, prêtre de Cartilage , d'abord attaché à
Cyprien, s'en sépara; il voulait prévenir l'ex-
communication que ses crimes avaient méritée.
11 entraîna dans sa défection quelques prêtres et
entre autres Félicissime , prêtre violent et déré-
glé dans ses mœurs. A Rome, Félicissime et Novat
rencontrèrent Novatien. Philosophe d'abord ,
Novatien avait plus tard et avec ardeur em-
brassé le christianisme; il jouissait d'une haute
réputation de savoir et d'éloquence. On a de lui
un traité sur la Trinité, ordinairement inséré à
la suite des œuvres de Tertullien. A Rome, un
intérêt commun de haine et d'ambition réunit
Novatien et Novat. Saint Fabien , évêque de
Rome, venait de mourir. On élut pour le rem-
placer Corneille , prêtre de l'Eglise de Rome.
— 118 —
Corneille s'était montré indulgent à ceux qui
étaient tombés durant la persécution. Novatien
soutenait que, même à l'heure de la mort, on ne
devait pas admettre à la réconciliation, non-seule-
ment ceux qui étaient tombés dans les trois grands
crimes de l'idolâtrie, de l'homicide et de la for-
nication , mais ceux même qui s'étaient rendus
coupables de péchés mortels ; il ne reconnaissait
à l'Église le pouvoir d'en remettre aucun de cette
nature. Ce fut sur ce prétexte que Novat et Nova-
tien s'élevèrent contre lui. Ils nommèrent d'abord
à sa place un faux évêque, appelé Fortunat;
puis Novatien finit par gagner quelques évêques,
et par eux il se fit ordonner prêtre de Rome. Du
schisme, il arriva bientôt à l'hérésie, et fut le chef
de la secte des novatiens.
Un moment Novat et Novatien intimidèrent
ou surprirent la religion de Corneille; mais ils
ne purent ébranler le courage et la modération
de Cyprien. D'accord sur le but, la condamna-
tion et le renversement de Cyprien, Novat et No-
vatien au fond ne s'entendaient pas ; car si No-
vatien trouvait Cyprien trop indulgent, Novat le
trouvait encore trop rigoureux; mais, par deux
chemins opposés, ils arrivaient au même but. A
Rome, Novatien prêchait une excessive sévérité ;
à Cartilage, Novat, une extrême indulgence. Ces
deux moyens, en apparence contraires, en réalité
s'accordaient parfaitement. A Carthage, le génie
— 119 —
du peuple était plutôt porté an rigorisme; à
Rome, il inclinait à la modération. En prenant
ainsi à rebours Rome et Carthage, on les excitait
également contre Cyprien et contre Corneille,
contre l'évêque et contre le pape.
Cyprien ne se départit point d'une sage mo-
dération. Tout en s'affligeant sur ceux de ses
frères qui ont failli, il se demande s'il faut les
tenir à jamais exclus de cette Eglise qu'ils ont
un moment abandonnée. Ne doit-on pas faire la
part de l'infirmité humaine et la part surtout de
la charité ? Cette persécution , à laquelle quel-
ques-uns ont succombé, n'a-t-elle pas été en dé-
finitive salutaire à tous? n'a-t-elle pas ranimé des
vertus assoupies, et parle péril commun ramené
la concorde? Toutefois, si l'Eglise doit accueillir
le repentir, elle doit craindre aussi d'encourager
la tiédeur ou la faiblesse ; elle ne refusera donc
pas le pardon à des chutes réparables quoique
tristes; mais ce pardon, le repentir le doit pré-
céder et justifier; une indulgence sans expiation
serait tout à la fois et une faiblesse inexcusable
et un dangereux exemple.
Tel est le sage tempérament que garde Cy-
prien ; tels sont les sages conseils qu'il donne
dans son traité : Des relaps,
« A Dieu ne plaise que je cherche à charger les
coupables! non, je veux seulement exciter un
frère à la peine et à la satisfaction. Flatter le pé-
— 120 —
cheur par une indulgence à contre-temps, c'est
lui ménager de nouvelles occasions de pécher;
mais reprendre son frère et lui donner de géné-
reux conseils, c'est lui ouvrir la porte du salut;
ainsi le prêtre du Seigneur ne doit point tromper
le coupable , mais le guérir par de salutaires re-
mèdes. Ce n'était donc pas assez de tous les maux
delà persécution! Voici que pour comble d'infor-
tune, un poison séducteur s'est glissé parmi nous
sous le nom spécieux de miséricorde. Contre la
rigueur de l'Evangile, et au mépris de la loi de
Dieu, l'on donne et l'on reçoit indiscrètement la
paix et la communion ; inutile et fausse paix, per-
nicieuse à ceux qui la donnent, inutile à ceux
qui la reçoivent! Pour vous, bien-aimés frères,
que la crainte du Seigneur retient encore sur le
bord du précipice, vous qui, dans votre unité
même, n'avez point perdu le souvenir de votre
blessure, envisagez vos fautes d'un œil pénétré
de douleur et de repentir ; écoutez les reproches
sévères que vous adresse votre conscience, et sans
trop légèrement préjuger votre pardon, ne dés-
espérez point de la divine miséricorde. »
On ne peut trop admirer la sage fermeté de
Cyprien ; il sait concilier avec les ménagements
de l'humaine faiblesse les sévérités de la disci-
pline chrétienne, et faire du repentir un engage-
ment plus fort à la foi un moment trahie. On
sent du reste combien ces questions étaient vives
— 121 —
et importantes pour la société chrétienne, au mo-
ment où elles s'agitaient. La société chrétienne
était alors, au sein de l'empire, en état perma-
nent de défiances et d'alarmes; elle avait à se
défendre tout à la fois des pièges du dehors et
des embûches du dedans. 11 lui fallait garder entre
tous ses membres la pureté et l'union qui faisaient
sa force et sa sûreté ; ouvrir ses rangs à ceux qui
y voudraient entrer, et pourtant exiger d'eux
des garanties sévères. La société païenne, si elle
était troublée par quelques-uns de ses membres,
avait, pour les contenir et les réprimer, l'autorité
et le secours des lois. Pour exciter le zèle, main-
tenir la concorde, encourager la faiblesse, glori-
fier le courage, la société chrétienne ne possédait
qu'une ressource, la punition ou la récompense
morale. Èlre mis, par la bouche de l'évêque, en
dehors de la communion chrétienne, ou en rece-
voir l'absolution et de publiques louanges, c'était
contre le relaps et pour le martyr, toutes les
peines et toutes les récompenses dont pouvait
disposer l'Église. Avec quelles précautions cette
autorité toute spirituelle ne devait-elle pas être
exercée ? quel mélange d'habileté et de force ne
demandait pas l'exercice d'un tel ministère., et
combien est merveilleuse l'influence de cette pa-
role qui était tout à la fois la règle, le châtiment
et la couronne du chrétien !
Au milieu de ces luttes contre le schisme , des
— \22 —
douleurs de l'exil, Cyprien trouvait encore du
temps pour des ouvrages plus calmes et de plus
douces exhortations : il confirmait les maximes
de Tertullien contre les hérésies ; il donnait aux
vierges chrétiennes de sages conseils; il répon-
dait au paganisme qui rejetait sur les chrétiens
le désastre des saisons et les fléaux qui en étaient
la suite ; il élevait en faveur des malheureux une
voix éloquente , et faisait entendre en faveur de
l'esclave des accents pleins de courage et de gé-
nérosité.
Le premier de ces traités de discipline et de
morale est le traité snrY Unité de V Eglise catho-
lique, auquel on donne quelquefois le titre : De la
simplicité des pasteurs. Ce traité se distingue
des prescriptions de Tertullien par un caractère
particulier. Tertullien expose les hérésies et les
discute ; Cyprien n'entre point dans ce détail; il
se contente d'opposer à leurs erreurs , à leurs
variations, à leurs contradictions, le tableau de
la constante tradition de l'Eglise, de son unité ;
cette marche est plus haute et plus ferme :
« 11 n'y a qu'un épiscopat, et comme il n'y a
qu'un épiscopat , ainsi n'y a-t-il qu'une seule
Église, répandue dans la vaste multitude des
membres qui la composent. Du soleil sort une
foule de rayons, mais il n'y a qu'un seul centre
de lumière ; du corps d'un arbre s'élèvent des ra-
meaux en grand nombre, mais le corps tout entier
— 123 —
tient à un tronc fortement attaché à la terre par
sa racine. D'une même source s'épanchent divers
courants d'eau qui, malgré l'abondance des ruis-
seaux qui les partagent, remontent à leur com-
mune origine. Séparez un rayon du corps du
soleil; plus de lumière là où le rapport est in-
terrompu avec le principe de la lumière ; déta-
chez une branche de l'arbre; la branche rom-
pue ne prendra point racine; isolez un ruisseau
de sa source , il va tarir et disparaître : telle est
l'image de l'Église ; la divine lumière qui la pé-
nètre embrasse dans son rayon le monde tout
entier; mais elle vient d'un point unique qui
distribue la clarté dans tous les lieux , sans que
l'unité du principe soit divisée ; son inépuisable
fécondité propage ses rameaux sur toute la terre,
elle épanche au loin ses eaux abondantes : c'est
partout le même principe , partout la même ori-
gine. »
L'unité de la doctrine chrétienne, à ne la pren-
dre même qu'historiquement , est une des plus
belles conquêtes de l'esprit humain. Réunir toutes
les intelligences, toutes les âmes dans un même
symbole et une même foi; donner à tous les peu-
ples, à tous les âges, à toutes les sociétés un point
fixe où put se ramener et se rattacher la pensée
humaine ; réaliser pour le monde ce que la philo-
sophie osait à peine demander pour quelques
disciples, n'est-ce pas ce qu'a fait l'Eglise, quand,
— 124 —
repoussant de son sein Jes hérésies à mesure
qu'elles naissaient, elle a opposé, dans l'unité de
ses croyances, une tradition impérissable et une
immuable barrière aux continuelles inconstances
et aux inquiétudes de l'esprit humain.
Une des préoccupations constantes de Tertul-
lien avait été, nous l'avons vu, de régler la vie de
la vierge chrétienne ; c'est aussi la sollicitude de
Cyprien. Il a fait un traité remarquable sous ce
titre : Comment les vierges doivent se conduire.
Le calme qui avait suivi la persécution de Dèce,
et surtout la paix dont l'Église jouit pendant plu-
sieurs années, sous le règne de Philippe, avaient
singulièrement relâché , parmi les chrétiens , les
liens de la discipline et la sévérité des mœurs.
C'est pour remédier à ces désordres que Cyprien
composa le traité sur la conduite des vierges.
Avec le caractère d'indulgence et de délicatesse
qui lui est propre, tout en indiquant les fautes, il
insiste particulièrement sur les vertus. Il se plait
à tracer de la vierge chrétienne un idéal qui
pourra devenir un portrait : « Fleurs odorifé-
rantes des églises, le plus bel ornement de la
grâce divine, l'image de Dieu , où sa sainteté se
réfléchit avec le plus d'éclat , les vierges chré-
tiennes sont la portion la plus illustre du trou-
peau de Jésus-Christ. » Comme Tertullien, il s'é-
lève contre ces artifices de la coquetterie, qui font
mentir l'âge ou le visage de la femme. Il le fait
— 125 —
par un magnifique mouvement que saint Augus-
tin citera comme un exemple de l'éloquence su-
blime : « L'on vient changer et intervertir ce que
Dieu a fait ; mais c'est s'attaquer à Dieu même
que d'entreprendre de réformer son ouvrage!
Dites-moi : voici un portrait sorti des mains
d'un peintre excellent, où l'art, rival de la na-
ture, a parfaitement exprimé les traits de son ori-
ginal. L'ouvrage achevé, si un autre, sous le
prétexte de le corriger et de le perfectionner,
s'avisait d'y porter le pinceau , ne serait-ce pas
faire au premier un sensible affront contre lequel
il pourrait, à bon droit, témoigner son indigna-
tion ? Et vous , vous croyez pouvoir retoucher à
l'image de Dieu, sans qu'il vous punisse d'une si
étrange témérité. » Il donne ensuite aux vierges
riches, sur l'emploi de leurs richesses, des con-
seils où ne perce pas moins la charité de l'é-
vêque que la prudence du directeur : « Vous
êtes riche, et vous vous croyez le droit d'user
des biens que Dieu a voulu mettre à votre dis-
position. Usez-en, à la bonne heure, mais faites-
en un usage utile et salutaire ; que les indigents
éprouvent que vous êtes riche ; que ceux, à qui
manque le nécessaire, se ressentent de votre opu-
lence. Regardez un grand patrimoine comme une
grande tentation. » Ainsi la parole chrétienne
prépare ces détachements aux plaisirs, ces renon-
cements au monde et à ses biens, qui feront un
— 126 —
jour des richesses des Fabius et des Paul Emile,
le patrimoine des pauvres.
La charité était, h proprement parler, la vertu
dominante de Cyprien ; il y a consacré sous le
titre de : V Aumône, un traité tout entier. Au mi-
lieu d'excellents préceptes , se trouve ce pathé-
tique mouvement : « Pour achever de confondre
les cœurs arides et froids, dans qui l'amour des
richesses étouffe en leurs germes tous les fruits
du salut, pour forcer les âmes dégradées par
l'avarice, à rougir de leur bassesse, que chacun
de vous, mes frères , se figure le démon osant
paraître tout à coup au milieu de nous, sous les
yeux de Jésus-Christ; opposant à ses disciples,
les disciples qu'il s'est faits, s'adressant à Jésus-
Christ lui-même, et le prenant pour juge de la
comparaison : moi, je n'ai point enduré pour
ceux que vous voyez avec moi , les outrages et
les verges; moi, je n'ai point souffert pour eux
le supplice de la croix, ni versé mon sang; je
ne les ai point rachetés au prix de ma vie ; je
n'avais point non plus un royaume céleste à leur
promettre; point de paradis, point de glorieuse
immortalité! Et pourtant, voyez quelle magnifi-
cence dans les présents qu'ils m'ont faits! Quel
zèle, quel dévouement dans mon service! Pour
arriver à quelque poste brillant, rien ne leur
coûte, ni dépenses, ni sacrifices! Et vous, ô
Christ! montrez-m'en de tels parmi les vôtres!
— 127 —
Montrez-m'en parmi les disciples formés à votre
école , parmi les riches qui regorgent de super-
flu ! Montrez-m'en qui vous fassent d'aussi ma-
gnifiques présents , qui pour vous vendent ou
engagent leurs héritages; qui, pour courir après
les trésors du ciel que vous leur promettez, con-
sentent à perdre ce qu'ils ont ; et puis , les pré-
sents que l'on me fait, à qui profitent-ils ? A quels
pauvres donnent-ils du pain, des vêtements, de
quoi rassasier leur faim, étancher leur soif? mes
frères, qu'avez-vous à répondre ? Ces riches que
leur sacrilège dureté jette dans un incurable
aveuglement, comment les défendrons - nous ?
Hélas! il n'est que trop vrai; nous ne valons
pas en nombre les serviteurs du démon ; nous
qui n'avons pas le courage de faire le moindre
sacrifice pour le Dieu qui nous a donné tout son
sang. »
Nous avons , dans la peinture de la société
romaine, entendu, au milieu de la joie des con-
vives , s'élever tout à coup cette terrible ques-
tion : Quid est pauper? et celui auquel on
l'adressait, n'y pouvait répondre; c'est qu'en
effet, le monde romain n'en avait pas l'explica-
tion, car il n'en avait pas le remède; le christia-
nisme seul le possédait, ce remède; c'était la
charité. Aussi Cyprien peut-il répondre à cetie
question qui avait trouvé muets les convives de
Tramalchion, à ces craintes que l'on avait de la
— 128 —
famine : « Vous vous étonnez , vous murmurez
de ce que les rosées du ciel ne viennent plus
étancher la soif de la terre ; de ce qu'un sol aride
et poudreux produit à peine quelques germes
bientôt avortés; que vos vignes soient mutilées
par la grêle, vos oliviers emportés par des oura-
gans impétueux ; mais, je vous le demande, ser-
vez-vous Dieu? c'est-à-dire, êtes-vous doux et
charitable; charitable envers les pauvres, doux
envers vos esclaves. » C'est ainsi seulement que
le pauvre et le riche pouvaient cesser d'être en-
nemis, et la société romaine regarder en face le
fantôme qui lavait troublée.
Cyprien, un des premiers aussi, plaida en fa-
veur de l'esclave : « Vous exigez , écrit-il à Dé-
métrien , vous exigez de votre esclave qu'il vous
soit tout dévoué, homme d'un jour! Cet esclave
est-il moins homme que vous? Entré dans le
monde aux mêmes conditions, votre égal par la
naissance et par la mort, doué, aussi bien que
vous, d'une âme raisonnable , il est appelé aux
mêmes espérances , soumis aux mêmes lois , et
pour la vie présente et pour le temps à venir. »
Mais si l'esclavage était l'iniquité de la société
romaine, il en était le pivot et la condition. Com-
ment le renverser sans détruire la société ? Com-
ment proclamer l'égalité sans déchaîner la ré-
volte ? Le monde ancienne le savait, et voilà
pourquoi Sénèque se borne à conseiller au mai-
— 129 —
tre, la douceur, plutôt qu'il ne lui demande la
liberté de l'esclave. Le christianisme saura, sans
secousse , sans péril , résoudre ce difficile pro-
blème. On voit déjà où il place l'égalité, dans la
communauté d'une âme et d'une espérance im-
mortelles.
Je ne puis ici encore me défendre d'un rap-
prochement. Dans cette même Carthage, où Ter-
tullien et Cyprien font entendre à Scapuîa et à
Démétrien de si fières et si humaines paroles,
peu de temps avant eux, Apulée s'adressait aussi
à des proconsuls romains, et il épuisait, pour les
louer, toutes les formules de sa brillante rhéto-
rique. Qu'on rapproche les Florides du traité de
la Mortalité, on aura le contraste le plus frap-
pant de l'éloquence païenne et de l'éloquence
chrétienne au ne siècle.
Ainsi Cyprien employait à instruire, à diriger,
à défendre son troupeau , la trêve que le paga-
nisme avait accordée aux chrétiens, quand la
persécution, un moment assoupie, se ranima. Va-
lérien publia contre les chrétiens un édit, plus
violent que ne l'avait été celui de Dèce. Cyprien
avait prévu le péril , et le péril le trouva prêt.
Longtemps à l'avance il prépare, il exhorte, il
anime les fidèles au combat.
Lui-même, quand le jour est venu, il veut
mourir, non à Utique, où le proconsul a envoyé
des soldats pour le saisir, mais là où il peut être
i 9
— 130 — ■
le plus en spectacle aux infidèles, en exemple à
son peuple, sur le théâtre même de son épisco-
pat, à Carthage :
« Cyprien aux prêtres , aux diacres et à tout
le peuple de Carthage, salut :
« Informé que le proconsul, alors à Utique, y
avait envoyé des soldats pour se saisir de moi et
m'amener dans cette ville, j'ai dû céder au con-
seil de mes amis , qui m'engageaient à chercher
une autre retraite , jusqu'au moment où je
pourrais me retrouver à Carthage. C'est dans sa
propre ville, et non dans une autre, qu'un évêque
doit confesser le Seigneur, afin que tout le peuple
soit honoré par la confession de son pasteur sur
les lieux mêmes. Ce que l'évêque dit dans ce
moment , tout son troupeau semhle le dire avec
lui. Ce serait flétrir l'honneur d'une Église aussi
illustre que la notre, que de recevoir ma sen-
tence à Utique. Aussi, dans toutes mes prières,
ne cessé-je point de demander au Seigneur qu'il
veuille hien m'accorder de confesser son nom
dans votre ville, d'y souffrir la mort, et de n'en
sortir que pour aller à lui. »
Son vœu fut exaucé. Arrêté àCurube, à douze
lieues de Carthage, dans des jardins qu'il avait
autrefois vendus pour en distribuer le prix aux
pauvres, et que lui avait ensuite rendus la géné-
reuse délicatesse de celui qui les avait achetés,
Cyprien reçut la mort à Carthage. Sangheurcu-
— 131 —
sèment répandu ! s écrie saint Jérôme , il fut le
baptême cle tout un peuple , felici cruore dam-
na tus. « Dans cette même Carthage , dit M. de
Chateaubriand , qui rappelait tant d'autres sou-
venirs, Cyprien remporte la palme du martyre,
due à son éloquence et à sa foi. Ce premier Fé-
nelon eut la tête tranchée. Il se banda lui-même
les yeux. Justice, prêtre, et Julien, diacre, lui
lièrent les mains; les néophytes étendirent des
linges pour recevoir son sang. » Faut-il mainte-
nant réfuter Gibbon qui, dans le dévouement de
Cyprien, trouve un calcul de vanité ?
En résumant la vie et les ouvrages de Cy-
prien , on y saisit une physionomie remarquable
et profonde , bien qu'au premier coup d'oeil elle
n'offre rien d'original. Comme écrivain, en effet,
Cyprien n'est pas exempt de recherche et d'en-
flure, et dans ses pensées il y a moins de nou-
veauté que de justesse. Mais c'est là précisément
sa gloire : Cyprien est continuateur, continuateur
de Terlullien. Mais en le continuant, il le déve-
loppe et le corrige. Tertullien donne-t-il des
conseils aux vierges chrétiennes , il ne le fait pas
toujours avec une discrète délicatesse; Cyprien,
au contraire , a la chasteté du langage en même
temps que la pudeur des pensées. En fait de dis-
cipline chrétienne et de la conduite à tenir dans
les circonstances graves où à chaque instant
se trouvait jetée l'Église , même sagesse dans
— 132 —
Cypnen. Ainsi celte question si délicate de la
fuite en temps de persécution, que Tertullien
avait tranchée en un sens extrême, Cyprien lui
donne une solution tout ensemble ferme et ha-
bile. Une première fois , quand le salut de son
peuple lui paraîtrait compromis par un courage
déplacé, quand sa présence au milieu de son
troupeau ne serait qu'un péril inutile, Cyprien
a fui. Mais quand recommence la persécution,
quand la fuite cette fois ne serait plus qu'une
faiblesse et un scandale pour l'Église, Cyprien
s'y refuse, et brave la mort qu'une première fois
il eût mieux aimé attendre que fuir. En un mot,
autant homme d'action qu'éloquent écrivain ,
évêque en même temps que docteur, Cyprien
est le chef de cette société chrétienne dont Ter-
tullien n'était que l'ardent apologiste : Tertullien
a détruit, Cyprien a fondé.
CHAPITRE VI.
ARNOBE.
L'Afrique, qui avait déjà donné à l'Église de
si puissants docteurs , ne s'épuisait pas : c'est en
Afrique, à Sicca, ville de Numidie, que naquit,
sous l'empire de Dioclétien , le disciple de Cy-
prien, Arnobe. Ainsi que Cyprien, Arnobe était
né païen, et comme lui encore il fut professeur de
rhétorique. Converti au christianisme par des
visions miraculeuses , s'il en faut croire Eusèbe ,
ou plutôt par les inquiétudes morales qui alors
travaillaient tous les esprits, Arnobe voulut don-
ner un gage à sa foi nouvelle, et protester ouver-
tement contre ses premières erreurs. Pour obte-
nir plus facilement des évêques d'être admis au
nombre des fidèles, il composa, lorsqu'il n'é-
tait encore que catéchumène, un ouvrage contre
la religion qu'il venait de quitter. L'ouvrage se res-
sent de la précipitation avec laquelle il fut écrit ;
Arnobe, selon la remarque de saint Jérôme, s'y
montre plus habile à attaquer le paganisme, qu'in-
struit des vérités de la religion chrétienne.
L'ouvrage d' Arnobe est un tableau de toutes
— 134 —
les impostures, de toutes les superstitions delà
religion païenne. Jamais encore les apologistes
chrétiens n'avaient pénétré aussi avant dans les
sanctuaires païens, n'en avaient arraché aussi
hardiment, pour les traîner au grand jour, les
idoles qui y étaient cachées. Le secret des mys-
tères y est révélé ; les paroles sacramentelles
sont livrées à l'indiscrétion des profanes; les for-
mules expiatoires, divulguées; le mot des ini-
tiations prononcé; le paganisme tout entier est
mis à nu : nous avons là le secret que gardait si
religieusement Apulée.
Arnobe, en même temps qu'il démasque le
polythéisme , venge le christianisme des accusa-
tions dont il est l'objet. Ces accusations se rédui-
saient à deux points principaux : les chrétiens
sont des gens grossiers , sans culture d'esprit , et
crédules. Dans XOctcudus, on leur avait déjà fait
ce reproche. Arnobe y répond et le réfute assez
longuement. Nous ne nous arrêterons pas à celte
accusation , qui se reproduira plus tard : nous
l'examinerons alors.
Le second grief contre les chrétiens, et celui-ci
est beaucoup plus grave, c'est qu'ils étaient les au-
teurs des calamités qui fondaient sur l'empire; il
vaut que nous nous y arrêtions.
Quand le christianisme parut , la société an-
cienne, nous l'avons dit, n'était pas seulement
malade de toutes les tristesses morales et intel-
— 135 —
lectuelles ; elle souffrait aussi matériellement: la
misère d'un coté, de l'autre l'opulence, les ex-
trémités des joies et des douleurs humaines fai-
saient du monde romain un étrange et pénible
contraste. La société païenne elle-même s'en
était vivement émue , et au milieu de la frivolité
de ses conversations , elle avait eu des caprices
de réforme que Tibère, avec sa rude parole,
apprécia à leur juste valeur. Sénèque a sur ce
sujet des paroles magnifiques, que malheureuse-
ment il ne confirmait pas de son exemple. Pline
l'Ancien n'est pas moins éloquent, et il a plus de
vraie sympathie pour ceux qui souffrent des
excès du luxe et de la débauche , devenus la seule
distinction des riches romains. Il ne se borne
pas à des plaintes stériles; il s'enquiert des
causes de cette choquante inégalité , de ces révo-
lutions lentes et terribles qui ont enlevé au pau-
vre son antique héritage, ce jardin, patrimoine
sacré de tout ancien Romain. Avant Pline un
autre écrivain, Columelle, avait été également
frappé de cette solitude qui allait s'étendant
dans les campagnes romaines. Les grandes pro-
priétés remplaçant les petites cultures, le bras
des esclaves substitué dans la culture à des mains
libres , le luxe et tous ses caprices dévorant en
un jour les ressources d'une année, telles étaient
les causes de la stérilité et de la dépopulation de
l'Italie. « Les païens, dit Montesquieu, ne ces-
— 13G —
saicnt de crier contre un culte nouveau , inouï
jusqu'alors : et comme autrefois, dans Rome flo-
rissante , on attribuait les débordements du Tibre
et les autres effets de la nature à la colère des
dieux, de même, dans Rome mourante, on im-
putait les malheurs à un nouveau culte. »
Ainsi depuis longtemps Rome était travaillée
par deux fléaux : le luxe et la misère. Sous Ves-
pasien et quelques-uns de ses successeurs, les
efforts faits pour former et entretenir avec l'O-
rient des relations commerciales témoignent
d'une prévoyance habile. On cherchait, autant
que possible, par des échanges nouveaux à
créer ou à appeler au sein de Rome , avec des ri-
chesses nouvelles, des moyens plus faciles et
plus également répartis d'existence. Mais cette
large voie ne servit guère qu'à favoriser le luxe;
l'industrie f qui de nos temps répare tant d'iné-
galités et de misères, l'industrie n'était pas née.
Le monde romain continuait donc à souffrir,
quand regardant autour de lui, il aperçut le
christianisme. Pour tout peuple, comme pour
tout individu, c'est, daus le malaise, une conso-
lation de pouvoir s'en prendre à quelqu'un ou à
quelque chose.
« Et cruœ sibi quisque timebat,
Unius m miseri exitium conversa tulèrc. »
La récolte est mauvaise, le vin rare, les fruits
— . 137 —
gâtés ; il eût été plus naturel de ne voir dans ces
accidents que les effets assez ordinaires de l'in-
clémence des saisons ; et si Ton eût ajouté que,
les grands se bornant, je ne dis pas au néces-
saire, mais au superflu sans aller jusqu'au mons-
trueux, si médiocre qu'elle eût été, l'année au-
rait suffi, et au delà peut-être, à tout le monde,
on eût été bien près de trouver la véritable cause
de ces maux dont on chargeait le culte nouveau.
Mais on aimait mieux s'en prendre aux chré-
tiens. Une telle explication , favorable aux riches,
plaisait aussi au peuple. Si donc le nécessaire
manque à ce peuple , les chrétiens en seront res-
ponsables. Ennemis des dieux dont par leur im-
piété ils attirent le courroux sur les Romains , il
faut les sacrifier, victimes expiatoires, à la prospé-
rité de l'empire; ainsi dès les premiers temps
parlent les païens. A ces plaintes, Tertullien avait
déjà répondu par ces belles paroles : « Si le Tibre
inonde Rome, si le Nil n'inonde point les cam-
pagnes , si le ciel est fermé , si la terre tremble ,
s'il survient une famine, une peste, on entend
crier aussitôt : Les chrétiens aux lions ! »
Après lui , Cyprien aussi avait relevé avec une
vigoureuse indignation, une éloquente émotion,
ces injustes reproches, et les avait renvoyés aux
Romains : « J'ai longtemps gardé le silence. Mais
aujourd'hui que par tout l'empire retentit une
plainte générale contre les chrétiens; qu'on leur
— 138 —
impute la fréquence des guerres qui s'élèvent,
les fléaux de la famine , de la mortalité , des
inondations qui se succèdent, le silence n'est
plus permis. C'est à nous, dites-vous, qu'il faut
imputer les calamités diverses qui accablent au-
jourd'hui la société tout entière ; et cela , parce
que nous n'adorons pas vos dieux. La cause de
ces désordres, ne vient point, comme vous affec-
tez de le répandre, ignorants que vous êtes de
la vérité, de ce que nous n'adorons pas vos
dieux ; elle est en vous , vous qui n'adorez pas
le vrai Dieu. Lors donc qu'il arrive de ces évé-
nements, auxquels il est impossible de ne pas
reconnaître la colère du ciel qui se venge, qui
faut-il en accuser, les chrétiens qui l'honorent,
ou vous dont les crimes ont provoqué son
courroux? Vous vous plaignez que les éléments
ne soient pas à l'ordre de vos besoins ou de vos
plaisirs; mais, je vous le demande, servez-vous
Dieu, vous qui voulez que toutes choses vous
servent? lui obéissez-vous, vous qui faites de
toute la nature la tributaire de vos caprices?
Vous vous plaignez que le ciel vous refuse des
pluies fécondes; mais vos greniers s'ouvrent-ils
aux besoins de l'indigence? que la terre produise
moins de fruits ; mais ceux qu'elle donne, les
partagez-vous avec ceux qui n'en ont pas? les
mortalités vous assiègent; mais quels secours
donnez-vous aux malades ? »
— 139 —
Arnobe reprend donc cette accusation portée
contre les chrétiens, d'être les auteurs des cala-
mités qui affligent l'empire. Il la réfute au long,
prouvant sans peine qu'avant l'avènement du
christianisme des fléaux nombreux et terribles
s'étaient fait sentir, et que s'il y a, entre les temps
anciens et les temps nouveaux , une différence ,
elle est à l'avantage du christianisme : depuis
qu'il a paru , ces fléaux ont été et moins fréquents
et moins désastreux.
Excellent pour battre en brèche le paganisme,
pour confondre ses vaines plaintes, Arnobe est
moins heureux dans l'exposition des doctrines
chrétiennes; il s'égare et se perd dans les ques-
tions théologiques.
Arnobe reproduit plusieurs des erreurs du
gnosticisme, les erreurs d'Hermogène surtout :
Arnobe est le Tatien latin ; il pèche par un
excès de respect envers la Divinité. Il trouve la
situation et la condition de l'homme si malheu-
reuses, qu'il nomme impie, blasphématoire, cette
affirmation : « Dieu est l'auteur et l'ordonnateur
de l'univers ; » suivant lui, les calamités infinies,
les désordres perpétuels de la vie de l'homme ne
s'expliqueraient point et ne se justifieraient pas
suffisamment par la liberté de la volonté ; car si
Dieu, qui connaît tout et qui peut tout, n'em-
pêche pas ce qui doit être empêché, la déprava-
tion de l'humanité doit lui être imputée; ne pas
— 140 —
la prévenir, c'est l'autoriser. Ceci seul le rassure,
c'est que le mal peut provenir d'une autre source
que de Dieu. Il inclinerait donc à penser, sans
l'affirmer toutefois, qu'il y a un second principe
du monde,la malice. Arnobe, on le voit, est bien
près du dualisme oriental. Arnobe ne peut non
plus se résoudre à croire que l'âme soit immor-
telle, qu'elle soit une image de la Divinité. Des
âmes si faibles, si mobiles, si flexibles aux vices,
si portées à toutes sortes de péchés, peuvent-elles
avoir rien de commun avec la Divinité ? Si elles
avaient avec Dieu quelque rapport, les eût-il en-
voyées dans un corps qui renferme en lui le
germe de tout mal? Non, l'âme n'est point née
de Dieu. Mais d'où vient-elle? c'est ici qu' Ar-
nobe trahit ses affinités avec le gnosticisme ; ici
que, se rattachant à la doctrine des émanations,
il donne à l'âme un autre père qui habite , il est
vrai , la cour du Dieu suprême , mais qui n'en
est pas moins éloigné de la magnificence du
Très-Haut. Puis, il assigne à l'âme une place in-
termédiaire entre le monde , au delà de nos sens
et du monde sensible. A cette âme moyenne, Ar-
nobe ne dénie pas absolument l'immortalité ,
mais il ne la lui donne pas entière. Se séparant
ici de Platon, qu'ailleurs il élève quelquefois jus-
qu'aux nues , il n'appuie pas l'éloge que ce phi-
losophe a donné à l'âme, en la démontrant simple
et immortelle. L'immortalité, dans le système
— 141 —
d' Arnobe, n'est pas l'essence de l'âme, mais un
don de Dieu. C'est par l'obéissance à Dieu que
les âmes, qui occupent le milieu entre la vie et la
mort, obtiennent le privilège de l'immortalité.
Arnobe ne redoute pas la mort; car elle n'est
que la séparation de l'âme avec le corps ; mais
il craint que l'âme, oubliée de Dieu, ne soit anéan-
tie complètement dans les flammes. Par ses ver-
tus, par son humilité, l'âme doit donc sans cesse
se rappeler à Dieu. Suivant lui , croire orgueil-
leusement que Dieu a départi au monde le germe
d'une vie impérissable, est un principe moins
vraisemblable que de regarder cette vie immor-
telle comme un don futur de Dieu. On le voit :
Arnobe, sous le rapport théologique, est loin
d'être irréprochable. Quant au plan de son ou-
vrage, il n'est pas non plus très-régulier. Les ma-
tières y sont mal distribuées et développées sans
proportion. Arnobe évite et confond les ques-
tions, les quittant, les reprenant sans règle et sans
nécessité; en un mot, en se faisant chrétien, il
est resté rhéteur, et rhéteur africain, plein d'em-
phase et d'hyperboles , plus habile à étaler les
folies et les absurdités du polythéisme , qu'à ex-
pliquer les dogmes de la foi nouvelle; aussi Ar-
nobe n'a-l-il pas été accepté sans restriction par
l'Eglise; il est exagéré et inégal, dit saint Jérôme.
CHAPITRE VII.
PROGRÈS DU CHRISTIANISME, AVENEMENT DE CONSTANTIN.
Le christianisme luttait ainsi depuis trois siècles
contre le paganisme, contre sa politique, sa phi-
losophie, ses intérêts et ses passions; il avait ré-
sisté aux persécutions et aux sophismes : ce L'É-
glise commence par la croix et les martyrs. Fille
du ciel, il faut qu'il paraisse qu'elle est née libre
et indépendante dans son état. Quand après trois
cents ans de persécutions , parfaitement établie
et parfaitement gouvernée, il paraîtra clairement
qu'elle ne tient rien de l'homme ; venez main-
tenant, 6 Césars, il est temps. » Constantin parut,
et fit asseoir avec lui le christianisme sur le
trône. Avant de rechercher quels furent les motifs
qui déterminèrent Constantin à ce grand chan-
gement, il est à propos de revenir sur nos pas, et
de voir quels obstacles le christianisme avait eu
à surmonter pour arriver à cette victoire.
Nous avons dit que longtemps les chrétiens
avaient été inconnus et confondus avec les juifs.
Tant qu'ils furent ainsi ignorés , le mépris qu'on
avait pour les juifs leur fut en quelque sorte une
— 143 —
sûreté; mais quand on les reconnut pour une
religion nouvelle, la loi leur fut impitoyable : on
eût dit que la Rome des Césars pressentait en
eux ses futurs héritiers. Alors commencèrent les
persécutions ; Néron le premier en donna le
signal : « Date glorieuse pour nos martyrs , s'é-
crie Tertullien ; car assurément ce que proscri-
vait le cruel tyran, ne pouvait être que la vertu
même. »
Dès lors la guerre est déclarée aux chrétiens.
Domitien reprend contre eux les vengeances de
JNéron. Marc Aurèle même est pour eux sans jus-
tice. 11 prive ceux qui sont accusés de christia-
nisme du privilège qu'ils ont, en qualité de
citoyens romains, d'être envoyés à Rome; il or-
donne au gouverneur de les faire exécuter dans la
province. Trajan se montre plus juste envers eux ,
mais d'une justice incomplète encore. Quand
Pline lui écrit pour le consulter sur la conduite
qu'il doit tenir à l'égard des chrétiens que l'on
défère à son tribunal , Trajan répond : « 11 ne
faut pas faire de recherches contre eux; s'ils sont
accusés et convaincus, il faut les punir. » — « Or-
donnance impériale, s'écrie à ce sujet Tertullien ,
pourquoi vous combattez-vous vous-même? si
vous ordonnez la condamnation d'un crime,
pourquoi n'en pas ordonner la recherche ? et si
vous en défendez la recherche , pourquoi n'en
pas ordonner l'absolution ? »
— 144 —
A partir des Antonins, cette sévérité envers
les chrétiens s'adoucit. Des empereurs étrangers
à Rome v introduisirent avec leurs dieux des
idées nouvelles de tolérance religieuse. Le pre-
mier, Adrien, prince philosophe et littérateur,
se montra très-disposé à une fusion religieuse.
La famille syrienne des empereurs se fit de cette
tolérance religieuse et philosophique , comme
un système politique. Septime Sévère con-
struisit un panthéon dans Alexandrie ; il leva
l'interdit qui excluait les juifs des charges pu-
bliques. Julia Domna reçoit dans son palais tou-
tes les sectes ; plus tard Héliogabale essaye une
réunion orientale de tous les cultes. Il y eut alors
dans le monde romain une espèce de syncré-
tisme religieux , comme en Grèce , à Alexandrie ,
il y aura eu un syncrétisme philosophique.
Les chrétiens eurent part à cette tolérance.
Septime Sévère les protégea contre la populace
des grandes villes , toujours acharnée à leur
perte. Son fils, Caracalla, élevé par une nourrice
chrétienne, se montra pour eux bienveillant.
Alexandre Sévère suivit celte politique , bien que
sa tolérance fût plus philosophique que reli-
gieuse. 11 avait fait placer et adorait, dans une
espèce de sanctuaire domestique, les âmes
saintes au nombre desquelles il avait mis le
Christ entre Abraham et Orphée. 11 fut égale-
ment indulgent aux chrétiens. Le peuple ayant
— 145 —
demandé la destruction d'une église que les
chrétiens avaient bâtie sur un emplacement du
domaine public , Alexandre voulut qu'on la lais-
sât subsister, disant que mieux valait un temple
qu'une taverne. Il aurait, ajoute-t-on, eu la pen-
sée d élever un temple au Christ ; mais il en aurait
été détourné par ceux qui, chargés de consulter
les auspices, déclarèrent que bientôt, si l'on don-
nait au culte des chrétiens cette marque d'adhé-
sion, tout le monde serait chrétien. Philippe
l'Arabe , s'il ne fut chrétien , fut du moins favo-
rable aux chrétiens.
A la faveur donc de cette tolérance générale ,
religieuse ou philosophique, et surtout par la
sagesse de ses évêques, l'Église grandit prompte-
ment.
Tacite atteste que du temps de Néron les chré-
tiens étaient déjà nombreux à Rome; Pline le
Jeune écrivant à Trajan, dit : « La chose m'a paru
digne de consultation , principalement à cause
du nombre de ceux qui se trouvent exposés; car
on met en péril un grand nombre de personnes
de tout âge , de toute condition et de tout sexe ,
celte superstition ayant infecté non-seulement
les villes, mais les bourgades et les campagnes. »
Aussi Tertullien pourra-t-il bientôt dire : « Nous
ne sommes que d'hier, et nous remplissons tout,
vos villes, vos îles, vos conseils, vos camps, vos
tribus, le palais, le sénat, la place publique, nous
i 10
— 146 —
ne vous laissons que vos temples; » et ailleurs
il trace de la propagation rapide du christianisme
ce magnifique tableau que Bossuet a reproduit
dans son Discours sur Vhisloire universelle :
« En ces temps 1 Eglise encore naissante rem-
plissait toute la terre, et non-seulement l'Orient
où elle avait commencé, c'est-à-dire la Pales-
tine, la Syrie, l'Egypte, l'Asie Mineure et la
Grèce; mais encore dans l'Occident, outre l'Ita-
lie, les diverses nations des Gaules, toutes les
provinces d'Espagne, l'Afrique, la Germanie,
la Grande-Bretagne, dans les endroits impéné-
trables aux armes romaines ; et encore hors de
l'empire, l'Arménie, la Perse, les Indes, les
peuples les plus barbares, les Sarmates, les
Daces, les Scythes, les Maures, les Gétuliens,
et jusqu'aux îles les plus inconnues. »
En même temps qu'elle s'étend dans tout
l'univers, l'Eglise s'affermit et s'organise; ainsi
que sa hiérarchie , sa constitution est complète.
Vers le commencement du nc siècle, se for-
ment les diocèses, réunions de plusieurs petites
églises de campagnes avec une église de ville ;
plusieurs villes se réunissent à leur tour : ce
sont les métropoles. Vers la fin du 11e siècle,
des synodes s'étaient tenus à Éphèse, à Jéru-
salem, dans le Pont et à Rome. Mais ces con-
ciles n'étaient assujettis à aucune forme régulière ,
à aucun retour périodique. Les synodes provin-
— 147 —
ciaux, qui d'abord aussi avaient paru sous une
forme et à des époques irrégulières, se fixent et
se régularisent. Les synodes provinciaux étaient
formés de la réunion des évéques d'un district
soumis au métropolitain. Ainsi l'Église avait
son gouvernement public en même temps que
sa discipline intérieure ; elle élevait le pouvoir
qui devait hériter de la société romaine et la
sauver.
A côté de ce mouvement général de la foi
chrétienne, de ce progrès universel, il ne sera
pas sans intérêt de marquer par quelques traits
particuliers, par des noms, la révolution secrète
qui, troublant et renouvelant la société, faisait
monter insensiblement à la surface ce qui jus-
que-là avait été au fond : l'esclave, la femme,
les pauvres et les malheureux. C'était à eux que
l'Évangile s'était surtout adressé, bien qu'il ne
fit acception de personne ; ce furent eux qui les
premiers y répondirent. Les premiers aussi, ils
en sont les martyrs, martyrs connus que l'Église
a consignés dans ses fastes; martyrs inconnus,
comme ces malheureux sur lesquels Néron re-
jeta le crime d'avoir incendié Rome , et que par
un supplice, flétri par Juvénal , il fit périr au
milieu des flammes que nourrissait le vêtement
de soufre dont il les avait fait envelopper.
L'Evangile n'était pas accueilli du peuple seu-
lement \ dans le sénat , à la cour des empereurs ,
— 148 —
il allait chaque jour gagnant du terrain. Si de
Néron date la première persécution , de son
règne aussi datent les premiers noms qui, célèbres
dans l'histoire de Piome, le sont devenus éga-
lement dans celle de l'Église. C'était une chré-
tienne sans doute que Pomponia Grécina, qui,
accusée de superstitions étrangères, mais recon-
nue innocente par le tribunal marital , vécut
pendant quarante ans dans la tristesse; son ha-
billement annonçant le deuil, son esprit l'afflic-
tion. Sous Domitien, on compte au nombre des
chrétiens et des martyrs Flavius Clemens, son
cousin germain et son collègue dans le consulat;
les deux Flavie Domitille, l'une femme et
l'autre nièce de Flavius Clemens. Flavius Cle-
mens fut mis à mort; Flavia, sa femme, relé-
guée dans l'île de Pandatarie , dans la baie de
Pouzzoles; sa nièce, exilée dans l'île de Pontia.
Trois cents ans plus tard, une descendante des
Scipions , des Gracques et des Paul Emile,
sainte Paule, rejoignant saint Jérôme dans la so-
lilude de Bethléem, s'arrêta à l'île de Pontia,
pour visiter les cellules où sainte Domitille avait
passé son exil. Ainsi se rencontraient, ainsi
s'expiaient, dans le sacrifice volontaire de la
piété , les grandeurs de la Rome ancienne.
Mais, si rapides que fussent les progrès du
christianisme, le paganisme ne cédait pas sans
résistance : il luisait appel aux passions, aux in-
— 149 —
térêts, aux souvenirs. La politique tâchait aussi
de rendre aux cérémonies, aux rites, aux solen-
nités du paganisme, une autorité qu'ils avaient
depuis longtemps perdue.
Il y a dans un écrivain de Y Histoire Auguste,
dans Vopiscus, deux témoignages importants de
cette tentative de restauration païenne. L'une est
une proposition, dans le sénat, de Fulvius Sabi-
nus, prêteur urbain ; l'autre, une lettre d'Auré-
lien. Voici la proposition de Sabinus : « Nous
soumettons à vos lumières, pères conscrits, l'avis
des pontifes et la lettre de l'empereur, ordonnant
l'inspection des livres sibyllins ; vous savez déjà
que, dans toutes les guerres importantes, on les a
consultés, et que le terme des calamités publiques
est ordinairement dans les sacrifices qu'ils pres-
crivent. » Alors Ulpius Sylîanus, qui opinait le
premier, se levant : « Pères conscrits, dit-il, nous
avons trop tardé à nous occuper du salut de l'État,
trop tardé à consulter les arrêts du destin, sembla-
bles à ces malades qui n'envoient, qu'en désespoir
de cause, chercher les grands médecins. Vous
vous souvenez sans doute, pères conscrits, que
depuis longtemps déjà , quand on nous an-
nonçait l'invasion des Marcomans, je vous ai
conseillé d'ouvrir les livres sibyllins , d'user des
bienfaits d'Apollon et d'obéir à l'ordre des dieux
immortels. Hâtez-vous donc, pontifes; montez
au temple, avec la pureté, la sainteté, avec
— 150 —
J'esprit et dans l'appareil qu'exigent de telles
cérémonies. Alors que les banquettes auront été
couvertes de lauriers , vos mains vieillies au ser-
vice des dieux ouvriront les livres sacrés , et
leur demanderont les destinées de l'État, dont
la durée doit être éternelle. Aux jeunes enfants
que la nature n'a privés ni d'un père ni d'une
mère, apprenez les chants qu'ils doivent réci-
ter. Nous, nous voterons les frais des cérémo-
nies, l'appareil pour les sacrifices, et les victimes
ordinaires. »
Cet avis est adopté ; on rédige le sénatus-
consulte. Puis on se rendit au temple ; les livres
sibyllins furent examinés, les vers publiés; l'eau
lustrale purifia la ville; on chanta les hymnes
pieux ; on fit une procession solennelle autour
des murs, on immola les victimes promises, et
ainsi furent accomplies les solennités prescrites.
On voit quelle magie et quelle pompe conser-
vait encore le paganisme. Voici la lettre d'Auré-
lien au sénat, non moins' importante comme
témoignage historique :
« Je m'étonne, sénateurs, que votre sainteté
ait tardé si longtemps à ouvrir les livres sibyl-
lins , comme si vous délibériez dans une assem-
blée de chrétiens, et non dans le temple des
dieux immortels. Hâtez-vous donc, et, parla
purification des prêtres, par les cérémonies im-
posantes de la religion , assistez l'empereur qui
— 151 —
souffre de la position difficile où se trouve la ré-
publique. Que l'on examine les livres sacrés , que
Ton s'acquitte envers les dieux des devoirs qui
auraient dû leur être déjà rendus. Toutes les dé-
penses , les captifs de toute nation, les victimes
royales , loin de les refuser , je vous les offre avec
empressement ; car il ne peut y avoir de honte
à vaincre avec l'aide des dieux. C'est ainsi que
nos pères ont entrepris, ainsi qu'ils ont terminé
tant de guerres. Quant aux dépenses, j'y ai
pourvu en écrivant au préfet du trésor. D'ailleurs
vous avez à votre disposition la caisse de l'État,
et je le trouve plus riche que je ne le désire. »
Nous pouvons mieux maintenant apprécier la
hardiesse des apologistes chrétiens, de Minucius
Félix et de Tertullien, quand, en présence des
païens qui attribuaient à la protection de leurs
dieux les victoires de Rome , ils déclaraient que
ces dieux n'y étaient pour rien.
Si les oracles sibyllins conservaient tant de
crédit qu'un empereur, tel qu'Àurélien, crût de sa
politique et du salut de l'empire de les consulter
dans la guerre contre les Marcomans, les céré-
monies païennes dont nous venons déjà de voir
une image ne conservaient pas un moindre éclat,
comme on le voit par la description qu'un autre
historien, Zosime, fait de la célébration des jeux
séculaires sous Dioclétien.
Ainsi veillait la politique et la philosophie à
— 152 —
combattre les progrès du christianisme; la loi non
plus ne sommeillait pas. De Marc Aurèle à Dioclé-
tien , on peut suivre, clans le code, à la trace du
sang des martyrs , les conquêtes du christianisme,
et les obstacles qu'il rencontrait. Au me siècle en-
core, un jurisconsulte célèbre, Ulpien, rassem-
blait en sept livres , sous le titre de V Office du
proconsul, lesrescrits des princes pour faire voir
à quel supplice on devait condamner les chré-
tiens , et il déclarait que la religion chrétienne
était l'innovation la plus dangereuse, et qu'elle
détruirait l'empire.
Il semblait qu'ainsi défendu par la politique,
la loi, la philosophie, le paganisme eût long-
temps encore à vivre; son heure pourtant était
venue. Des catacombes, son berceau et sa gloire,
l'Église allait paraître au grand jour; elle allait
prendre possession du monde qu'elle avait
changé , mais non conquis encore, et avec Con-
stantin monter sur le trône; double triomphe
pour elle , car en même temps que l'empire , la
croix avait subjugué l'empereur.
Quels ont été les motifs de la conversion de
Constantin? Selon Zosime, il aurait cherché dans
la religion chrétienne une absolution à des
crimes que le paganisme se refusait a absoudre,
pour lesquels il n'avait point d'expiation. Si, au
contraire, on consulte Eusèbe, la conversion de
Constantin seraii duc tout entière à un coup de
— 153 —
la giace. Tout en reconnaissant la sincérité de la
conversion de Constantin , on peut admettre
aussi que la politique n'y fut point étrangère. Il
est permis de penser que l'exemple de Constance
Chlore, chéri dans son gouvernement, la force et
la discipline des chrétiens , l'appui qu'il en pou-
vait recevoir, disposèrent Constantin à un chan-
gement où le porta aussi sans doute le spectacle
contraire de la cour sanglante de Nicomédie. Le
principe politique du christianisme qui conciliait
la liberté avec la soumission, et qui tendait à l'u-
nité, lui devait aussi convenir; enfin la lutte, la
lutte décisive qu'il eut à soutenir contre Licinius,
qui se posait comme le représentant du paga-
nisme, acheva de vaincre ses dernières hésita-
tions, s'il en avait encore; il dut voir, dans un
parti nombreux, actif, ardent, une force qui
ferait pencher la victoire en sa faveur. A ne
juger donc le changement de religion de Cons-
tantin qu'au point de vue politique, on trouvera
qu'il indiquait dans ce prince autant d'intel-
ligence de l'avenir que de courage et de déci-
sion. En effet, si d'un côté l'on réfléchit à la
haine ou au mépris qu'avait jusque-là excités la
religion chrétienne^ proscrite par les empereurs,
repoussée par le sénat, combattue ou tournée en
dérision par les philosophes et les autres écrivains
païens; de l'autre coté , au respect, aux préven-
tions nationales qui entouraient encore le paga-
— 1 54 —
nisme , aux racines profondes qu'il avait clans
les intérêts, dans les passions des grands et du
peuple, dans les souvenirs historiques de Rome,
on sera frappé de la fermeté et de la hardiesse
d'esprit qui poussa Constantin à faire monter
avec lui sur le trône une religion nouvelle.
Quoi qu'il en soit, cette résolution fut différem-
ment jugée : les païens lui ont reproché ses pré-
férences pour le culte nouveau, les chrétiens ont
quelquefois hlâmé ses ménagements pour l'ido-
lâtrie ; ces reproches étaient également fondés ;
car dans Constantin, devenu chrétien, il y eut
toujours un peu du païen. Néanmoins, Constan-
tin protégea la religion nouvelle avec amour. L'é-
dit de Milan n'est pas un simple acte politique,
c'est aussi une profession de foi ; Constantin s'y
exprime non-seulement en prince qui veille au
bien de ses sujets, mais en chrétien qui prend
un tendre intérêt à des chrétiens. En tout , il
montra un grand zèle pour la foi nouvelle; il
proscrivit les cérémonies païennes, en même
temps qu'il accordait des privilèges aux ministres
de l'Église chrétienne. Il leur permit d'affranchir
leurs esclaves dans l'église, en présence du peuple
et du clergé ; ordonnant, en outre, qu'une simple
attestation de la part de l'évêque suffirait à
rendre valables, devant les magistrats, ces sortes
d'affranchissements. Plus tard, chaque chrétien
put donner la liberté a son esclave, sans avoir,
— 155 —
pour cela, besoin de se présenter devant l'évêque.
Ainsi les réclamations éloquentes des docteurs de
l'Église en faveur des esclaves, se traduisaient en
faits; l'humanité était réhabilitée.
La conversion de Constantin fut donc pour le
christianisme une grande conquête. Assurément,
cette conversion ne détruisit pas à l'instant même
le paganisme. Outre qu'un changement soudain
et complet ne se pouvait faire , la politique de
Constantin s'attacha à tenir la balance, sinon
égale, incertaine du moins entre les deux cultes;
néanmoins c'était, pour la religion nouvelle, un
avantage immense que cette prédilection du
prince; le reste devait lui venir d'elle-même et
de sa seule vertu.
Après la conversion de Constantin , le plus
grand événement de son règne , c'est la transla-
tion du siège de l'empire à Constantinople.
Deux villes se présentèrent un jour devant l'em-
pereur Claude, pour en obtenir la remise d'impôts
onéreux. L'une d'elles faisait valoir humblement
les services qu'elle pouvait avoir rendus à Rome.
Elle rappelait « son alliance avec Rome dans le
temps où Rome combattait contre le roi de Ma-
cédoine , qui fut surnommé le faux Philippe , à
cause même de son indigne origine; puis les
troupes envoyées contre Antiochus, contre Per-
sée, contre Aristonicus; Antoine, secouru dans la
guerre des pirates; l'assistance offerte à Sylla, à
— 150 —
Lucullus, à Pompée; enfin, ses services pins ré-
cents rendus aux Césars. » Cette ville, c'était la
rivale future de Rome, c'était Byzance, qui de-
vait être Constantinople.
La résolution que prit Constantin de donner
à l'empire romain une capitale nouvelle, n'a pas
été moins diversement jugée que sa conver-
sion même. c< L'envie qu'eut Constantin, dit
Montesquieu , de faire une ville nouvelle , la
vanité de lui donner son nom le déterminèrent
à porter en Orient le siège de l'empire. » Tacite ne
jugeait pas cette position de Byzance si défavo-
rable : (( Byzance est située à l'extrémité de l'Eu-
rope, sur le point qui présente le plus étroit es-
pace, entre l'Europe et l'Asie; elle jouit d'un sol
fertile, d'une mer féconde. » Gibbon, si peu fa-
vorable à Constantin , parle ici comme Tacite :
« 11 (Constantin) avait eu souvent l'occasion d'ob-
server, comme capitaine et comme homme d'É-
tat, l'incomparable position de Byzance, et de
remarquer combien la nature, en la mettant à
l'abri d'une attaque étrangère, lui avait prodigué
de moyens pour faciliter et encourager un com-
merce immense. La nature semblait l'avoir for-
mée pour êlre la capitale et le centre d'un grand
empire. Le spectacle de la beauté , de la sûreté
et de la richesse réunies dans un coin de la terre,
suffisait pour justifier le choix de Constantin. »
En lui-même, et comme siège de l'empire, le
— 157 —
choix de Byzance était donc heureux. Les faits ne
sont pas toujours, il est vrai, des témoignages
irrécusables de sagesse, et le succès ne suffit pas
à absoudre la témérité ; néanmoins, il en faut te-
nir quelque compte ; et quand les événements
confirment les prévisions, il est juste de penser
qu'elles étaient sages ; or, en reportant, de l'I-
talie aux rives du Bosphore, le centre et la garde
de l'empire, Constantin n'en a-t-il pas, en réa-
lité, reculé les limites, et éloigné les dangers de
l'invasion ? N'était-il pas là plus à même de se
porter partout où l'appellerait le péril? et si, à
l'égard de l'Italie , sa prévoyance a pu être en
défaut, à l'égard de l'Orient, n'a-t-elle pas été
justifiée? Cet empire grec , cet autre empire ro-
main , fondé par Constantin , a duré dix siècles.
La pensée même de transférer à Byzance le
siège de l'empire n'a donc point été un mouve-
ment de vanité, le simple désir de donner son
nom à une ville nouvelle; le motif même de ce
changement serait-il celui que lui prête Zosime?
Serait-il vrai que ce serait pour se dérober à la
haine du sénat, qui voyait avec peine en lui le
déserteur et l'ennemi du culte païen, que Con-
stantin aurait transporté loin de Rome le siège de
l'empire; qu'après avoir songé à l'établir dans
un lieu situé entre la Troade et l'ancienne llion ,
il aurait abandonné ce projet commencé, pour
fixer son choix sur Bvzance ?
— 158 —
Constantin ne fuyait point, ainsi que le dit Zo-
sime, devant les mécontentements du sénat,
alors, comme depuis longtemps, peu rebelle
aux empereurs. Cependant dans ce que dit Zo-
sime , il y a quelque chose de vrai; au fond, dans
le dessein de Constantin . il y avait un motif qui
tenait à la religion. Rome était trop pleine des
souvenirs, des intérêts, des passions du paga-
nisme, pour que le christianisme n'en fût pas ,
même malgré la protection de l'empereur, gêné
et combattu; il était donc sage de lui chercher un
théâtre plus favorable , un ciel nouveau et pur,
où ses regards ne fussent pas, malgré eux, bles-
sés du contact et du spectacle du paganisme.
Constantin avoue lui-même ce motif : « Nous
l'avons, dit-il, fondée par l'ordre de Dieu; » et
saint Augustin confirme et développe cette pen-
sée : « Il (Constantin) a fondé une ville , com-
pagne de l'empire romain , et qui est comme la
fille de Rome, mais où il n'y a pas un temple de
faux dieux , ni une seule idole ! » Singulière pré-
voyance de la sagesse humaine! Constantin, en
croyant déshériter Rome , lui laissait plus qu'il
ne lui enlevait; elle n'était plus le siège de l'em-
pire; elle sera la capitale du monde chrétien : au
lieu du trône impérial, elle a la chaire de Saint-
Pierre. Toutefois, il le faut dire, si la translation
du siège de l'empire à Constantinople fut plus tard
un avantage pour Rome; si, moins voisine des
— 159 —
empereurs 7 elle put mieux conserver son indé-
pendance et son pouvoir, le séjour même de
l'Asie, le contact de l'Orient et de l'Occident ne
furent pas pour l'Église latine sans quelques in-
convénients. Le luxe de l'Orient y pénétra; et le
temps n'est pas loin, où saint Jérôme pourra dire
qu'en s'enrichissant des biens de ce monde,
l'Eglise est devenue plus pauvre en vertus :
Postquatn ad principes christianos venit, potentia
quidem et divitiis major, sed virtutibus minor.
Cependant s'il faut donner à cette résolution
de Constantin, à côté d'un dessein religieux, un
motif politique , en voici un qui ne contredit ni
Zosime ni saint Augustin, et qui peut les con-
cilier. A proprement parler, la monarchie de
Constantin n'était plus une monarchie romaine ;
avant la translation du siège de l'empire à Con-
stantinople , cette monarchie était déjà plus
orientale que latine. Dioclétien le premier avait
entouré , avait rehaussé la majesté impériale de
cet éclat extérieur qui devait, mieux que les
prétoriens, protéger l'empereur. Le cérémonial
nouveau mis en usage et en honneur par le fu-
tur solitaire de Salone , n'était pas , que je sa-
che, une satisfaction de la vanité, mais un ar-
tifice de la politique. Constantin suivit cet
exemple : par la hiérarchie domestique et mili-
taire du palais, il constitua les dignités et les
garanties extérieures de la royauté ; et à cette
— 460 —
royauté parte des pompes orientales, le chris-
tianisme ajouta une autre et plus inviolable
majesté. Cependant, au sein de Rome, cette doc-
trine de respect devait trouver des résistances
dans les souvenirs et les prétentions des soldais
et du sénat ; et les formes nouvelles de la monar-
chie , le cérémonial de l'Orient , introduits dans
l'Italie, v pouvaient paraître déplacés. Transpor-
ter ailleurs, sous le ciel et aux portes de l'Asie,
la majesté impériale, c'était la placer dans un
lointain favorable et sous un plus heureux jour,
dans des conditions meilleures et pour le prince
et pour la religion. Ainsi donc au point de vue
politique, ainsi qu'au point de vue chrétien, cette
translation avait ses raisons et sa légitimité.
CHAPITRE VIII.
LACTANCE. FIRMICUS MATERNUS .
La littérature fut pour beaucoup dans le ca-
ractère et le respect nouveaux que prit et garda
la rovauté de Constantin.
La littérature chrétienne, au temps de Constan-
tin , présente une étude intéressante : soit que
dans sa victoire, elle se repose d'un combat long
et opiniâtre; soit que les grands génies lui man-
quant au moment même où ils ne semblent plus
aussi nécessaires, elle quitte le champ des hautes
questions religieuses, pour entrer, à la suite du
prince, dans des voies de modération et de tolé-
rance politique : c'est le caractère que me pa-
raissent surtout offrir les écrits de Lactance.
Né en Afrique , Lactance étudia l'éloquence à
Sicca , sous Arnobe , et en donna bientôt lui-
même des leçons à JNicomédie, où il avait été
appelé. Lactance avait été élevé dans le paga-
nisme, et il y persévéra longtemps; il ne fut
converti que par le spectacle même des persé-
cutions qui, sous Dioctétien, s'exercèrent au nom
de la philosophie. La persécution, par un de ses
i. a
— 162 —
effets assez ordinaires , lui fit embrasser le parti
des victimes : ce Lorsque j'enseignais la rhéto-
rique, en Bithynie, nous raconte-t-il lui-même,
et que le temple de Dieu y fut abattu, il se trouva
deux hommes qui insultèrent à la vérité persé-
cutée , et qui le firent d'une manière où la
cruauté le disputait à l'arrogance. »
Quels sont les deux philosophes dont parle ici
Laclance ? On peut, à des traits certains, recon-
naître Hiéroclès dans le second; quant au pre-
mier, on ne peut que former des conjectures in-
certaines. Est-ce Maxime? est-ce Porphyre?
Lactance fut choisi par Constantin, et par lui,
envoyé, vers 317, dans les Gaules pour présider
aux études de Grispus , son fils. Au sein de la
cour, Lactance vécut pauvre , pauvre jusqu'à
manquer quelquefois du nécessaire : c'est l'ex-
pression d'Eusèbe, son contemporain.
Nous avons de Lactance plusieurs ouvrages :
le plus important, ce sont ses Institutions divi-
nes, remarquables et comme apologie de la reli-
gion chrétienne , et comme témoignage de cette
tolérance sage et habile qui fut, sous Constantin,
le caractère particulier de la littérature. Considé-
rons-le d'abord comme apologiste.
Les Institutions divines forment sept livres ;
les trois premiers sont consacrés à montrer les
contradictions et les monstruosités du poly-
théisme; Lactance y résume avec force et bon-
— 163 —
lieur tout ce que jusque-là avaient dit les apolo-
gistes grecs et latins. Après avoir renversé le
paganisme dans ses bases, Lactance élève le
temple nouveau de la vraie religion ; c'est le sujet
des quatre derniers livres. Ainsi donc l'ouvrage
de Lactance se partage en deux grandes divisions :
la réfutation de Terreur, l'enseignement de la
nouvelle religion ; d'un côté, Lactance rassemble
et confond toutes les erreurs du polythéisme; de
l'autre côté, il cherche à doucement amener à la
vraie religion les esprits droits et sincères. Aussi
y emploie- 1- il les considérations morales plus
que les raisons théologiques; apologiste plutôt
que docteur.
Les Institutions divines sont précieuses et im-
portantes à un autre titre : elles peuvent être re-
gardées comme un manifeste officieux de cette
politique sage et tolérante que Constantin garda
et à l'égard du paganisme et envers les chrétiens.
« Nous avons cru devoir travailler à bannir du
monde cette double erreur, en faisant connaître
aux savants la sagesse qu'ils doivent suivre , au
peuple la religion qu'il doit embrasser. » Ainsi
commence Lactance, et il finira en disant : « Il ne
me reste plus qu'à exhorter tout le monde à em-
brasser la véritable religion. » Lactance s'adresse
à tous les hommes de bonne foi qui, comme lui,
engagés autrefois dans l'erreur, sont revenus à
la religion par la raison et la justice. L'appel
— 164 —
qu'il leur fit, fut entendu. On voit par l'ouvrage
même combien les progrès du christianisme
furent rapides; la préface et la fin, dédiées
toutes deux à Constantin , en sont un éclatant
témoignage. En commençant son ouvrage, Lac-
lance exprime des vœux et des espérances pour
le triomphe de la foi ; il le termine par des
actions de grâces : « Maintenant, dit-il en s'a-
d ressaut à l'empereur, maintenant que vous gou-
vernez l'empire romain avec une si haute sagesse
et une si parfaite équité, les serviteurs de Dieu
ne sont plus traités comme des scélérats et des
impies; maintenant la vérité est découverte, el
elle paraît avec éclat; on ne nous reproche plus
le nom de Dieu. »
Après les Institutions divines, l'ouvrage le plus
important de Lactance est le Traité de la mort des
persécuteurs , traité que la critique lui a quelque-
fois contesté, mais qui aujourd'hui ne lui est plus
disputé. Ce traité a un caractère de circonstance ,
un cachet politique qu'il serait difficile de ne pas
reconnaître : il célèbre hautement le triomphe de
la religion et flétrit ses persécuteurs; il les montre
périssant tous misérablement sous la main du
Dieu qu'ils ont bravé, et en expiation des maux
qu'ils ont faits aux chrétiens. Mais en même temps
qu'il a ce caractère général d'une protestation,
au nom de la conscience, contre les oppresseurs
de l'Humanité, il présente un intérêt particulier.
— 165 —
Lactance, il est vrai, reprend les choses de loin;
il remonte jusqu'au premier empereur qui ait per-
sécuté les chrétiens; mais ce n'est qu'un détour
pour arriver à ce qui était proprement le but de
son ouvrage, la lutte de Constantin et de Maxi-
min, c'est-à-dire le duel du paganisme et du
christianisme; alors son récit a toute l'ardeur et
l'émotion d'un grand spectacle, d'une vive at-
tente. Après avoir raconté la défaite de Maximin ,
la fuite de cet empereur, sa mort horrible, il
s'écrie , faisant allusion aux titres pompeux que
prenait cet ennemi des chrétiens :
« Où sont maintenant ces noms de Jovien et
d'Herculien, autrefois si révérés des nations, ces
noms que Dioclès et Maximin avaient pris avec
tant d'insolence, et dont après eux leurs succes-
seurs se sont parés? Le Seigneur a effacé de la
terre ces noms superbes. Célébrons donc avec
joie le triomphe de Dieu; jour et nuit adressons-
lui nos prières et nos louanges. » Bossuet com-
mentant ces paroles a dit : « En attendant, Jé-
sus-Christ ne laissera pas d'exercer son empire
sur la terre. Il brisera la tête des rois. Un Néron ,
un Domitien attaqueront son Église. Mais il bri-
sera leur tète superbe. Un Maximien, un Gallien,
un Maximin tourmenteront les fidèles ; mais il les
dégradera , il les perdra , il les frappera d'une plaie
irrémédiable. Tremblez donc, 6 rois ennemis de
l'Église; mais vous, petit troupeau, ne craignez
— 166 —
rien; votre roi mettra à vos pieds tous vos en-
nemis , fussent-ils les plus puissants de tous les
rois. »
Au premier coup d'œil , une telle vivacité de
langage surprend; mais après tout, on comprend
l'indignation de Lactance : en même temps qu'il
vengeait la religion , il satisfaisait la conscience
du genre humain. Les païens eux-mêmes avaient
fait entendre contre plusieurs de ces empereurs
flétris par Lactance , les mêmes imprécations.
Au milieu des renseignements curieux et offi-
ciels qu'offre X Histoire Auguste , on remarque
surtout ces anathèmes dont le sénat poursui-
vait, après leur mort, les princes qui avaient
par leurs cruautés encouru sa haine et celle du
genre humain. Bien que cet écrit de Lactance
ait été composé au moment de la lutte armée
du paganisme contre le christianisme et en
quelque sorte au milieu de la mêlée; bien que
Lactance s'y laisse un peu emporter à ses ressenti-
ments légitimes contre les ennemis du nom chré-
tien , il y conserve cependant une vue nette des
événements et un jugement supérieur à celui des
historiens païens du même temps; il voit, mieux
qu'eux, où sont les causes de la décadence de
l'empire, où est son avenir. Il attribue justement
à Dioclétien et au partage qu'il fit de l'empire,
cette décadence que l'on a attribuée à Constan-
tin, pour avoir transféré à J'.yzance le siège de
— 1G7 —
l'empire : « Les chrétiens disaient que Dioclétien
avait perdu l'empire en s'associant trois collègues,
parce que chaque empereur voulait faire d'aussi
grandes dépenses et entretenir d'aussi fortes ar^
mées que s'il avait été seul ; que par là le nombre
de ceux qui recevaient n'étant pas proportionné
au nombre de ceux qui donnaient , les charges
devinrent si grandes , que les terres furent aban-
données par les laboureurs, et se changèrent en
forêts. » Montesquieu , de qui sont ces paroles ,
ne s'explique point sur cette réponse que les
païens faisaient aux chrétiens. Ce silence est fâ-
cheux ; il eût pu , il eût dû , ce nous semble ,
ajouter que le partage de la puissance fut , ainsi
que le dit Lactance , fatal à l'empire, et qu'il ex-
plique mieux sa décadence que la translation du
siège de l'empire de Rome à Constantinople.
En étudiant les œuvres de Lactance , on voit
que la teinte païenne ne s'est point complète-
ment effacée en lui ; sa science est plus philoso-
phique que religieuse ; il sait mieux exposer et
embellir les préceptes de la morale , que pré-
senter les vérités de la religion : c'est le juge-
ment de saint Jérôme sur lui. Mais dans cette to-
lérance où il se maintient, dans cet accord d'une
science profane et d'une pensée chrétienne ? qui
est sa physionomie propre, Lactance a peut-être
mieux servi la foi nouvelle, que ne l'eût fait une
doctrine plus rigoureuse. Que d'hoiumes, sous
— 168 —
Constantin , qui , indifférents au paganisme , ne
l'eussent pas cependant quitté si , pour arriver à la
religion chrétienne , on ne leur eut montré , on ne
leur eût offert, dans les vérités générales de la phi-
losophie et de la conscience humaine, une facile
et heureuse transition à des dogmes plus relevés!
c'est l'œuvre que Lactance, a entreprise, qu'il a
accomplie. Ecrivain élégant, moraliste pur,
homme d'une grande science, également versé
dans la littérature grecque et dans la littérature
latine, il unit l'indulgence des apologistes grecs
à l'exactitude des apologistes latins. Quelquefois
cependant son origine africaine se trahit sous les
précautions de rhéteur ; dans la Mort des perse'
cuteurs, on retrouve un peu de l'exagération de
Tertullien, ainsi que dans le style, malgré son
habituelle élégance , quelques traces de rudesse
et de corruption. Ce qui fut irréprochable , c'est
sa vie. On remarque en lui ce que l'on remar-
que en beaucoup d'autres écrivains qui passè-
rent du paganisme au christianisme : leur âme
prit plus facilement les vertus de leur foi nou-
velle, que leur esprit ne renonça aux souvenirs
de la science païenne; Lactance le chrétien rap-
pelle quelquefois Lactance le rhéteur.
Après Lactance, nous placerons Firmicus Ma-
ternus, auteur sur lequel on n'a que des rensei-
gnements incertains , mais que l'on peut avec
vraisemblance rattacher au règne des empereurs
— 169 —
Constance et Constant, fils de Constantin, aux-
quels il a adressé un ouvrage intitulé : De ï erreur
des religions profanes . « Il me reste maintenant,
Constance et Constant , augustes empereurs , à
implorer la puissance de votre foi , élevée au-
dessus des hommes, au-dessus de la fragilité
humaine, et qui, associée en quelque sorte aux
conseillers célestes , suit dans tous ses actes ,
autant qu'il lui est donné, la volonté de Dieu ;
il vous reste bien peu à faire, pour que, entière-
ment renversé par vos lois, le diable soit anéanti ;
pour que s'arrête la contagion funeste de l'ido-
lâtrie : chaque jour son poison expire , chaque
jour sa profane cupidité s'éteint. Elevez donc
l'étendard de la foi; c'est la gloire que le ciel
vous a réservée, le ciel qui vous a fait triompher
de tous vos ennemis; élevez -le, cet étendard
vénéré; portez des lois, des décrets qui soient
utiles. »
Cet ouvrage se distingue, à quelques traits par-
ticuliers, des réfutations du polythéisme que nous
avons vues jusqu'ici. Firmicus montre comment
les hommes se sont abusés eux-mêmes, en faisant
des quatre éléments des divinités , et explique
l'origine des dieux de la Fable, en rapportant
historiquement ce que les poètes ont déguisé. 11
fait sentir l'absurdité et l'impiété de la théologie
des païens qui mettent au nombre des dieux des
hommes qui ont commis toutes sortes de crimes;
— 170 —
car ces dieux ont été tués, Massés et mal traités
par les hommes. 11 prétend que la religion des
Egyptiens a commencé au temps de Joseph, et
que leur dieu Sérapis est ce patriarche qu'ils ont
ainsi appelé parce qu'il était fils de Sara. Il re-
marque que les hommes ont respecté comme des
divinités les choses qu'ils aimaient , ou dont ils
avaient besoin. Ils ont appelé Pénates le manger
et le boire ; Vesta, le feu domestique dont on se
sert, et ainsi de plusieurs autres objets; et c'est
pour cela que le nom des dieux marque les pro-
priétés des choses naturelles. Enfin il décrit les
signes profanes ou les paroles mystérieuses dont
on se servait dans la religion des païens ; révé-
lation que Clément d'Alexandrie et Arnobe ont
faite comme lui. L'ouvrage de Firmicus a un autre
intérêt ; il donne de curieux détails sur les reli-
gions étrangères ; on y voit que le culte de Cybèle,
le culte longtemps proscrit , et que nous avons
retrouvé dans Apulée , avait fait à Rome de
grands progrès ; les imaginations étaient conver-
ties aux pratiques singulières et sanglantes des cul-
tes orientaux ; le criobole et le taurobole étaient
la consécration nouvelle des inities» l'homme y
cherchait une régénération dont le besoin se fai-
sait partout sentir; c'était le baptême de l'idolâ-
trie.
Tel est un coté de ce traité, d'ailleurs assez
court, qui n'offre rien, on le voit, de nouveau,
— 171 —
sinon cette idée de trouver, dans l'altération de
l'histoire, l'origine de la Fable; on y peut aussi
remarquer comment le paganisme , ne pouvant
plus soutenir le sens littéral de ses croyances, se
rejetait dans les interprétations philosophiques
et allégoriques. Cette révolution, à proprement
parler, n'était point nouvelle ; les premiers , les
stoïciens y avaient eu recours. Mais insensible-
ment elle devint générale ; nous verrons quel rôle
joue chez les néo-platoniciens, l'allégorie : les
poètes seront leurs théologiens. Mais ce traité a
un autre côté plus frappant.
Quelque pure que soit d'abord une opinion ,
le jour où elle triomphe , l'ambition ou le ressen-
timent courent grand risque de la corrompre. Il
se mêle aux partis les plus nobles, aux plus sincè-
res croyances , des partis moyens , des convic-
tions politiques qui ne s'y associent que pour en
tirer des fruits; convictions qui peuvent porter
dans leur intolérance de la bonne foi encore,
mais qui n'ont pas la vertu du désintéressement.
Quand la victoire du christianisme fut assurée,
la réaction commença. Elle fut conseillée par
des hommes qui semblaient retenir dans leur
croyance nouvelle l'âpreté d'une erreur ancienne,
et qui, dans la victoire d'un culte nouveau, ne
voyaient que la part à prendre des dépouilles de
la religion vaincue. Je crains que Firmicus Ma-
termis n'ait été un de ces hommes ; à l'ardeur avec
— 172 —
laquelle il conjure les princes auxquels il s'a-
dresse, de détruire les restes du paganisme, de le
dépouiller de sa grandeur ou de sa force, on re-
connaît facilement l'interprète d'une de ces opi-
nions pour qui l'intolérance est le prix du succès.
Ces lois , ces dispositions favorables à la religion
que Firmicus avait indirectement demandées
dans sa dédicace, il les réclame ici explicitement :
« Enlevez , augustes empereurs , enlevez sans
scrupule les dépouilles des temples; livrez à la
flamme leurs dieux ; qu'ils aillent grossir le trésor
public ; versez-en dans vos épargnes tous les re-
venus, consacrez-les à votre utilité. Depuis que
les temples ont été détruits, vous êtes entrés plus
avant dans la vertu de Dieu; vous avez vaincu
vos ennemis , reculé les limites de l'empire ; et
pour que votre gloire éclatât davantage , vous
avez méprisé et renversé l'ordre des saisons.
L'hiver, spectacle jusqu'alors inouï, et qui ne se
renouvellera point , l'hiver , les éléments ont
cédé à votre courage. Que vous faut-il encore?
Mais ce que Dieu défend , les saintes Ecritures le
proscrivent aussi : elles ne veulent point qu'on
élève des idoles. »
Et comme s'il craignait de n'avoir point été
assez bien compris, il ajoute plus loin : « Dieu,
augustes empereurs, vous promet les récom-
penses de sa miséricorde; il augmentera votre
grandeur déjà si étendue. Faites donc ce qu'il
— 173 —
ordonne, achevez ce qu'il conseille. Les prémices
de votre règne ont été comblées des plus grandes
faveurs ; au début de votre foi f vous avez senti
s'accroître pour vous la faveur divine. Jamais la
main de Dieu ne vous a abandonnés ; jamais, dans
vos besoins, elle ne vous a fait défaut. » Et il ter-
mine en leur promettant, en appelant sur eux de
plus grandes faveurs divines, récompense et
obligation d'un zèle plus ardent pour la religion
nouvelle, d'une plus vive attaque contre le pa-
ganisme. Ce langage surprend ; on y doit re-
connaître cette violence et cet égarement qui se
mêlent quelquefois aux causes les plus pures, le
lendemain de la victoire. J'aime à croire que
ceux qui appelaient ainsi, contre les païens et
leurs temples, la foudre impériale, ne les avaient
pas quittés depuis bien longtemps : Firmicus
n'est pas encore véritablement chrétien.
CHAPITRE IX.
SAINT HILAIRE.
L'Église , un moment triomphante , eut bien-
tôt ses épreuves. Constance succéda à Constantin,
et l'arianisme trouva en lui un appui qui in-
quiéta l'Église; mais elle eut dans saint Hilaire
un intrépide défenseur.
Hilaire, né à Poitiers, vers 355, avait été élevé
dans les ténèbres du paganisme ; il fut converti à
la doctrine nouvelle par des circonstances dont
il nous a laissé un intéressant récit. Cette con-
version fut vive et profonde ; elle se manifesta
par des vertus qui ne tardèrent pas à attirer sur
Hilaire les suffrages de la société chrétienne.
Quoique marié , il fut choisi pour évêque. Les
temps étaient difficiles. C'était le moment où, sou-
tenu et propagé par deux évêques courtisans et
ambitieux, Ursace et Valens, l'arianisme menaçait
d'envahir la Gaule. Pour arrêter les ravages de cette
hérésie, Hilaire composa le Traite de la Trinité,
Ce traité est divisé en douze livres: le premier livre
est une introduction à tout l'ouvrage; Hilaire en
trace le plan, et indique les matières dont chacun
des livres suivants doit se composer. Il y suit pas
_ 175 —
à pas , et y réfute les erreurs d'Arius. Mais on
sent qu'il est mal à Taise dans ces subtiles distinc-
tions si familières au génie des Grecs, et auxquelles
au contraire se refusaient même l'exactitude et
la sévérité de la langue latine. Hilaire s'épou-
vante , il recule , en quelque sorte , en présence
de ces grands problèmes , de ces impénétrables
mystères : « C'est, dit-il, une tâche immense, une
incompréhensible audace d'ajouter quelque chose
à la définition de Dieu ; il s'est donné les noms
de Père, de Fils, d'Esprit saint; tout ce qu'on
cherche au delà dépasse la portée du discours
et la conception de l'intelligence; il ne saurait
plus être énoncé, atteint, saisi. La nature de l'ob-
jet dévore le sens des paroles; une lumière que
l'on ne peut soutenir aveugle l'œil de la contem-
plation, et ce qui n'a aucune borne, dépasse la
capacité de l'intelligence.» Il ajoute ailleurs avec
tristesse : « L'hérésie et l'impiété nous obligent à
dépasser la loi, à les suivre dans les routes es-
carpées qu'elles ont ouvertes; à traiter des choses
au-dessus du langage humain ; à chercher à ex-
pliquer des mystères qu'il n'est pas permis d'exa-
miner; et quand on devrait se borner à croire,
nous nous voyons forcés d'employer nos faibles
raisonnements à la défense d'une doctrine qui
n'admet point ces raisonnements humains, et de
paraître ainsi nous rendre coupables , parce que
d'autres le sont. »
— 1/6 —
Ce Traité de la Trinité', manifeste vigoureux
contre l'arianisme, excita la colère de Constance
qui punit Hilaire, en l'exilant en Phrygie ou, se-
lon d'autres auteurs , dans la Thébaïde d'Egypte.
Cet exil fut le salut de l'Église. Les conciles de
Ri mini et de Séleucie s'étaient ouverts. Le concile
de Rimini, commencé sous d'heureux auspices,
s'était terminé par une espèce de surprise.
Les ariens vaincus au concile de Nicée ne se
résignèrent point à leur défaite; mais ce ne fut
pas par des attaques ouvertes qu'ils cherchèrent
à regagner le terrain qu'ils avaient perdu ; ils y
employèrent de plus adroites pratiques. Ils ne
visaient pas à la domination, mais au succès; ils
voulaient moins s'imposer que se faire accepter.
Ainsi, au concile de Sirmium, inspiré par les
ariens, en 357, on convint de retrancher des
confessions de foi, les mots qui n'étaient pas
dans l'Écriture sainte. Osius de Cordoue et Libé-
rius de Rome, adhérèrent à cette correction;
c'était cependant une victoire pour les ariens
qui, lors du concile de Nicée, avaient de tous
leurs efforts repoussé le mot Consubstantiel ; ce
mot, disaient-ils, ne se rencontre nulle part
dans toute l'étendue des divines Ecritures. Aussi
les protestations ne se firent pas attendre : Rimini
reprit , ou du moins chercha à reprendre ce
qu'avait enlevé Sirmium. Les ariens y présentè-
rent une formule de foi; la dernière formule de
— 177 —
Sirmium , celle où rejetant les mots de substance
et de consubstantiel consacres par le concile de
Nicée , ils se bornaient à dire que le Fils était en
toutes choses semblable au Père. Les catholiques
cette fois ne se laissèrent point surprendre ; ils ré-
pondirent qu'ils n'avaient pas besoin de nouvelles
formules, et demandèrent, à l'unanimité, que la
doctrine d'Arius fût condamnée. Les anathèmes
lancés contre Arius et sa doctrine furent donc
solennellement renouvelés. Mais cet acte de vi-
gueur ne se soutint pas : Constance qui, sans pa-
raître, dirigeait cette assemblée, vint à bout d'en
amortir l'ardeur par des délais affectés et des
rebuts mortifiants. L'ennui d'une longue absence,
les fatigues d'un séjour prolongé dans un pays
étranger, les tracasseries suscitées par les agents
de l'empereur, le prétexte de la paix, excuse si
facile des consciences pusillanimes, mille autres
motifs affaiblirent les meilleures résolutions.
On souscrivit une formule captieuse, où le
terme de substance était abandonné. Les ariens
triomphèrent; et à peine revenus dans leurs
églises, les évêques surpris reconnurent le piège
qu'on leur avait tendu.
En même temps que les évêques d'Occident
fléchissaient à Fumini, ceux d'Orient étaient as-
semblés à Séleucie, métropole de l'Isaurie. Hi-
laire y assista. Mais à Séleucie, comme à Rimini,
l'arianisme, soutenu par l'empereur, triompha.
12
O
H U
— 178 —
En 358, Hilaire reçut une lettre des évêques de la
Gaule, qui protestaient contre la lâcheté du con-
cile de Rimini. Ils lui demandaient ce qu'il pen-
sait des orientaux ; c'est le nom que l'on donnait ,
dans l'Occident, aux semi-ariens. En réponse à
leur lettre, Hilaire écrivit le Traité des synodes. Ce
traité a, s'il est permis d'ainsi parler, un but po-
litique. À cette époque , les semi-ariens effrayés
des exagérations de leurs frères inclinaient vers
l'orthodoxie , et semblaient disposés à négocier
avec elle. Sans rien céder sur les principes,
Hilaire se montre accessible à la conciliation ; il
ne repousse point absolument le mot qui exprime
la similitude des substances, le mot omoiousion ;
quant au mot consubstantiel, il l'admet, il le to-
lère, mais avec un correctif qui préviendra la
confusion des personnes. Cette sagesse trouva
des contradicteurs : Lucifer de Cagliari, toujours
extrême, ne s'y associa point. Lucifer, défenseur
intrépide d'Athanase et adversaire ardent de
l'arianisme , mais depuis entraîné dans le schisme
par son inflexible opiniâtreté; et de leur coté,
les ariens persistèrent dans la formule de foi
qu'ils avaient dressée à Rimini : issue ordinaire
de toutes ces tentatives de conciliation. Hilaire
ne se découragea point. Prenant à partie Con-
stance lui-même , il lui redemanda la foi de l'É-
vangile, la tolérance pour les catholiques, en
butte alors à de violentes persécutions. Ses
— 179 —
prières ne furent point écoutées. C'est alors que
dans l'ardeur, j'allais dire dans l'emportement de
son zèle, Hilaire lança contre l'empereur deux ma-
nifestes; Constance ne répondit point. Irrité de
ce silence, saint Hilaire écrivit, mais ne publia
point les paroles que nous citerons en partie : « Si
je romps aujourd'hui le silence que j'avais gardé
si longtemps, j'en appelle à tout homme raison-
nable : on ne m'accusera pas de m'ètre tu par
indifférence, ou de parler par emportement.
Point d'intérêt qui m'anime que l'intérêt de Jé-
sus-Christ. Pourquoi , ô mon Dieu , ne m'avez-
vous pas fait naître plutôt du temps des Dèce et
des Néron ? J'aurais béni des combats à soutenir
contre des ennemis déclarés. Mais ici nous avons
affaire à un ennemi qui ne se montre pas, qui ne
s'avance que sous le masque, ne procède que par
artifices et que par séductions. Ici sous le nom de
Constance, c'est l'Antéchrist, armé, non pas de
fouets, mais de caresses; non d'arrêts de pro-
scription, mais de manœuvres hypocrites; il n'en
veut pas à la vie, mais à l'âme. Ce n'est point
par le fer qu'il menace les victimes; c'est par
l'attrait des récompenses qu'il cherche à corrom-
pre la foi. 11 ne professe Jésus-Christ que pour le
mieux trahir , ne parlant d'union que pour trou-
bler la paix , ne comprimant l'hérésie que pour
empêcher qu'il y ait des chrétiens, n'honorant
le sacerdoce que pour anéantir l'épiscopat, ne
— 180 —
bâtissant des églises que pour sacrifier la foi.
Votre tyrannie s'exerce non-seulement contre les
hommes, mais contre Dieu. Vous affectez les de-
hors du chrétien ; on ne s'y trompe point ; vous
anéantissez la foi par vos œuvres contraires à la
foi. Vous réservez les évêchés pour vos compli-
ces; aux bons évêques vous en substituez de
mauvais ; vous incarcérez les prêtres ; vous faites
marcher vos légions pour tenir l'Église dans l'ef-
froi ; vous enchaînez les conciles. Tyran plus cruel
que les plus cruels tyrans qu'ait vus l'univers, vos
persécutions, avec leurs raffinements , nous lais-
sent, à nous, bien moins de moyens d'y échapper,
et vous rendent, vous, bien plus criminel. Vos
victimes n'auront pas à présenter au souverain
juge, pour excuser leur défaite, et des commen-
cements de torture et quelques cicatrices impri-
mées sur leur corps, et la faiblesse de la nature
à laquelle ils ont succombé. Votre politique
barbare s'y prend mieux ; elle sauve à l'apostasie
l'apparence du crime, et ôte à la confession le
mérite du martyre. » C'est le martyre que de-
mandait Hilaire en écrivant ces pages brûlantes :
Ad martyrium per lias çoces exeamus ; il ne
l'obtint pas; mais comme le milieu, la fin de
sa carrière fut troublée par de continuels orages.
Sous Valentinien , l'arianisme disputait à l'or-
thodoxie quelques-unes de ses Eglises. Auxence,
évêque de Milan , faisait profession (l'arianisme.
— 181 —
Toujours inquiet, toujours armé pour la foi, Hi-
laire ne recula point devant ce nouvel ennemi ,
et il alla l'attaquer au sein même de son empire,
à Milan. Il fut à ce propos traduit devant le
questeur, sous l'accusation de mettre le trouble
dans l'Église de Milan. Il put toutefois revenir à
Poitiers sans autre disgrâce; mais en se retirant,
Hilaire crut devoir avertir l'Église de ce nouveau
danger, et la mettre en garde contre une pro-
fession de foi trompeuse que, pour séduire
Valentinien, Auxence avait signée : « C'est quel-
que chose d'imposant, dit-il, que le nom de
paix; et l'on fait bien de nous parler d'union.
Mais hors de l'Église et de l'Évangile, hors de
Jésus-Christ, peut-il y avoir de l'union? Non, il
n'y a de paix véritable et de sincère union que
dans la doctrine de l'Église et de l'Évangile. Qui
en doute ? Mais aujourd'hui sous le masque d'une
fausse piété, on ne tend qu'à détruire l'empire
de Jésus-Christ. On veut que Dieu ait besoin de
la protection des hommes, et que l'Eglise de
Jésus-Christ ne se puisse passer de l'assistance du
siècle; on l'appelle, on l'invoque à grands cris. »
A la chaleur avec laquelle il cherche à éloi-
gner l'hérésie de la Gaule, au bonheur qu'il
éprouve à l'en voir préservée, Hilaire semble
pressentir ce lointain, mais glorieux résultat de
son courage religieux : le pouvoir bienfaisant du
clergé gaulois.
CHAPITRE X.
SAINT AMBROISE.
Ambroise naquit à Trêves, vers 333, dans
le prétoire des Gaules , dont son père était pré-
fet. Il commença, h Trêves, des études bril-
lantes qu'il vint achever à Rome. Ses études
terminées, il se fixa à Milan, et se consacra au
barreau. Milan était alors la résidence des em-
pereurs, qui de là se pouvaient porter plus faci-
lement à la défense des provinces menacées par
les barbares. Ambroise plaida devant le préfet
du prétoire ; ses débuts furent heureux et atti-
rèrent sur lui l'attention publique. Il devint pre-
mier magistrat de Milan , et bientôt fut nommé
gouverneur général de l'Italie septentrionale
et centrale. Une circonstance imprévue vint
tout à coup changer sa destinée, et l'enlever au
monde pour le donner à l'Église. La lutte entre
les évêques ariens et les évêques catholiques du-
rait encore. L'évêque de Milan, Auxence, étant
mort, chaque parti aspirait à le remplacer par
un de ses candidats. Le peuple s'agitait en tu-
multe, flottant et partagé, quand du milieu de
— 183 —
ce tumulte, une voix s'élève, la voix d'un en-
fant : « Ambroise évêque. » Ce cri de l'inno-
cence parut l'ordre du ciel, et Ambroise fut
nommé. Effrayé de cet honneur, Ambroise vou-
lut s'y dérober, et pour y échapper il employa
inutilement mille moyens, quelques-uns fort
étranges, mais où le peuple ne vit que les pieux
artifices de sa modestie. Enfin il fallut céder.
Le peuple avait bien jugé : Ambroise était
l'homme que demandaient et l'Église et les
temps difficiles où se trouvait l'Église. L'évéque
devait alors être l'épée aussi bien que le bou-
clier d'Israël; il lui fallait un égal courage d'es-
prit et d'âme. Ambroise suffit à sa double tâche;
il achèvera la victoire du christianisme sur le
paganisme; il triomphera des ariens soutenus
par une impératrice plus jalouse de son pouvoir
que de la foi ; il fixera le code de la morale
chrétienne ; enfin , orateur en même temps qu'é-
vêque et docteur, il rapproche et unit le génie
de l'Orient et de l'Occident dans des ouvrages
où, à travers de nombreuses imitations , il con-
servera un cachet particulier de grâce suave et
d'onction biblique.
La première lutte qu'Ambroise eut à soutenir
fut contre le paganisme.
11 existait dans la curia Julia, lieu des séances du
sénat, un autel dédié à la Victoire et surmonté
de la statue de cette divinité. Au commencement
— 184 —
de chaque séance, les sénateurs brûlaient aux
pieds de la déesse quelques grains d'encens , et
prêtaient devant elle serment de fidélité à l'empe-
reur. Gratien avait ordonné de faire disparaître du
sein de la curie ce monument des prétentions et
des souvenirs du paganisme, que sous son règne
les païens essayèrent vainement d'y faire replacer.
Ils espérèrent être plus heureux sous Valenti-
nien II. En 382, une députation fut donc envoyée
à l'empereur pour lui demander le rétablisse-
ment de cet autel , auprès duquel se livra le der-
nier combat du paganisme et du christianisme :
les champions furent Symmaque et Ambroise.
Symmaque est, au ive siècle , le représentant
le plus illustre du paganisme; sénateur, préfet
de Rome, orateur brillant et habile, sa fidé-
lité à l'ancienne religion de l'empire tient tout
à la fois du rhéteur et du citoyen ; il y reste at-
taché par les souvenirs de la gloire et de l'élo-
quence, du patriotisme et de la religion. Liba-
nius et ïhémiste regretteront et défendront
avant tout dans le polythéisme le symbole
des vérités philosophiques et les riantes fantai-
sies de l'imagination ; Symmaque, lui, s'y attache
et le défend comme l'appui et la vie même de
l'empire. Aussi son opposition au christianisme
et ses préférences pour le paganisme ne se bornè-
rent-elles pas à de simples paroles, elles se mani-
festèrent par des actes qui tous ne furent pas
— 185 —
toujours conformes à une parfaite loyauté; et
il eut besoin de la clémence de Théociose pour
échapper aux rigueurs que son attachement ex-
trême au paganisme lui devait attirer : au mo-
ment où le christianisme était inquiété par la
révolte de Maxime, Symmaque n'avait pas gardé
envers lui une impartialité complète. Tel est le
rival contre lequel saint Ambroise avait à lutter.
Le débat fut solennel ; c'était le duel de deux
cultes, du passé de Rome et de son avenir.
Symmaque prit le premier la parole. M. de
Chateaubriand, par un anachronisme permis au
poëte, a transporté cette lutte dans ses Martyrs ,
et l'a placée sous le règne de Dioclétien. Il a repro-
duit celte célèbre prosopopée où personnifiant
Rome , Symmaque lui fait redemander, au nom
de sa vieillesse et de sa gloire , le culte qui lui a
donné l'empire de l'univers. Mais il faut bien le
dire : cette défeuse de l'autel de la Victoire,
côté spécieux et national de la lutte, n'était
pas la seule et au fond la vraie question ; la gloire
ici masquait l'intérêt; ce qu'il s'agissait d'obte-
nir, au moins autant que le rétablissement de
l'autel de la Victoire, c'était la révocation de
ledit qui avait enlevé aux vestales les privilèges
dont elles avaient joui jusque-là, et attiré, dit
Symmaque , l'inclémence des cieux : « La famine
se fit bientôt sentir ; une triste récolte trahit l'es-
poir des provinces. La faute n'en était pas à la
— 186 —
terre; nous n'avons rien à reprocher aux astres;
ce n'est pas la nielle qui a détruit le blé , ni l'i-
vraie qui a étouffé les moissons ; ce qui a dessé-
ché le sol, c'est le sacrilège. » Et Symmaque
conclut par ces mots : « Le respect des temps pas-
sés veut que vous ne balanciez pas a révoquer une
loi qui n'est pas digne d'un prince. » On voit que
l'on a un peu oublié l'autel de la Victoire.
Ambroise répondit officiellement à cette rela-
tion de Symmaque. Il prouve que ce n'est point à
ses dieux, mais à ses propres verlus que Rome
a dû l'empire de l'univers ; et réfutant la seconde,
et au fond la plus importante partie du discours
de Symmaque , car l'abolition des privilèges des
vestales , ce n'était rien moins que le décret de
mort du paganisme, il montre qu'avant même
l'édit du prince, l'indifférence païenne a con-
damné cette institution : « A peine comptez-vous
sept vestales. Voilà ce que peuvent de nos jours
et les bandelettes révérées , et les robes bordées
de pourpre, et les litières des pontifes toujours
escortées par la foule, et d'énormes privilèges. »
Puis opposant à ce faste des vestales la simplicité
des vierges chrétiennes , il ajoute : « Il n'est pas
nécessaire que des bandelettes brodées décorent
la tête ; quand elle est ornée par la pudeur , un
voile grossier suffit. Il faut effacer, et non relever
les attraits de la beauté; c'est le jeûne qui lui
convient, et non la pourpre. »
— 187 —
Cette réponse d'Ambroise souvent citée, sou-
vent admirée, me paraît, l'avouerai -je? de-
voir sa célébrité plutôt à la grandeur même de
la cause qui se débattait, qu'à sa beauté même et
à sa force. Elle a en quelque sorte un caractère
officiel , et si j'osais le dire, jusqu'à un certain
point philosophique, que je n'approuve pas ici.
On y a vanté ces paroles où saint Àmbroise pro-
clame, a-t-on dit, la loi du progrès : « Tout ne
va-t-il pas en s'améliorant ? le chaos a précédé le
monde, et les ténèbres ont devancé la lumière;
la terre nouvelle, dépouillant ses ombres hu-
mides , s'étonne de la nouveauté du soleil.
L'homme ne sut d'abord pas cultiver la terre,
L'année, au commencement, est stérile, puis
viennent les fruits et les fleurs. Qu'ils disent donc
que tout aurait dû rester à ses commencements ;
qu'ils accusent la moisson , parce qu'elle vient à
la fin de l'année; qu'ils accusent l'olive, parce
qu'elle est le dernier des fruits. » Je l'avoue, ces
raisons me paraissent peu concluantes, et le goût
seul ne les pourrait même guère approuver; je
crains qu'ici Févêque ne se souvienne d'avoir été
avocat.
Il y a clans cette même cause, non un dis-
cours, mais une lettre d'Ambroise, moins citée,
et selon nous plus éloquente et plus vraie. 11 l'a-
dresse à l'empereur Valentinien , au moment
même où il apprend que, avant même que les
— 188 —
évèques en eussent pu être informés , Valent i-
nien , dans son conseil, a reçu la requête que
Symmaque avait surprise au sénat pour le réta-
blissement de l'autel de la Victoire. Après avoir
montré que les païens ne sont pas fondés dans
leur demande, il s'écrie : « Qu'aujourd'hui un
empereur païen, ce qu'à Dieu ne plaise, élevât
un autel aux idoles et contraignît les chrétiens à
se trouver aux sacrifices avec les idolâtres, et à
jurer devant cet autel; qu'il portât une pareille
ordonnance en plein sénat, en présence des
chrétiens qui y forment une si nombreuse ma-
jorité, tout chrétien ne prendrait-il pas cette
démarche pour une véritable persécution ? mais
que penserait-il d'un empereur chrétien qui
commettrait ce sacrilège? C'est là pourtant le
crime dont vous vous rendriez coupable, si vous
souscriviez au décret qui vous est présenté. »
Puis il demande à Valentinien copie de la re-
quête qui lui a été présentée, pour y répondre
plus à loisir, et afin qu'elle soit discutée mûre-
ment par l'empereur Théodose. « Si, ajoute-t-il ,
on en ordonne autrement, il n'est point d'évèque
qui puisse ni le souffrir ni le dissimuler. Vous
pourrez venir à l'église, mais il n'y aura point
d'évèque pour vous y recevoir, ou il n'y sera
que pour vous résister, et rejeter vos offrandes. »
Et enfin par une prosopopée hardie, il ajoute :
« Que répondrez-vous à votre frère Gratien , vous
— 189 —
disant du fond de la tombe : Je me consolais de
mes levers , parce que je laissais l'empire dans
vos mains; de n'être plus, parce que vous me
succédiez; d'avoir perdu avec la vie le titre
d'empereur, parce que je me survivais à moi-
même dans mes ordonnances en faveur d'une
religion immortelle. C'étaient là autant de tro-
phées érigés par moi à la piété, de dépouilles
remportées sur l'ennemi du salut, de gages qui
m'assuraient une victoire à l'abri des temps et
des révolutions. Mon assassin n'a pu m'enlever
que la vie; vous, en annulant mes ordonnances,
vous avez plus fait que celui qui osa porter les
armes contre moi. De deux choses l'une : en
souscrivant volontairement, vous condamnez
ma foi; en cédant à la violence, vous trahissez
la votre. » Ambroise triompha. Symmaque, ac-
cablé de chagrin, voulut abdiquer les fonctions
qu'il remplissait; il avait compris que c'en était
fait de l'ancien culte.
Le paganisme n'était pas le plus redoutable
ennemi qu'eût à combattre saint Ambroise. L'a-
rianisme qui, dans Alexandrie, sera l'ennemi
le plus actif qu'ait à combattre Athanase, fut
aussi, dans Milan, la grande lutte d'Ambroise.
L'impératrice Justine, chargée pendant la jeu-
nesse de Gratien, son fils, du gouvernement de
renipiie, était favorable aux ariens. En 385, elle
lit sommer l'évêque de Milan de lui livrer la
— 490 —
basilique Portia , située hors des murs de Milan.
Ambroise répondit qu'il ne livrerait jamais le
temple de Dieu à ses ennemis. De nouvelles
sommations , faites au nom de l'impératrice,
n'eurent pas plus de succès. On vint de sa part
tendre les tapisseries impériales à la basilique
Porcienne; c'était une espèce de prise de pos-
session. Cette violence excita une émeute. Des
comtes et des tribuns vinrent sommer Ambroise
de céder la basilique qui, disaient-ils, apparte-
nait à l'empereur : « Que ce prince, répondit
l'archevêque, me demande ce qui est à moi,
mes terres, mon argent, je ne les lui refuserai
pas, quoique tout ce que je possède appartienne
aux pauvres; mais il n'a aucun droit sur ce qui
appartient à Dieu. Voulez-vous mon patrimoine,
vous pouvez le prendre. Demandez-vous mon
corps, je suis prêt à vous le livrer. Avez-vous
dessein de me mettre à mort, vous n'éprouve-
rez de ma part aucune résistance. Je n'aurai
point recours à la protection du peuple; je ne
me réfugierai point au pied des autels; mais
pour ces mêmes autels , je sacrifierai ma vie. »
Cette lutte dura plusieurs jours, et par l'ordre de
l'empereur, les soldats se retirèrent de la basili-
que qu'ils occupaient. Justine ne se découragea
point. Elle engagea son fils à rendre une loi qui
autorisât les assemblées religieuses des ariens,
et en vertu de celle loi , elle insista de nouveau
— 191 —
pour que la basilique Porcienne fût donnée à ceux
de son paru. Averti du nouveau péril , Ambroise
se retira dans l'église. Il y fut quelque temps
gardé par le peuple, qui nuit et jour veillait pour
empêcher qu'on ne lui enlevât son pasteur. Une
seconde fois encore l'empereur fléchit , et donna
aux soldats l'ordre de se retirer. D'autres soins
d'ailleurs occupaient l'empire ; Maxime s'avan-
çait.
Nous touchons ici à un moment solennel.
Nous avons vu Tertullien séparer par le glaive
ardent de sa parole le pontife de l'empereur, et
commencer ainsi, théoriquement du moins, la
séparation du spirituel et du temporel. Plus tard
Athanase avait soutenu contre Tarianisme une
lutte opiniâtre; mais cette lutte n'était point po-
litique: si la religion y était intéressée, l'empe-
reur même ne l'était pas. Ici il n'en est pas de
même. L'empereur pour ainsi dire est en cause;
et de quelque respect que saint Ambroise voile
sa résistance , elle n'est pas moins réelle ; il n'y a
plus dans la société un seul pouvoir; il y en a
deux , l'empereur et l'évêque : « Le tribut appar-
tient à César; à Dieu, son Église; elle ne peut
être à César, car l'autorité de César ne s'étend
pas sur le temple de Dieu; l'empereur est dans
l'Eglise , non au-dessus d'elle. » C'est ainsi que
saint Ambroise formula le droit de l'Église ; et
ailleurs : « On nous dit : Cédez la basilique. —
— 192 —
Je réponds : Il ne m'est pas plus permis de la cé-
der, qu'à vous, prince, de la prendre. Vous ne
pourriez, sans crime, vous emparer de la maison
d'un simple particulier; à plus forte raison de la
maison de Dieu. — Tout est permis à l'empereur;
tout est à lui. — Je reponds : Ne vous faites pas le
tort de croire que, comme empereur, vous ayez
quelque droit sur les choses divines; votre do-
maine , ce sont les murailles de la cité , non les
choses de la religion. »
Le caractère de saint Ambroise, sans doute, le
portait à cette fermeté ; les circonstances aussi lui
furent favorables. Ambroise n'était pas seulement
un évêque d'une merveilleuse éloquence, d'une
admirable vertu, d'une inépuisable charité; il fut
le conseiller et comme l'appui de plusieurs empe-
reurs. Quand Gratien a été tué, à Lyon, par l'usur-
pateur Maxime , c'est Ambroise que Justine , qui
depuis ne s'en souvint guère, envoya à Trêves
pour v défendre les intérêts du jeune Valenti-
nien , intérêts que saint Ambroise soutint avec
une habileté profonde; lui qu'elle députe une se-
conde fois auprès du même Maxime : moins
heureux dans cette ambassade, Ambroise n'y
avait pas fait preuve de moins de zèle et de moins
de courage. Appui de ses princes, il était en
ou Ire leur guide spirituel. Quand Gratien va
combattre les Gotlis et rejoindre son oncle Va-
lens , qui était arien, saint Ambroise compose
— 193 —
pour lui le traité De la foi, quoiqu'il évitât de
se mêler aux discussions théologiques, « aimant
mieux , dit-il , exhorter à la foi que disputer sur
la foi. »
Nous avons vu en quelque sorte agir saint
Ambroise; il le faut maintenant étudier dans ses
écrits , et considérer le docteur après avoir ad-
miré l'évèque.
Malgré la réserve qu'avait mise saint Ambroise
dans le traité De la foi, qu'il avait adressé à Gra-
tien, la doctrine en avait été attaquée. Pour la dé-
fendre, l'évèque de Milan composa les trois livres
Sur le Saint-Esprit, et le livre De V incarnation.
Ces éclaircissements mêmes ne le mirent point à
l'abri de tout reproche. Saint Jérôme l'accusa
de soulever, dans le traité Du Saint-Esprit ,
quelques opinions qui touchent à l'erreur. Ces
reproches pouvaient n'être pas sans quelque jus-
tice, car saint Ambroise, bien que dans ces dif-
férents traités il s'attache surtout, selon le génie
de l'Occident , à confirmer les mystères par la
tradition et par les témoignages des Écritures ,
n'est cependant pas tout à fait exempt de cette
disposition particulière aux Grecs , et qu'il avait
contractée dans leur commerce, d'incliner au
sens allégorique. Ses commentaires des Écritures
sacrées, sur YEden , sur Gain et Abel\ sur Noe ,
sur Abraham, sur fsaac , sur la Mort, sur Elle
et sur le Jeûne, sur la Fuite du monde ; ses Livres
i 13
— 194 —
sur Jacob et la vie bienheureuse attestent mani-
festement limitation d'Origène.
Mais s'il se trompe dans l'interprétation mys«
tique de l'Écriture, Ambroise est un grand maître
dans la science de la vie chrétienne; en lui nous
voyons commencer cette direction des conscien-
ces, que l'Église latine a beaucoup mieux connue
que l'Église grecque. Moraliste sage et profond,
ferme et habile conducteur des âmes , sa parole
douce et touchante avait un charme particulier.
De toutes parts, les vierges accouraient pour l'en-
tendre ; d'Afrique même elles venaient. Cet em-
pressement ne doit pas surprendre. La prédica-
tion et l'éloge de la virginité étaient le texte
favori de l'éloquence et des travaux de saint
Ambroise. Le premier de ces ouvrages, le traité
Sur les vierges est comme un hymne à la virgi-
nité : « L'état le plus pur sur la terre , la plus
heureuse condition est celle d'une vierge. » Saint
Ambroise, après avoir tracé d'une manière vive
et brillante ce tableau plein de grâce et de fraî-
cheur, finit par de sages conseils, en recomman-
dant aux jeunes filles d'imiter les abeilles, qui,
laborieuses et chastes , ne connaissent point
l'hymen, et se nourrissent de rosée.
Le second ouvrage est intitulé : De la virginité'.
Cet ouvrage va plus loin que le premier. Dans
le traité Des vierges, saint Ambroise, tout en re-
commandant la chasteté, ne s'était point pro-
— 195 —
nonce contre îe mariage; il n'a pas ici la même
réserve. Son premier ouvrage avait excité quel-
ques plaintes : on l'accusait, sinon de proscrire
le mariage, d'en détourner du moins. Ces plaintes
semblent avoir moins refroidi qu'enflammé son
zèle pour le célibat 9 et il y répond avec quelque
vivacité.
Rattachons au même sujet un traité Sur les
veuves, adressé à une veuve, d'abord inconso-
lable, et qui songeait à se remarier. Ambroise ne
lui interdit pas absolument les secondes noces ;
mais il ne les approuve point; son avis, du reste,
est un conseil , et non une défense.
Remarquons comment par une nuance légère,
mais vraie, Ambroise concilie la sagesse et l'aus-
térité dans ses conseils sur la fidélité à un pre-
mier mariage ; il est près de Tertullien , et pour-
tant il ne tombe point dans ses exagérations ;
remarquons aussi comme insensiblement les es-
prits ont incliné vers une sévérité plus grande, Et
ici, il faut bien se garder d imputer aux écrivains
chrétiens ce qui est l'œuvre de leur temps, qu'ils
ont suivi aussi souvent qu'ils l'ont guidé. Si les
âmes se détachent ainsi du monde; si l'on se ré-
fugie dans les cloîtres et dans le sanctuaire ; si
l'on préfère aux devoirs et aux douceurs du ma-
riage la sécurité et l'isolement du célibat , tout
l'honneur n'en est point à l'éloquence des Pères;
le malheur des temps, le désenchantement de la
— 196 —
vie y sont pour beaucoup. Que de vides, en
effet alors , et de calamités dans le monde !
et ne faut-il pas admirer cette force nouvelle de
lame qui se crée, au milieu de ces ruines et de
ces désolations, un asile où, retirée et élevée
au-dessus des orages passagers de la terre , elle
échappe aux misères matérielles ainsi qu'aux
tristesses morales?
Après avoir tracé pour les vierges les règles
de la vie chrétienne, saint Ambroise rédigea,
sous le titre d'Offices, le code des devoirs du prê-
tre. Ce mot d'Offices rappelle tout d'abord l'ou-
vrage que Cicéron a composé sous le même titre.
La ressemblance n'est pas seulement dans le mot ,
elle est dans les choses-, et, au début, saint Am-
broise ne se défend pas d'une imitation, qui est
d'ailleurs manifeste. Mais si les ressemblances
sont nombreuses , les différences le sont plus en-
core; et le point de départ comme le but est
entièrement différent. Cicéron, en effet, écrit
pour tous les hommes; sans exclure qui que ce
soit de ses préceptes , Ambroise écrit plus parti-
culièrement pour les ministres des autels. En
concentrant ainsi les devoirs, il les fortifie; il ne
conseille plus seulement des vertus, il les impose ;
et les vertus mêmes qui deviennent ainsi des
obligations, il les rend plus étroites. Marquons
les différences dans les rapports mêmes. Comme
Cicéron, saint Ambroise reconnaît quatre vertus
— 197 —
principales : la prudence, la justice, la force et la
tempérance; mais en les adoptant, il les trans-
forme. La prudence, chez lui, est la bonne di-
rection de la science, aboutissant à Dieu; la jus-
tice n'est plus la simple notion du tien et du
mien, c'est la justice universelle; mieux que cela,
c'est la piété envers Dieu, envers la patrie, en-
vers les parents, envers tous les hommes. Mais
la justice même, ainsi devenue chrétienne, est
encore incomplète; il faut mieux; où s'arrêtait la
sagesse païenne , le christianisme a placé une
vertu nouvelle, la charité. C'est ici, entre Cicé-
ron et saint Ambroise, disons mieux, entre le
monde ancien et le monde chrétien , la grande
différence et la grande supériorité du dernier :
sur cette vertu nouvelle et si féconde, Ambroise
s'étend avec complaisance. Au tableau qu'il en
trace, au devoir qu'il en fait, on reconnaît l'évê-
que qui, pour racheter des captifs, ne craignit pas
de vendre les vases du sanctuaire. Aux yeux de
saint Ambroise, du pauvre qui reçoit et du riche
qui donne, l'obligé n'est pas le pauvre, l'obligé
c'est le riche; car il reçoit du pauvre plus qu'il
ne lui donne : il lui doit son salut, debilor salutis.
Celte tendresse pour les malheureux, elle éclate
dans saint Ambroise , à toutes les pages. Nous
verrons avec quelle éloquence les Pères grecs
faisaient appel aux riches en faveur des pauvres.
Ni Grégoire, ni Basile ne surpassent pourtant
— 198 —
Ambroise dans les vives peintures des souffrances
de l'indigent, de la dureté des riches. Écoutez ces
paroles tirées du livreur Naboth : « L'histoire de
Nabot li est vieille , quant au temps ; mais elle est
habituelle; elle est d'aujourd'hui, Quel est, en ef-
fet, le riche qui ne convoite point chaque jour les
biens d'autrui? Quel est l'opulent qui ne s'efforce
pas de chasser le pauvre du petit champ qu'il
possède, et d'expulser l'indigent des confins de la
terre léguée par ses aïeux? Qui donc se contente
de ce qu'il a ? Quel est le riche qui n'a point l'es-
prit tourmenté des possessions voisines? Il n'est
pas né un seul Achab; et ce qui pis est , chaque
jour , Achab renaît , et ne meurt jamais dans le
siècle. Pour un qui tombe , il s'en élève plusieurs.
Il n'y a pas que Naboth le pauvre qui ait été mis
à mort; chaque jour Naboth est opprimé, chaque
jour le pauvre est tué. . . . Jusqu'où étendrez-vous,
o riches, vos passions insensées? Est-ce que vous
habitez seuls sur la terre? Pourquoi chassez-
vous celui qui, comme vous, a part h la nature?
pourquoi en voulez-vous être les possesseurs ab-
solus? La terre a été établie pour tous les pauvres
et pour tous les riches en commun. Pourquoi
donc, 6 riches, vous appropriez-vous seuls le
droit de la posséder? Elle ne connaît pas de ri-
ches, la nature qui nous enfante tous pauvres.
Elle nous met au jour, et nus, et manquant de
nourriture, de boisson, de vêtement; la terre
— 199 —
reçoit nus ceux qu'elle crée ; elle renferme dans
un tombeau les confins des possessions. Un tertre
étroit suffît et au riche et au pauvre. La nature
nous crée donc tous semblables; elle nous ren-
ferme tous semblables dans le sein du sépulcre.
Qui donc discernera les figures des morts? Ouvrez
la terre, et si vous le pouvez, reconnaissez le
riche. Ensuite, remuez un peu le tombeau, et
dites-nous si vous distinguez le riche du pauvre ;
oui peut-être, à cette seule différence, qu'en mou-
rant , le riche avait plus à perdre. » Et dans le
même livre Sur Naboth : « Vous revêtez les
murs , et vous mettez à nu les hommes. Un
homme nu crie devant votre maison , et vous
l'oubliez. Un homme nu crie, et toi, tu t'inquiè-
tes de quels marbres tu couvriras tes parvis. Un
pauvre demande de l'argent, et n'en reçoit pas;
un homme demande du pain , et ton cheval broie
l'or sous ses dents. Quel jugement tu te prépares,
ô riche! Le peuple a faim, et tu fermes tes gre-
niers, toi ; il est en ton pouvoir de sauver de la
mort tant de personnes, et tu ne le veux pas;
et pourtant une seule gemme de ton anneau
pourrait conserver la vie de tout un peuple. »
Telle est la vivacité de saint Ambroise, quand il
plaide pour le pauvre. Cette vivacité, il faut le
reconnaître, l'emporte quelquefois un peu loin.
C'est ainsi que dans les Offices , oubliant la dis-
tinction, très-bien établie par Cicéron et consacrée
— 200 —
par le droit romain ? entre les choses qui sont na-
turellement communes à tous les hommes et
celles qui ne le sont pas, et partant de cette idée
que la nature aurait tout donné à l'homme en
commun , et Dieu ordonné à chaque chose de
naître , afin que ce qui était produit fût commun
à tous, il arrive à cette conclusion : que le droit
commun , c'est la propriété commune , et le droit
privé, l'usurpation. 11 ne faut pas l'oublier, du
reste : cette vivacité de zèle avait dans la religion
même son préservatif. Si la charité est un devoir
pour le riche , si les biens ne sont qu'un dépôt en-
tre ses mains, ce dépôt, c'est Dieu qui l'y a mis ,
c'est à lui qu'il en doit et qu'il en rendra compte;
l'insensibilité du riche n'autorise pas la révolte
du pauvre: entre eux, le ciel est juge.
Nous avons examiné saint Ambroise sous des
faces diverses ; il nous reste , pour achever de
le peindre, à le montrer comme orateur, et
principalement comme panégyriste. L'oraison
funèbre , dans saint Ambroise , est double ; elle
est, si je puis dire, domestique et historique,
consacrée à exprimer des regrets de famille ou
à déplorer des calamités publiques. Parlons
d'abord de la première. Saint Ambroise a fait
deux oraisons funèbres sur la mort de son frère ,
Satyrus, ou plutôt une seule oraison partagée en
deux livres ; le second de ces deux livres est plu-
tôt une homélie sur la foi, à l'occasion même de
— 201 —
la mort de Satyrus, qu'une oraison funèbre; nous
nous arrêterons donc principalement au premier
livre, ou pour parler plus exactement, à la seule
oraison funèbre. Le jour qui suivit immédiatement
la mort de Satyrus, saint Ambroise apporta lui-
même, dans son église, le corps de son frère.
L'exorde, simple et vif, est pris de cette circon-
stance : « Nous venons , mes frères , d'amener à
l'autel du sacrifice, la victime qui m'a été de-
mandée, victime pure, agréable à Dieu, Satyrus,
mon guide et mon frère. Je n'avais pas oublié
qu'il était mortel. Bien loin donc de me plaindre,
je dois à Dieu des actions de grâces ; car j'avais
toujours souhaité que dans les malheurs qui de-
vaient menacer l'Eglise ou ma personne , l'orage
tombât plutôt sur moi et sur ma famille. Grâces
donc soient rendues au Seigneur, puisque , dans
l'alarme universelle où nous jette la crainte des
barbares qui remuent de toutes parts, j'ai satisfait
à la commune affliction par mes chagrins parti-
culiers ; et que j'ai seul été frappé , quand j'avais
à craindre pour tous; et daigne le ciel agréer ma
douleur, en échange de la douleur publique ! »
Ce sentiment patriotique , saint Ambroise y
revient encore dans le cours de cette oraison fu-
nèbre, et on le retrouve souvent dans ses autres
ouvrages ; ce lui est un trait particulier; il est, si
je puis ainsi parler, le plus romain des Pères de
l'Eglise; il a l'âme de l'ancienne Italie ainsi,
— 202 —
dans ses Offices, adoptant la classification de
Cicéron, dans l'ordre de nos devoirs, après avoir
mis an premier rang ce mot : Dieu, que la mo-
rale païenne ne connaissait pas, il place immé-
diatement, après et avant la famille, la patrie. Les
autres Pères latins, sans doute, ne sont pas insen-
sibles aux malheurs de Rome; mais ils n'ont pour
elle qu'une pitié chrétienne, et non patriotique :
Jérôme et Augustin se résignent assez facilement
à la chute de Rome. Revenons à Satyrus.
Saint Ambroise, après ce premier épanche-
ment de la douleur , réveille les grandes idées
chrétiennes de l'immortalité : « L'espérance des
gentils, c'est que la mort fasse cesser tous les
maux ; quant à nous , qui avons une plus géné-
reuse espérance , nous avons une plus facile et
plus pieuse consolation ; nous ne perdons pas ,
nous envoyons devant nous ceux qui nous quit-
tent; nous donnons, non pas des victimes à la
mort, mais des citoyens à l'éternité. Donc, ar-
rêtons nos pleurs. » Mais le chrétien fait vaine-
ment violence à sa douleur; le frère reparaît dans
l'évêque, et par un mouvement qui part de l'âme,
il s'écrie bientôt : « Mais comment, hélas! la
source en pourrait-elle tarir , quand à votre nom
seul , ô mon frère , je sens qu'elle se rouvre ;
quand tout me ramène à votre souvenir ; quand
votre image , profondément gravée dans mon
cœur, est sans cesse présente à mes yeux ? A tous
— 203 —
les moments, je vous vois, je vous parle, je vous
serre dans mes bras. Durant le silence des nuits,
sous la clarté du ciel , j'entends les paroles de
consolation que vous m'adressez. La nuit, dont
l'approche m'était importune , le sommeil lui-
même à qui je reprochais de rompre nos entre-
tiens, ils me sont chers maintenant, parce qu'ils
me rendent à moi. » Puis, s'oubliant lui-même
pour parler à leur sœur commune, à cette sœur,
qui est à Rome , solitaire et affligée , il ajoute :
« Encore trouvé-je , moi , quelque relâche à ma
douleur, dans l'exercice de mes devoirs, dans les
travaux du saint ministère ; mais elle , notre
pieuse sœur, que deviendra-t-elle ? Console-la,
ô toi qui peux pénétrer dans son âme. » Enfin ,
l'orateur triomphant de sa douleur par sa foi ,
termine ce discours par un chant de victoire ; ses
dernières paroles sont un hymne : « Mon âme
est impatiente de quitter ce monde , de voir tes
noces , 6 Jésus ! ces noces dans lesquelles ton
Épouse est conduite en triomphe de la terre au
ciel ; de voir ses lits ornés de roses , de lis et de
couronnes! Et quelle autre noce est ainsi parée
du sang des martyrs, des lis des vierges et des
couronnes des pontifes ? »
Ambroise, nous l'avons dit, a donné à l'éloge
funèbre un caractère nouveau. Cette oraison ,
dans les premiers siècles de l'Église, était surtout
consacrée à honorer des vertus chrétiennes ,
— 204 —
simples et modestes. Si elle avait un côté histo-
rique, ce n'était qu'accidentellement. Sans doute,
dans l'éloge d'Atbanase, dans l'éloge de Césaire,
Grégoire de Nazianze touche à deux grands évé-
nements, l'arianisme et la persécution de Julien,
événements politiques en même temps que reli-
gieux ; mais ce n'est là qu'une vue, pour ainsi dire,
ouverte sur l'histoire, et que bientôt l'orateur
abandonne pour se renfermer dans un cercle, en
quelque sorte, intime. Saint Ambroise, lui, trans-
porta hardiment l'oraison funèbre dans le champ
de l'histoire. Ses sujets, il est vrai, l'y introdui-
saient naturellement. Les funérailles qu'il cé-
lèbre; ce sont des funérailles de princes, d'em-
pereurs. Si l'autorité, ou plutôt la majesté des
princes, gagna dans l'imagination des peuples à
cette consécration que la religion donnait à leur
vie comme à leur mort, la religion elle-même y
trouva une source nouvelle d'inspirations; elle
en fit le texte éloquent, où elle étala la vanité
des grandeurs humaines, et dans un dernier
hommage rendu à la puissance, lui donna, ainsi
qu'à tous les chrétiens, un solennel enseigne-
ment. L'oraison funèbre devint ainsi une déco-
ration du pouvoir et une des pompes de l'Église.
Deux des oraisons funèbres de saint Ambroise
offrent surtout à un haut degré un caractère et
un intérêt historiques; ce sont : la Consolation
sur la mort de Valentinien et Y Éloge de Thebdose.
— 205 —
Valentinien avait été tué à Vienne, sur les
bords du Rhône, en 391, par quelques-uns de
ses gardes : il n'avait guère que vingt ans. Saint
Àmbroise prononça son oraison funèbre, dans
la chaire de Milan, en présence des sœurs de
cet infortuné prince. Dans cette oraison funèbre,
où l'orateur était réduit à louer dans le prince
qu'il regrette les vertus privées plus que les ta-
lents d'un empereur, l'espérance plus que les
fruits , saint Ambroise a des traits touchants. 11
retrace avec émotion les adieux que lui avait
adressés Valentinien expirant; puis par un rap-
prochement bien naturel , il unit dans ses éloges
et ses regrets Gratien à Valentinien : « Heureux
l'un et l'autre, si mes prières sont exaucées,
tous les jours vous serez présents à ma pensée;
dans tous mes entretiens votre éloge viendra se
placer sur mes lèvres ; toutes mes nuits vous
apporteront le tribut de mes prières : votre nom
sera mêlé à toutes nos offrandes. Si jamais je
vous oublie, ô couple sacré, ô âmes pacifiques et
saintes! que ma langue desséchée s'attache à mon
palais. » Puis par un mouvement pathétique,
emprunté aux Ecritures : « Comment, s'écrie-t-il ,
tous les deux ont-ils péri? comment sont morts
les puissants ? ô Gratien ! ô Valentinien ! princes
chers à mes yeux et à mon cœur, que vos morts
sont pressées! que vos cercueils sont proches
l'un de l'autre ! 6 Gratien ! 6 Valentinien ! princes
_ 206 —
chers à tous les veux comme a tous les cœurs ,
avec quelle promptitude la mort a frappé ses
coups et rapproché vos tombeaux! » Et dans des
regrets qu'il prolonge ? saint Ambroise rappelle,
avec un charme attendrissant , son dévouement
à ces jeunes princes; avec une réserve délicate,
les services qu'il a pu leur rendre, et rattache-
ment qui de leur part en fut le prix. C'est au
milieu de beaucoup de traits, que le goût ne
saurait approuver, l'intérêt de ce discours; ce
sera aussi celui de l'oraison funèbre de Théo-
dose, que l'intervention personnelle de l'ora-
teur : la vie politique de saint Ambroise, ou
plutôt son rôle de grand évêque , sert merveil-
leusement en lui le panégyriste.
L'éloge de Théodose présentait à l'orateur une
riche matière, si riche qu'au premier coup d'œil
le talent de saint Ambroise en paraît plutôt
accablé que soutenu. Toutefois, si l'on y regarde
de plus près, on reconnaîtra que l'évêque de
Milan n'a point été au-dessous de son sujet ; il
ne le domine pas, mais il l'égale. 11 est vrai qu'il
y montre le chrétien plus que l'empereur ; qu'il
rappelle les vertus plus que les combats; mais
cela même , si je ne me trompe , fait le mérite de
son discours. Tout l'intérêt du temps était là. Qui
n'est ému, quand l'orateur rappelant cette grande
expiation , que par sa bouche l'Eglise avait impo-
sée à Théodose pour le massacre de Thessaloni-
— 207 — -
que, et la soumission de ce prince à une péni-
tence publique qui, après tout, n'était qu'une
publique satisfaction donnée à l'humanité, s'é-
crie : « Je l'aimais cet homme, parce qu'il re-
cherchait plus les réprimandes que les flatteries :
il a pleuré dans l'assemblée des fidèles , le crime
que la faute des autres lui avait fait commettre;
il n'a pas rougi de faire une publique pénitence ,
et depuis il n'a cessé de pleurer sa faute. Oui,
je l'aimais cet homme de miséricorde , et parce
que je l'aimais, je le conduirai dans la région des
vivants, et ne l'abandonnerai point que, par mes
pleurs , je ne l'aie introduit dans le repos, sur la
montagne du Seigneur, là où la vie est immor-
telle, où elle est sans tristesse et sans douleur. »
Puis associant l'Italie à ses regrets et à sa justice :
ce Ne craignez pas que ces restes d'un grand mo-
narque passent sans honneur dans les lieux qu'ils
doivent traverser : tels ne sont pas les sentiments
de l'Italie, qui a vu les triomphes de Théodose et
qui, deux fois affranchie de ses tyrans, honore
l'auteur de sa liberté. Ainsi ne pense pas Constan-
tinople, qui l'avait vu partir une seconde fois pour
la victoire. Maintenant , il est vrai , elle attendait ,
avec le retour de son prince, des solennités
triomphantes et des monuments de gloire. Elle
attendait le maître du monde, suivi d'une ar-
mée vaillante, escortée de toutes les forces du
monde soumis. Mais, aujourd'hui, Théodose re-
— 208 —
vient plus puissant, revient plus glorieux, recon-
duit par la troupe des anges et suivi du chœur
des bienheureux. » Cette traduction, nous n'a-
vons pas besoin de le dire, est de M. Villemain.
Rassemblons les traits divers qui, comme écri-
vain et comme évêque, forment la physionomie
particulière de saint Ambroise.
On a dû le reconnaître : saint Ambroise, au
milieu des défauts de son siècle , au milieu de
ses défauts particuliers , la diffusion, la recher-
che, les traits prétentieux, le mauvais goût enfin,
a la qualité qui fait le grand orateur, la sensibilité.
S'il n'offre aucun de ces grands mouvements qui
frappent dans Tertullien, ou de ces vives images
et de ces pittoresques expressions qui se trouve-
ront dans Jérôme et dans Augustin, il a une ten-
dresse de sentiments qui louche lame, et la dis-
pose au recueillement ; son style est agréablement
tempéré. Il n'a ni l'élégance travaillée des écoles
gauloises, où cependant il avait étudié, ni la ru-
desse originale du style africain. Son mérite, se-
lon nous, est dans la variété et la souplesse d'une
imagination plus habile à profiter des ressources
étrangères , que forte par elle-même et féconde ;
d'une diction, souvent suave et harmonieuse, mais
d'une harmonie qui vient plus de la douceur et
du calme de la pensée, que du nombre et de la
pureté des expressions. Ambroise a d'ailleurs
un mérite particulier : le premier des écrivains
— 209 —
latins ecclésiastiques, il unit en lui le génie ro-
main et le génie grec; il se teint des couleurs
empruntées à l'Orient ; il a des reflets de Platon
et de saint Basile : il forme évidemment une
transition entre l'Église latine des premiers siè-
cles et l'Église latine du rve et du ve siècle. Il n'a
plus pour la littérature profane le superbe dé-
dain de Tertullien ; il aime au contraire à en
rappeler les souvenirs et les pensées ; on peut
même lui reprocher, et saint Jérôme l'a fait,
de n'avoir point assez fondu en une seule
nuance , qui lui fût propre , ces teintes diffé-
rentes et quelquefois disparates. Ambroise, bien
qu'il ait d'éclatants mérites, ne présente donc
pas, comme écrivain, une physionomie pro-
fonde et distincte. Mais si l'écrivain s'efface quel-
que peu , l'évêque se montre avec un caractère
singulièrement haut et puissant.
Au premier coup d'oeil, cette grandeur ne pa-
raît pas» Les qualités d'Ambroise sont si unies, si
solides et en même temps si naturelles, qu'il faut
la chercher, cette grandeur, plutôt qu'elle ne se
découvre d'abord. Ainsi, contre l'arianisme ,
Ambroise a fait autant qu'Athanase; mais sans
moins de fermeté, il l'a fait avec moins de bruit.
Assurément, dans ses résistances diverses, Atha-
nase ne franchit jamais la limite où la hardiesse
serait la révolte; cependant, on reconnaît en lui,
tout prévoyant et arrêté qu'il est, cet esprit grec
i 14
— 210 —
qu'anime et qu'exalte la lutle : Athanase est
l'athlète invincible d'une croyance; est-il tou-
jours le chef modéré et prudent du peuple chré-
tien ? Je ne l'oserais assurer. Comme Athanase,
Ambroise a son église à défendre contre les
ariens ; mais, quel que soit le danger qui le me-
nace, il reste à son poste, exemple admirable de
vigueur tout ensemble et de modération. Atha-
nase au contraire s'éloigne. Jusque-là, l'évêque
n'avait eu, pour ainsi dire, qu'un troupeau à
conduire chrétiennement ; de ce gouvernement ,
saint Ambroise fait une société civile à laquelle
il donne un guide temporel en même temps qu'un
guide spirituel : l'Italie désormais peut se passer
d'un empereur; elle a un chef : saint Ambroise
prépare Grégoire le Grand.
CHAPITRE XI.
SAINT JEROME.
Cette dernière majesté que l'empire devait à
Théodose, ne se soutint pas après lui ; ce que sa
main puissante avait réuni . se sépara ; les hom-
mes, les peuples durent donc songer eux-mêmes
à leur sûreté. 11 se fait alors, en effet, dans le
monde romain, en même temps qu'une disper-
sion effroyable, un singulier travail de recom-
position sociale. Les différentes parties de l'em-
pire tombent et se détachent de Rome; les
Goths, les Àlains, les Vandales, prennent pos-
session de l'Italie; Rome, elle-même, va deve-
nir leur proie; l'empire se dissout; mais dans
cette confusion et cette épouvante , la société
trouve où se reconnaître et se rassurer. Les mo-
nastères se bâtissent, se multiplient, s'organisent
pour recevoir les débris épars du monde ro-
main ; dans leur enceinte , ou autour d'eux ,
se forment par groupes, et sous une discipline
nouvelle, discipline de l'âme tout à la fois et
du corps , des associations civiles et religieuses
où le travail doit avoir sa place à côté de la
— 212 —
prière, et contenir, régler ce que la vie contem-
plative et ascétique, livrée à elle-même , aurait
offert de dangereux. Le législateur de cette so-
ciété encore irrégulière, de ces couvents qui de-
viennent comme autant de petites patries , ce
sera un génie libre et fier, ce sera Jérôme.
Jérôme naquit , vers l'an 331 , à Stridon , sur
les confius de la Dalmatie et de la Pannonie : ori-
gine un peu barbare, à laquelle il attribuera lui-
même quelques-unes des vivacités de sa pensée
et de son caractère. Sa famille était riche ; elle
lui fit donner une brillante éducation. Il vint à
Rome étudier sous les maîtres les plus habiles,
sous Donat le commentateur de Virgile , et sous
Victorin, rhéteur éloquent et célèbre par sa con-
version au christianisme. Rome était alors pleine
de séductions auxquelles n'échappa pas la jeu-
nesse de Jérôme. Une plume illustre , la plume
de M. de Chateaubriand, a rapproché et poé-
tiquement retracé cette vie de plaisirs et d'é-
tude que menaient alors, à Rome, trois jeunes
gens qui devaient être plus tard trois Pères de
l'Eglise.
Contre le tourment deTâme et le dégoût du
monde, le premier remède de Jérôme fut l'étude :
il voulut commenter le prophète Abdias ; mais
l'étude étant impuissante à calmer les vivacités de
son âge et de son imagination , il eut recours aux
voyages. Il quitta donc Rome pour Aquilée, au-
— 213 —
jourcThui obscur viliage, alors ville florissante;
puis il passa dans les Gaules. 11 visita Toulouse,
Bordeaux, Autun, Trêves, et fut témoin des ra-
vages qu'y firent les barbares. La Gaule ne le
retint pas longtemps toutefois : l'Orient sollicitait
son ardente imagination. Il se rendit en Syrie
avec un prêtre d'Antioche, Évagre. Évagre pos-
sédait aux environs d'Antioche un village ap-
pelé Maronie ; Jérôme s'y relira d'abord ; puis
cette solitude ne lui paraissant plus assez pro-
fonde, il choisit, pour s'y ensevelir, les déserts
de Chalcis , sur les confins de la Syrie ; que ,
plus tard, il échangea pour Bethléem.
Enchanté du bonheur qu'il y trouvait , il
convie ses amis à venir le rejoindre ; il écrit à
Héliodore pour l'engager à rompre tous les liens
qui peuvent l'attacher au monde , liens de fa-
mille et de devoirs ; et dans son enthousiasme
pour le désert, il s'écrie : « Que faites-vous dans
le monde, ô mon frère, vous qui êtes plus grand
que le monde ? Jusques à quand demeurerez-
vous à l'ombre des maisons? jusques à quand
serez-vous renfermé dans des villes d'où s'élève
une noire fumée ? Croyez-moi , il me semble
être ici comme dans un nouveau jour. Délivré
du poids accablant de mon corps, je prends un
essor plus libre pour m'élancer dans une région
pure et sans nuage. » Dans le désert qu'il célé-
brait ainsi , où il appelait ses amis , Jérôme ne
— 214 —
trouvait pas cependant toujours le calme qu'il y
avait espéré, et qu'il leur promettait. Deux pas-
sions de sa jeunesse l'y assiégeaient, les voluptés
de Rome et les souvenirs de la poésie. Vaine-
ment par la fatigue de l'étude, il apprenait l'hé-
breu ; par le travail des mains, par les austérités
de jeûne, essayait-il de dompter les révoltes de
son corps et de son imagination ; tout y était
impuissant : u Oh ! combien de fois , depuis que
ie suis venu fixer ma demeure au désert, dans
cette vaste solitude qui , dévorée par des cha-
leurs sans relâche, ne présente aux solitaires qui
l'habitent que les plus sauvages aspects, combien
de fois , en imagination, me suis-je cru trans-
porté au sein de Rome et de ses voluptés !
plongé que j'étais dans un abîme d'amertumes,
je me laissais tomber au fond de ma cellule so-
litaire. Un rude sac couvrait mon corps hideux;
ma peau noircie , desséchée , me donnait la
figure livide d'un esclave. Tout le jour dans les
larmes, dans les gémissements ; et si , durant la
nuit, le sommeil, en dépit de toutes mes résis-
tances , venait parfois fermer ma paupière , à
peine avais-je la force de soutenir mon corps
qui retombait sur une terre nue. Eh bien , ce
même homme qui, pour éviter les feux de l'en-
fer, s'était de lui-même condamné à s'ensevelir
dans une espèce de prison, où, pour compa-
gnie, il n'avait que les bêtes féroces et veni-
— 215 —
meuses, son imagination le transportait parmi
les danses des vierges romaines. Sous un visage
défait, abattu par un jeûne opiniâtre, et dans
une chair déjà morte avant sa destruction , brû-
lait une âme pleine de coupables souvenirs et agi-
tée de désirs et de regrets. Implorant du secours
et ne sachant plus où trouver un asile contre
moi-même, j'allais et venais; épuisé, je tom-
bais aux pieds de la croix, baigné de mes pleurs
qui coulaient à grands flots, et que j'essuyais de
mes cheveux : par les. plus rudes austérités, je
luttais contre les révoltes de ma chair. Je me
souviens d'avoir passé souvent les nuits à crier
et à me frapper la poitrine, jusqu'à ce que le
Seigneur, dissipant la tempête, eût rendu le
calme à mes sens. Cependant, je n'approchais
de ma cellule qu'avec effroi , comme si elle eût
connu mes pensées ; et , m' armant contre moi-
même de courroux et d'indignation, j'allais m'en-
foncer dans le plus profond de ma solitude.
D'autres fois, égaré sur la cime des montagnes,
perdu dans les obscurités du vallon, ou dans les
antres des rochers, c'est là que je priais , là que
je domptais une chair criminelle. Quand mes
larmes avaient coulé en abondance ; quand mes
yeux s'étaient longtemps reposés sur le ciel, plus
d'une fois aussi il m'est arrivé de me croire
transporté parmi les chœurs des anges. » Les vo-
luptés de Rome ne le troublaient pas seules ; une
— 21 G —
autre enchanteresse , la poésie , venait aussi lui
apparaître, et excitait en lui des scrupules et des
extases qui allaient jusqu'à la vision ; laissons-le
parler : « 11 y a plusieurs années , je quittai
patrie, père, mère, sœur, parents, dans l'inten-
tion d'aller à Jérusalem pour y servir Dieu; je
n'emportais avec moi que les livres que j'avais
amassés à Rome avec beaucoup de soin et de
travail, et dont je ne pouvais me passer. Tel était
alors l'excès de ma misère : je jeûnais pour lire
Cicéron. Après de longues et de fréquentes
veilles , après des torrents de larmes , que le
souvenir de mes premières fautes faisait couler
de mon cœur, je me mettais à lire Platon ; et
lorsque, rentrant en moi-même, je commençais
la lecture de quelques-uns de nos prophètes,
leur style inculte me rebutait. Séduit et trompé
ainsi par les artifices de l'ancien serpent, j'eus
une fièvre qui pénétrant jusqu'à la moelle des os
de mon corps épuisé par de continuelles austé-
rités, et me tourmentant nuit et jour avec une
violence incroyable , me dessécha au point de
n'avoir plus que les os. Le principe de la vie
était à peine soutenu en moi par un reste de
chaleur, qui se faisait reconnaître à quelques
battements de mon cœur. Tout à coup, il me
survint un ravissement ; je me vis transporté en
esprit devant un tribunal. Là, ébloui de l'éclat
qui jaillissait du trône où le juge était assis, je
— 217 — p
tombai prosterné contre terre, n'osant seulement
pas lever les yeux, quand, interrogé sur ma pro-
fession, je répondis : Je suis chrétien. — Tu mens,
me répliqua le juge ; tu n'es pas un chrétien ,
mais un cicéronien. Je n'avais rien à répondre.
Muet, déchiré par les remords de ma conscience,
je n'avais de force que pour pousser de profonds
gémissements. Ayez pitié de moi, Seigneur!
c'étaient là les seules paroles que je pusse faire
entendre. A la fin, on demanda ma grâce en fa-
veur de ma jeunesse; on promit pour moi que
je ne lirais plus aucun des auteurs profanes ; je
le promis moi-même avec serment : on me remit
en liberté. Revenu à moi, je me retrouvai sur
la terre, les yeux baignés de larmes qui cou-
laient si abondantes, que les assistants s'en éton-
nèrent, et purent aisément reconnaître combien
j'avais eu à souffrir. » Telles étaient ces luttes de
Jérôme, qui aboutissaient à des visions extati-
ques. Jérôme tint parole. « Vous le savez, écrit-
il plus tard , il y a plus de quinze ans qu'il ne
m'est tombé dans les mains un Cicéron, un Vir-
gile, aucun auteur profane; et si parfois, dans
mes conversations , il s'en rencontre quelque
passage , ce n'est qu'un songe d'autrefois qui a
laissé dans la mémoire une idée confuse. »
D'autres soucis venaient encore troubler sa
solitude. Les controverses religieuses, et princi-
palement la question des hypostases, avaient pé-
— 218 —
nétré dans les solitudes de Chalcis, et causé
parmi les moines une agitation et une curiosité
de demandes qui fatiguaient Jérôme ; il ne dis-
simula pas assez son mépris pour ces turbulents
solitaires, et bientôt leurs menaces et leurs per-
sécutions le décidèrent à quitter le désert. Il re-
vint à Antioche, auprès de son ami Evagre. C'est
là que, malgré ses scrupules et sa résistance , il
fut ordonné prêtre par Paulin d'Antioche. 11
alla ensuite à Jérusalem visiter les lieux saints ;
puis, il se rendit à Constantinople, où il entendit
Grégoire de Nazianze. Rome enfin le revit : le
pape Damase l'y avait appelé pour l'aider à ré-
gler les affaires d'Orient et d'Occident. A Rome,
Jérôme, avec d'illustres amitiés, retrouva des
inimitiés nombreuses qui l'y avaient précédé, et
que sa présence ne devait pas calmer, non plus
que l'honneur que lui avait fait le pape Damase.
Damase mourut , et son successeur n'eut pas
pour Jérôme la même déférence. La malveil-
lance en profita ; il y eut contre Jérôme un sou-
lèvement général. Ses censures trop vives contre
quelque prêtres étaient le motif de ces inimi-
tiés; en voici les prétextes.
Jérôme était lié avec les femmes les plus illus-
tres de Rome, avec les descendantes des Fabius,
des Paul Emile et des Scipions. Cette familiarité
spirituelle fut calomniée. Longtemps Jérôme se
contenta de repousser avec indignation ces atta-
— 219 —
ques de la malveillance; à la fin, si prêt, si ardent
qu'il fût à la lutte, tant de haine et d'injustice le
lassa. Il prit le parti de quitter Rome. Le désert
sans doute aussi le rappelait. DansPvome, il était
à l'étroit, et ses yeux ne pouvaient oublier ce
ciel de l'Orient qu'ils avaient vu. En partant, il
laissa ces adieux éloquents , qui seraient en
même temps , s'il en avait besoin , une éclatante
justification :
« Noble Asella , c'est ainsi que je vous écris à
la bâte, au moment de m'embarquer, triste , les
yeux baignés de larmes. Insensé que j'étais! je
voulais chanter le cantique du Seigneur sur une
terre étrangère, et j'ai abandonné le mont Sinaï
pour les vaines espérances de l'Egypte. Je ne me
souvenais plus du voyageur de l'Évangile qui, à
peine sorti de Jérusalem, tombe dans les mains
des voleurs qui le dépouillent , l'accablent de
coups et le laissent pour mort. Saluez Paule et
Eustochia , mes filles en Jésus-Christ ; saluez
Albina leur mère , et dites-leur : Nous serons
tous un jour devant le tribunal de Dieu , où
chacun comparaîtra avec ses œuvres. Adieu, mo-
dèle de la plus pure vertu; souvenez-vous de
moi, et, par vos prières, apaisez les flots sur ma
route. »
Parti de Rome , Jérôme ne se rendit pas de
suite dans la solitude qu'il ne devait plus quit-
ter. Mais, comme pour dire un dernier adieu au
— 220 —
monde, et épuiser cette inquiétude qui ne l'a-
bandonnait jamais entièrement, il visita l'île de
Chypre, Antioche, Jérusalem, l'Egypte : Beth-
léem fut enfin le terme de sa course.
Il n'y fut pas longtemps seul. Quelques-unes
de ces illustres femmes qui l'avaient connu à
Rome, l'y rejoignirent, poussées moins encore
par le besoin qu'elles avaient de sa parole, que
par le désir qui saisissait les plus belles âmes de
chercher dans la solitude un abri contre les
tristesses et les ruines d'un monde qui s'écrou-
lait : telles furent Paula et sa fille Eustochia.
Paula bâtit un monastère pour les hommes et
trois monastères pour les femmes; Jérôme en
eut la direction. Les monastères prennent en ce
moment un caractère grave et nouveau. Ce n'est
plus seulement le besoin d'une vie ascétique,
plus rigoureuse, le désir enthousiaste de la soli-
tude qui poussent tout un peuple d'hommes et
de femmes à se séparer de la société. Les mo-
nastères ne sont plus un isolement, mais le
germe d'une société nouvelle qui se forme au
milieu des morcellements de la société ancienne,
Quel trouble, en effet, dans le monde! et dans
un seul empire, que d'empires s'écroulent! Du
fond de sa solitude, Jérôme contemple et décrit
avec une pittoresque imagination et tout en-
semble une remarquable exactitude historique,
ces catastrophes contre lesquelles le désert même
— 221 —
n'était pas un sur asile : « D'une extrémité du
monde à l'autre, l'empire s'écroule. L'Orient
semblait être à couvert de ces malheurs; et voilà
que pendant le cours de l'année qui vient de
s'écouler, des loups sortis, non de l'Arabie, mais
du milieu des rochers les plus reculés du Cau-
case, sont venus fondre sur ces vastes provinces
avec la rapidité du torrent. Que de monastères
sont devenus leur proie ! Que de fleuves ils ont
teints de sang humain ! Antioche assiégée par
eux, toutes les villes que baignent l'Halis, le
Cydnus, l'Oronte et l'Euphrate, menacées par
les armes; des troupeaux de captifs emmenés
loin de leur pays ; l'Arabie , la Phénicie , la Pa-
lestine, l'Egypte, muettes d'épouvante; » et ail-
leurs, il peint « ces barbares qui, montés sur de
légers chevaux, paraissent en mille endroits à la
fois, portant partout le carnage et la consterna-
tion. » La Gaule qui est plus particulièrement
exposée à leur fureur : « Une prodigieuse multi-
tude de nations cruelles et barbares s'est em-
parée de toutes les Gaules. Tout ce qui est entre
les Alpes et les Pyrénées , entre l'Océan et le
Rhin, a été en proie aux Quades , aux Vandales,
aux Sarmates, aux Alains, aux Gépides , aux
liérules, aux Saxons, aux Bourguignons, aux Alle-
mands et aux Pannoniens, qui en ont fait un vaste
théâtre de deuil. Mayence, cette ville autrefois
si considérable, tombée en leur pouvoir, a été
— 222 —
ruinée de fond en comble ; elle a vu égorger
dans ses temples plusieurs milliers de ses habi-
tants. Reims, cette ville si forte, Amiens, Arras,
Térouenne,Tournay, Spire, Strasbourg, toutes ces
villes sont aujourd'hui sous la domination des Al-
lemands. Les barbares ont ravagé presque toutes
les villes d'Aquitaine, de Gascogne et des provin-
ces lyonnaises et narbonnaises. L'épée au dehors,
au dedans la faim, tout conspire à leur ruine. »
Rome elle-même n'échappa pas à ce désastre.
Où se réfugiaient alors ces restes de la fureur
des barbares , ces débris du monde romain ?
Dans l'asile qu'avait préparé la piété des des-
cendantes des Scipions et des Marcellus : c'était
l'expiation de la conquête de l'univers ; ainsi se
trouvaient sanctifiées les dépouilles opimes.
Chaque jour donc arrivaient à Jérusalem les plus
illustres familles, ainsi que les plus obscures;
confondues dans l'égalité du malheur et de la
piété, elles venaient s'abriter à la crèche de Beth-
léem : les hôtes de ces monastères, c'étaient les
débris d'un empire.
Si grand cependant que fut ce bruit d'un
monde qui tombait avec tant de fracas, il ne
pouvait effrayer la pensée chrétienne et la dis-
traire de ses profondes et habituelles médita-
tions sur les desseins de la Providence. Ce monde
qui s'en allait, il avait été condamné ; il devait
faire place à un monde nouveau. Aussi, au mi-
— 223 —
iieu même de sa sympathie pour les malheurs
qui accablent Rome, Jérôme ne se peut-il dé-
fendre d'une certaine joie : « Rome est devenue,
pour la gentilité, une espèce de désert ; ces dieux
qui recevaient les hommages des nations, n'ont
plus d'asile que les greniers qu'ils habitent avec
les oiseaux de nuit. L'étendard de la croix flotte
avec honneur parmi nos légions ; l'Egypte, de-
venue chrétienne, a consacré au vrai Dieu les
dépouilles de Sérapis; Jupiter tremble pour ses
autels. Peuplées de solitaires, l'Inde, la Perse,
l'Ethiopie , répandent au loin de saintes colo-
nies. L'Arménien a mis bas son carquois; les
Huns font retentir leurs déserts du chant de nos
cantiques sacrés. Les Gètes se rassemblent dans
leurs tentes , comme en autant d'églises , pour
chanter les louanges du Seigneur. » Ainsi Rome
chrétienne s'élevait sur les ruines de Rome
païenne et enivrée du sang des martyrs. Au sein
de Rome, le christianisme obtenait des victoires
qui lui devaient être plus chères. Dans celte
même lettre, où il nous peint les progrès de l'É-
vangile chez les peuples barbares , Jérôme nous
montre, dans la maison d'un pontife consacrée
au culte des idoles, sa petite-fille faisant retentir
le nom et la louange de Jésus-Christ; et au dé-
clin des ans, le pontife , le grand-père aimant à
tenir sur ses genoux sa jeune fille, vouée, par
sa mère, à la virginité chrétienne! Aussi ailleurs,
— 224 —
Jérôme, célébrant cette victoire, s'écrie-t-il, en
s'adressant à Rome : « Et toi qui as effacé par la
confession du nom de chrétien , le mot de blas-
phème que tu portais écrit sur ton front! cité
puissante, maîtresse de l'univers, remplis tes
destinées, justifie ce nom de Rome, c'est-à-dire,
de force et d'élévation, en te montrant grande
par tes vertus. Ton capitole n'est plus; les autels
et les sacrifices de Jupiter sont détruits; pour-
quoi en retiendrais-tu le nom et les vices ? »
Ce n'était point assez ; il fallait de ces ruines
faire sortir un monde nouveau ; il fallait donner,
non pas seulement à la société chrétienne en
général, si dispersée elle-même et si troublée
par les barbares, mais à chaque chrétien en par-
ticulier, une règle qui le pût guider dans cette
confusion du monde. Les monastères avaient la
leur; mais si vastes , si nombreux qu ils fussent ,
les monastères n'abritaient pas et ne pouvaient
abriter toute la famille chrétienne : si les vierges,
si les veuves y entraient, l'enfant, la mère n'y
pénétraient pas. Les instructions de Jérôme iront
donc les chercher dans cette Rome désolée, dans
ce monde condamné qu'ils n'ont pu quitter, et
leur porter, avec les enseignements de la re-
ligion , les plus douces paroles de la tendresse
chrétienne.
Jérôme a donné sur l'éducation des enfants,
et des filles en particulier, des conseils empreints
— 225 —
du sceau de la plus profonde expérience , de la
plus délicate sollicitude. Ses conseils sont sim-
ples d'ailleurs : marquer du cachet chrétien les
premières pensées, les premiers travaux et même
les premiers jeux de l'enfance ; imprimer insen-
siblement, mais fortement dans son esprit et son
âme, la croix du Christ , tel est tout le système
d'éducation de saint Jérôme : « Car l'enfance
est une nature molle et flexible ; dans une ri-
gole, l'eau suit le doigt qui la conduit; ainsi
l'enfance suit, pour le bien comme pour le mal,
la route qui lui est tracée. » Vaut-il mieux, pour
la prémunir, initier la jeunesse au mal qu'elle
rencontrera plus tard ? Jérôme ne le pense point.
« Il peut y avoir, dit-il, plus de vertu à mépriser
la volupté qui est sous vos yeux; mais j'estime
que la continence est mieux assurée, à ignorer ce
que l'on doit chercher. » Ainsi ne pensait point
le philosophe de Genève, alors que traçant le
plan de sa chimérique éducation, il faisait de la
connaissance du mal comme la condition de la
pudeur et la sécurité de la vertu.
Si l'enfant, si la jeunesse ont besoin de con-
seils et de guides, il est, dans la discipline chré-
tienne, des âmes qui n'en réclament pas moins.
La veuve chrétienne a des devoirs que ne con-
naissait pas le paganisme. Rester fidèle à la
mémoire d'un époux, c'est le moindre de ces
devoirs ; elle se doit à elle-même , elle doit h la
i 15
— 226 —
religion un autre culte et plus difficile au milieu
des périls auxquels elle peut être exposée, des
révoltes ou des défaillances d'une chair qui,
n'ayant plus l'innocence , doit conserver la pu-
reté. Cette chair, toujours prompte à se rani-
mer, il la faut éteindre; éteindre par la solitude,
par la mortification, par le jeûne, par la prière,
par toutes ces pratiques qui sont le rempart de
la fragilité et la garantie de la vertu chrétienne.
Jérôme ne tarit pas sur ces préceptes qui forment
comme un code aussi complet que sage de la
conduite des veuves chrétiennes.
Mais, au milieu de ses sollicitudes pour l'en-
fance , la jeunesse et le veuvage , le soin et la
prédilection en quelque sorte de Jérôme sont
pour la vierge. C'est elle qu'il dirige , qu'il en-
toure de ses plus affectueux conseils; elle, dont,
sous mille formes diverses, il a peint l'idéal pur
et touchant. Reprenant en quelque sorte l'image
déjà tracée si heureusement par Cyprien et par
saint Ambroise, il y ajoute de nouvelles et char-
mantes couleurs. Dans cet amour de la virginité
chrétienne, Jérôme ne sut pas s'arrêter, et l'éloge
de cette vertu devient presque sous sa plume
la condamnation du mariage; aussi eut-il, à cet
égard , à se défendre d'accusations qui , pour
vives qu'elles fussent, n'étaient pas sans fonde-
ment.
Ainsi, le travail des mains, les grands travaux
— 227 —
sur l'Écriture sainte, la direction des âmes, la
discipline de la société chrétienne occupaient
l'activité infatigable et le génie ardent de Jé-
rôme. Au milieu des ruines qui s'amoncelaient
sur le monde ancien, il élevait l'édifice nouveau
du spiritualisme chrétien , qui devait être la vie
nouvelle. Son vaste et perçant regard en em-
brassait tous les détails ; il en pénétrait les
obscurités les plus profondes et les plus délicats
mystères. Tel est, en effet, le caractère de ce
rare génie : il unit la douceur à la vivacité , l'é-
nergie à la grâce , la connaissance habile du
cœur humain aux aspirations les plus sublimes
de la pureté chrétienne ; âme ardente et sen-
sible, emportée et calme tour à tour, il semble-
rait ne pouvoir, ne devoir parler que le langage
des prophètes, et il sait cependant pour l'enfant,
pour la vierge, pour la mère elle-même, quand
elle est frappée dans ses entrailles , dans ceux
qu'elle a mis au monde, il sait les plus simples ,
les plus douces et les plus affectueuses paroles.
Cette âme tendre de Jérôme et sa vive imagi-
nation ne se montrent nulle part mieux que
dans les oraisons funèbres qu'il a consacrées à
la mémoire des personnes qui faisaient, à Beth-
léem, sa société spirituelle et sa famille chré-
tienne; triste mais touchant ministère! Dans ses
dernières années , nous voyons Jérôme assister
aux funérailles de tous ceux qu'il a aimés, celé-
— 228 —
brer la mort de cette enfant qu'il avait tenue
entre ses bras, pour laquelle il avait écrit sa
lettre sur l'éducation, Lœta, la fille de Paula.
Mais la blessure la plus profonde qu'il reçut,
fut celle que lui causa la mort de son cher Né-
potien. Népotien était comme le fruit de ses en-
trailles ; il l'avait élevé, il l'avait formé pour être
l'honneur du sacerdoce. C'est à Népotien qu'il
adressait , pour Népotien qu'il avait écrit cette
lettre où prenant sans doute pour modèle les
vertus qu'il voyait dans le neveu d'Héliodore,
il traçait d'après lui l'idéal du prêtre chrétien.
Plein de sa douleur il s'écrie : « Népotien, mon
fils, le vôtre, noire bien à tous deux, Népotien
nous a abandonnés, nous, sur le déclin delà
vie. A la place de ce brillant espoir qui nous
promettait un successeur, il ne nous reste qu'un
tombeau. À qui désormais Jérôme consacrera-t-il
ses veilles laborieuses ? Dans quel sein épan-
chera-t-il ses plus secrètes pensées ? Où est-il,
cette âme de mes travaux , qui les animait par
des sons plus doux que les derniers chants du
cygne ? Mon esprit accablé demeure sans force ;
ma main est tremblante ; un voile épais s'est
appesanti sur mes yeux; ma langue est incapable
de rien articuler; en vain voudrais-je parler;
Népotien ne m'entend plus. Autrefois, c'étaient
les enfants qui venaient faire à la tribune l'éloge
de leurs pères, en présence de leurs dépouilles
— 229 —
mortelles; aujourd'hui Tordre naturel est ren-
versé; le tribut que la jeunesse devait à nos
cheveux blancs, c'est nous, vieillards, qui le lui
payons. » Puis après avoir retracé les vertus de
Népotien et s'être, autant qu'il le pouvait, con-
solé de ce trépas par cette idée que Népotien
par une mort prématurée et chrétienne avait
échappé aux malheurs qui accablaient le monde,
Jérôme descendant, un peu tard, de cette
hauteur où avec Xerxès il se donnait le spec-
tacle des calamités humaines , abaisse sur lui-
même ses regards, et par un retour éloquent :
« Chaque jour, dit-il, chaque jour nous mou-
rons, chaque jour nous changeons, et néanmoins
nous nous croyons éternels. Le temps même que
j'emploie ici à dicter, à écrire, ne fait plus partie
de ma vie. Nous nous écrivons souvent ; nos
lettres passent les mers ; et chaque sillon que le
vaisseau trace dans Tonde, emporte un mo-
ment avec lui. »
Jérôme eut ainsi successivement à dire un
dernier et éloquent adieu à ces nobles Romaines,
à ces vierges chrétiennes qui avaient vécu de sa
parole et de sa foi, Marcelle, Blésille, fille de
Paule, Paule elle-même , Fabiole, l'héritière des
Fabius, Pauline, épouse de Pammaque, toutes
héroïnes de la piété, toutes pauvres au sein des
richesses et sanctifiant leur grandeur par leur
humilité.
— 230 —
L'oraison funèbre dans saint Jérôme em-
prunte un caractère particulier des circonstan-
ces où elle est prononcée , de la modestie de
celles qui en sont l'objet. A proprement par-
ler ce ne sont point des oraisons funèbres; ce
sont des lettres, des lettres de consolation et
pour l'orateur et pour les familles auxquelles il
les adresse, et aussi pour la chrétienté à qui
doit profiter l'éloge. Toutefois on sent que dans
ce cercle restreint , Jérôme est mal à son aise ; il
en sort souvent, et semble parler plutôt du haut
d'une tribune , que du fond de la solitude de
Bethléem. Il y a parfois dissonance entre la voix
de l'orateur, et si je le puis dire, l'enceinte do-
mestique où elle s'élève. D'un autre côté cette fa-
miliarité a ses avantages : elle permet à Jérôme
plus d'abandon et de mouvement; je voudrais
pouvoir dire plus de naturel. Mais si l'émotion
est vraie, l'expression ne l'est pas toujours. Les
allusions classiques, les souvenirs profanes, con-
traires au goût non moins qu'ils l'étaient à la
foi de Jérôme , les citations peu discrètes altè-
rent parfois le sentiment, et nuisent à la fran-
chise de la pensée. Quoi qu'il en soit, l'éloquence
s'y trouve souvent, car l'orateur y a mis son âme.
L'oraison funèbre dans Jérôme ressemble à ces
louanges libres et viriles que, dans les premiers
siècles de Rome, les grandes familles adressaient,
par la bouche du parent le plus illustre, à la me-
— 231 —
moire de ceux qui les avaient honorées. Mais qui
l'eût dit, que le dernier panégyriste des Camille
et des Fabius dût être saint Jérôme ?
La vie et les ouvrages de saint Jérôme ont
dans leur variété un ensemble qu'au premier
coup d'œil ils ne semblent pas offrir. A Beth-
léem en effet comme à Rome, dans ses Lettres
comme dans ses différents Traités de contro-
verse, Jérôme ne poursuit qu'un but, la direc-
tion des âmes ; ses voyages ainsi que ses études
s'y rapportent. Au sein du désert, dans la soli-
tude des monastères; à Rome, au milieu de ses
luttes, sa constante pensée est de graver dans
la conscience chrétienne une règle qui la puisse
guider; d'y répandre une lumière qui l'éclairé
au milieu des ténèbres et des ruines que l'igno-
rance et les barbares vont amonceler et épaissir.
Jérôme possède au plus haut degré cette science
des âmes. Tout l'y avait préparé : les erreurs
mêmes de sa jeunesse , la sensibilité de son cœur
non moins que la vivacité de son imagination et
la pénétrante délicatesse de son esprit. Telle est
l'ardeur de son âme, que sa pensée, même so-
litaire , a cette émotion qu'ordinairement don-
nent seules la lutteet la foule : il est éloquent, la
plume à la main. Ecrivain , comme d'autres sont
orateurs, il improvise et ne compose pas. Il le
dit, et on le sent, ses pensées courent, se pré-
cipitent rapides et enflammées ; et dans cet élan
— 232 —
vif et soutenu de la pensée, le tour est toujours
naturel, l'expression pittoresque. Nul écrivain
n'a eu plus d'imagination dans le style, parce
que nul n'a eu plus de sensibilité dans l'âme. La
vivacité de sa jeunesse, contenue et enfin apai-
sée , s'est tournée en une inépuisable fécondité
de sentiments tendres, délicats, patbétiques.
C'est dans son cœur qu'il a trouvé le secret des
autres; c'est de là qu'il a fait jaillir cette source
abondante de la spiritualité chrétienne : pieuses
délicatesses, pudiques mystères, saints scrupules
qui forment le fond d'une vie nouvelle. De son
âme encore s'épanchent incessamment ces riches
images, ces tours rencontrés, ces mouvements
qui sont autant de vives et impétueuses saillies,
toutes qualités qui font du style de Jérôme un
charme et une surprise continuels. Sa brillante
imagination , ses passions frémissantes , quoique
domptées, son amour mal vaincu de la litté-
rature profane, le contraste de l'austérité de la
vie et de la fougue du naturel , tout donne à la
pensée de Jérôme une singulière et saisissante
émotion.
Aussi du fond de sa solitude , simple prêtre ,
Jérôme a-t-il exercé la plus puissante influence
sur la société chrétienne. Sa parole inégale, sou-
ple et gracieuse le plus souvent , mais quelquefois
aussi rude et âpre, toujours sincère, avait une
souveraine autorité. La grotte de Bethléem fixait
— 233 —
les regards du monde chrétien; dans son désert,
Jérôme était l'oracle de l'Eglise : ses censures
étaient redoutées, autant qu'étaient religieuse-
ment suivis ses conseils. Au sein de Rome, il eût
été moins puissant. Du reste cet isolement même
de Jérôme, qui convenait à son génie, convenait
aussi à la situation où se trouvait alors la société
chrétienne. Dispersée en mille liens, vivant, ici,
dans un désert, là, dans un monastère, fuyant
pour ainsi dire à chaque instant devant les bar-
bares, il lui fallait pour la guider, moins une règle
fixe et absolue , qu'une voix toujours présente
et chérie. Jérôme fut celte voix; voix qui se fit
entendre, à chaque moment et en tous lieux,
dans l'Orient comme en Italie , dans les Gaules
comme sur les bords du Rhin. Pour Jérôme, ces
différents groupes delà société chrétienne, épars
çà et là, formèrent un tout. Il n'y eut plus de
solitude. Cette voix, tour à tour douce et grave,
triste et enthousiaste, voix de science et de piété,
elle suit, elle anime, elle contient, elle console
les consciences chrétiennes; elle est, dans les
temps de confusion, la règle au milieu du monde,
la règle dans le désert, la règle surtout au fond
de l'âme chrétienne. En un mot, Jérôme a été le
plus grand des solitaires, comme Augustin sera
le premier des évêques.
CHAPITRE XII.
RUFFIN. L'ORIGÏNISME,
Quand pour la première fois Jérôme se retira
au désert , plusieurs amis l'y suivirent; l'un y vé-
cut quelque temps avec lui; deux autres, Inno-
cent et Hylas, à peine arrivés, y moururent; un
quatrième enfin le quitta pour visiter l'Egypte.
Affligé de cette dernière séparation, Jérôme écri-
vait à un ami commun , Florentins : « J'ai appris
que notre frère, avec qui je suis uni parles liens
les plus étroits de la charité , est arrivé d'Egypte
à Jérusalem; je vous prie de lui remettre la
lettre que j'ai jointe à celle que je vous écris. Ne
jugez pas, mon cher Florentius, de mon mérite
par le sien. Vous verrez briller en sa personne
des caractères de sainteté. » Ce frère , c'était
Ru Afin. Dans d'autres lettres se retrouvent ces
témoignages d'estime et d'amitié.
Ruffin naquit, vers 346, à Concordia, petite
ville du territoire d'Aquilée. Encore simple caté-
chumène, il avait fait, dans un monastère de cette
ville, la rencontre de Jérôme. En 370, il se rendit
à Rome ; à Rome , il forma le dessein de passer
— 235 —
en Orient. Une jeune veuve , Mélanie, avait eu la
même pensée; mais elle ne l'exécuta que deux
ans après. A cette époque donc , Mélanie , après
avoir employé six mois à visiter les monastères
et les solitudes de l'Egypte , se fixa à Jérusalem
où elle embrassa la vie religieuse. Ruffin, qui
pendant le même temps avait visité les monas-
tères d'Egypte, vint l'y rejoindre; et bientôt ils
établirent une double communauté religieuse :
communauté de femmes, sous la direction de
Mélanie, communauté d'hommes que Ruffin lui-
même dirigeait. Sur ces entrefaites, Jérôme s'é-
tablissait aussi à Jérusalem ; et cette circonslance
vint d'abord resserrer les liens d'amitié qui déjà
l'unissaient à Ruffin. En 377, cette amitié durait
encore; car à cette époque Jérôme, dans sa
chronique, parle de Ruffin. Il lui écrit : « Oh!
si par une grâce particulière je pouvais aujour-
d'hui être transporté auprès de vous, avec quelle
ardeur je vous serrerais dans mes bras! mais
comme je ne mérite pas une telle faveur, je vous
envoie, à ma place, cette lettre comme une
chaîne que l'amour même a tissue pour vous
attirer jusqu'ici. » Douces paroles d'amitié que
devaient, nous allons le voir, remplacer sans
retour d'amères invectives ! Du reste ce qui peut
excuser ces vivacités de Jérôme, c'est le péril
dont il croyait l'Église menacée.
Origène avait composé sous le titre : Des prih-
— 236 —
ripes, un ouvrage qui semblait renfermer le
germe de l'arianisme et contenait sur plusieurs
questions de dogme des opinions qui de bonne
heure avaient inquiété quelques consciences.
Cependant depuis deux siècles environ cet
ouvrage jouissait de l'assentiment de l'Eglise
grecque, et il n'avait pas éveillé les défiances de
l'Église latine qui probablement le connaissait
peu. Les querelles terribles et récentes de l'aria-
nisme lui inspirèrent les premières inquiétudes
sur Origène , et bientôt les discussions devinrent
très-vives. Saint Épiphane en attisa encore le
feu. Épiphane était venu à Jérusalem, où il avait
reçu l'hospitalité de Jean , évêque de cette ville.
Dans son zèle, plus ardent qu'éclairé, Épiphane
voulut que Jean se prononçât contre Origène.
C'est à ce moment que Jérôme et Ruffin se mê-
lèrent à la discussion.
Pour éclaircir ces questions obscures , car la
plupart de ceux qui disputaient sur Origène ne
le connaissaient pas, Ruffin entreprit de tra-
duire l'ouvrage qui donnait lieu à de telles con-
troverses. Dans sa préface, il s'autorisait de
l'approbation de Jérôme. Soit que Ruffin n'eût
pas toujours exactement rendu le sens d'Ori-
gène , soit qu'en effet Origène , mieux connu de
l'Église latine, eût plus frappé son sévère esprit
qu'il n'avait fait l'esprit souple de l'Eglise grec-
que , toujours est-il que cette traduction produi-
— 237 —
sit un effet entièrement contraire à celui qu'on
en attendait : elle jeta l'alarme dans l'Eglise.
Averti par la publique frayeur, Jérôme s'in-
quiéta; il fut surpris de cette approbation dont
Ruffin s'était couvert, et il fit connaître à ses
amis ses véritables sentiments. La guerre toute-
fois n'était pas sérieusement engagée. Jérôme
n'avait point de suite oublié sa vieille amitié; il
écrit à Ruffin pour le conjurer de désavouer ses
erreurs, et l'engage surtout à ne les point ap-
puyer de son approbation. Les avis de Jérôme
étaient encore les conseils et les vœux de l'ami-
tié. Ils furent écoutés, et l'heureuse médiation de
Mélanie acheva de réconcilier Ruffin et Jérôme ;
mais cette réconciliation fut de courte durée.
Ruffin , Jérôme le lui reprocha du moins, aurait
continué à faire passer Jérôme pour un partisan
exclusif d'Origène et à lui donner des éloges qui,
en paraissant l'honorer, n'avaient d'autre but
que de le compromettre et de couvrir l'erreur
de l'autorité de son nom. La lutte alors recom-
mença, ardente, opiniâtre de part et d'autre; et
loin de se modérer au souvenir d'une ancienne
amitié, elle sembla, comme il arrive trop sou-
vent, s'en animer et s'en aigrir. Jérôme après
avoir, dans différentes lettres , fait connaître à
ses amis ses véritables sentiments sur Origène ,
composa plusieurs traités où il repoussait et ré-
futait les erreurs d'Origène. Sa justification n'ai-
— 238 —
lait pas sans attaques à Ruffin. Ruffin repondit
à Jérôme par deux apologies. Il lui reproche,
entre autres griefs, d'occuper quelques-uns des
jeunes solitaires qu'il avait auprès de lui , à Jé-
rusalem , à copier les œuvres de Virgile , au lieu
des saintes Ecritures qu'ils devaient transcrire.
Le reproche avait pu être fondé ; nous savons
par Jérôme lui-même quelle avait été sa faihlesse ,
ses rechutes pour la littérature profane; mais je
crois qu'alors il était rétrospectif.
Cette lutte affligeait l'Église. Un homme . un
évêque s'offrit comme médiateur. 11 écrit à Jé-
rôme ; « Je ne suis pas peu consolé , lorsque je
pense au désir réciproque que nous avons de
nous voir, quoiqu'il demeure un désir et n'aille
pas jusqu'à l'effet. Mais cette pensée réveille en
même temps l'extrême douleur où je suis de
voir, qu'après avoir été avec Ruffin dans l'état où
nous souhaiterions être; après vous être nourris
ensemble, durant tant d'années, du miel des
saintes Écritures, on vous trouve présentement
pleins de fiel l'un contre l'autre, et dans une si
grande division. » Après quelques douces et dé-
licates pensées, cet ami, dans une admirable
effusion de charité chrétienne, ajoute : « Si je
pouvais vous rencontrer l'un et l'autre, je me
jetterais à vos pieds dans le transport de ma
douleur et de mes craintes ; je les baignerais de
mes larmes , et avec tout ce que j'ai de tendresse
— 239 —
et de charité pour vous , je vous conjurerais et
par ce que chacun de vous se doit à lui-même ,
et par ce que vous vous devez l'un à l'autre, et
par ce que vous devez à tous les fidèles, je vous
conjurerais de ne pas répandre l'un contre
l'autre des écrits que nul de vous ne pourra plus
supprimer, et qui par cela seul seront un obstacle
éternel à votre réconciliation , ou au moins un
levain que vous n'oseriez toucher, quand vous
seriez réunis , et qui , à la moindre occasion ,
pourrait vous aigrir et vous armer l'un contre
l'autre. Où seront après cela les cœurs qui ose-
ront s'ouvrir l'un à l'autre? où sera l'ami dans
le sein duquel on pourra répandre en sûreté ses
plus secrètes pensées , sans crainte de l'avoir
quelque jour pour ennemi, puisque Jérôme et
Ruffin n'ont pu demeurer unis? O misérable
condition de l'homme ! 6 qu'il y a peu de fond
à faire sur le cœur de ses plus intimes amis ! »
Ainsi s'exprimait Augustin. Triste inconstance,
en effet, des amitiés humaines; mais spectacle
plus triste encore que celui de la haine quelles
laissent au fond du cœur, quand elles viennent
à périr ! Serait-il vrai que cette inimitié de saint
Jérôme n'ait point cessé même à la mort de Ruf-
fin; et serait-ce à Ruffin qu'il faudrait appliquer
ces paroles où Jérôme se félicite de la mort du
serpent qui ne fera plus entendre ses impurs
sifflements ?
— 240 —
Origène et son traducteur étaient -ils cou-
pables des erreurs qu'on leur imputait ? dans
les temps anciens et dans les temps modernes,
ils ont tous deux trouvé des apologistes, et la
question , plus souvent résolue affirmativement ,
n'a jamais été entièrement décidée. Dans tous
les cas, si l'orthodoxie de Ruffin pouvait être
mise en doute, sa piété ne saurait être contes-
tée. Esprit doux, solitaire , laborieux , plus fait
pour l'étude que pour la lutte , il a par sa
science rendu de grands services à l'Église.
Nous le retrouverons.
CHAPITRE XIU.
SAINT AUGUSTIN.
Augustin naquit vers 354 , sous l'empire de
Constance , à Tagaste, ville de Nnmidie. 11 com-
mença dans cette ville ses études qu'il alla con-
tinuer a Madaure, la patrie d'Apulée, et qu'il
acheva aux écoles de Carthage. A Carthage,
élève et bientôt maître, Augustin vit sa jeunesse
emportée à ces plaisirs dont il nous a laissé de
si vives peintures et des regrets si éloquents. Ce-
pendant saisi d'inquiétude et d'ennui au sein
même de celte ivresse, et touché quoique non
vaincu encore par les prières et les larmes de sa
mère; fatigué aussi de l'indiscipline et de l'in-
constance de ses élèves d'Afrique, il quitta Car-
thage pour Rome, espérant y trouver des dis-
ciples plus fidèles et moins de séductions. Mais
Rome ne lui devait pas être un moindre écueil
que n'avait été Carthage. A Rome, en effet,
Augustin retrouvait et plus faciles et plus nom-
breux les enchantements de Carthage. Mais il y
fut aussi plus vivement poursuivi de ces inquié-
tudes morales qui déjà, dans la ville africaine,
i 16
— 242 —
étaient venues troubler ses joies coupables.
Rome ne le retint donc pas longtemps , et bientôt
poussé par les secrets desseins de la Providence
il quitta cette ville pour Milan , où il ne cher-
chait qu'une chaire de rhétorique, et où il re-
connut, en entendant saint Ambroise, la voix
qui depuis si longtemps parlait à son cœur.
Malgré cet avertissement, il doutait encore, ou
plutôt ses passions résistaient à la foi qui avait
pénétré en lui : « Asservi par l'infirmité de ma
chair à ces voluptés qui donnent la mort, je
traînais après moi ma chaîne , craignant d'en
être délivré. » Il a raconté et bien souvent d'a-
près lui on a retracé la lutte violente qui s'éleva
en lui, ce coup de la grâce qui abattit toutes
ses résistances et fixa toutes ses irrésolutions :
« Dans le combat que je livrais hardiment à mon
cœur, l'esprit rempli du trouble qui se peignait
sur tous les traits de mon visage , je me tournai
tout à coup vers Alype , et m'écriai : Où en
sommes-nous ? Qu'est-ce que cela ? Que venons-
nous d'entendre? Quoi! les ignorants s'empres-
sent; ils ravissent le ciel; et nous, avec notre
science, nous nous roulons dans la chair et dans
le sang. Je lui dis ces paroles et quelques autres
à peu près semblables. Alype me regardait en
silence et frappé d'étonnement. En effet, le son
de ma voix avait quelque chose d'extraordinaire;
et mon front, mes joues, mes yeux, la couleur
— 243 —
de mon visage et celte altération même de ma
voix, mieux que mes paroles, disaient ce qui se
passait alors dans mon âme.
« Il y avait dans la maison que nous habitions
un petit jardin. Le trouble de mon cœur m'y
avait poussé , dans la confiance que personne ne
viendrait «l'interrompre au milieu de ce violent
combat que je me livrais à moi-même, et dont
vous connaissiez , ô mon Dieu , l'issue que j'igno-
rais. Àlype me suivait pas à pas; moi, je ne
m'étais pas cru seul avec moi-même, tandis qu'il
était là , et lui pouvait-il m'abandonner dans le
trouble où il me voyait. Nous nous assîmes dans
l'endroit le plus éloigné de la maison. Je frémis-
sais dans mon âme, et m'indignais avec violence
contre ma lenteur à me jeter dans cette vie nou-
velle, où tout mon être me criait qu'il fallait en-
trer. » Augustin, en effet, résistait encore; mais
son heure était venue, l'heure marquée parle
ciel. « Lorsqu'une méditation profonde eut tiré
du fond de moi-même toute ma misère et l'eut
entassée, pour ainsi aire, devant mes yeux, je
sentis s'élever en moi un violent orage, chargé
d'une pluie de larmes ; et afin de la pouvoir ré-
pandre tout entière avec mes gémissements et
mes sanglots, je me levai et m'éloignai d'Alype.
J'allai me jeter à terre sous un figuier. La , don-
nant un libre cours à mes larmes, je me disais
avec un lamentable accent : oh! combien de
— 244 —
temps, combien de fois encore, clirais-je : demain,
demain , et toujours demain ; quand tout à coup
j'entends sortir d'une maison une voix , voix
d'enfant ou de jeune fille, qui chantait en re-
frain et répétait ces mots : Prends et lis. Chan-
geant aussitôt de visage , je me mis à chercher,
avec la plus grande attention , si, dans quelques-
uns de leurs jeux , les enfants avaient accoutumé
de chanter un refrain semblable ; je ne me souvins
pas de l'avoir jamais entendu. J'arrêtai mes larmes
et me levai ; je retournai précipitamment au lieu
où Alype était assis, et où j'avais laissé le livre
des Epitres de saint Paul, lorsque j'en étais
parti, et je lus des yeux seulement ce passage,
le premier sur lequel ils s'arrêtèrent : Ne vivez
ni dans les excès du vin, ni dans ceux de la
bonne chère, mais revêtez-vous de Nôtre-Seigneur
Jésus-Christ. Je n'en voulus pas voir davan-
tage, et il n'en était pas besoin, car à peine
avais-je achevé de lire ce peu de mots, qu'il se
répandit dans mon cœur comme une lumière
qui lui rendit la vie ; à l'instant même se dissi-
pèrent les ténèbres dont mes doutes le tenaient
enveloppé. »
Augustin était converti. Il ne voulut pas toute-
fois que son changement de vie se fit avec éclat ;
il attendit le temps des vacances, afin de quitter
son école naturellement et sans bruit. Cette con-
version d'Augustin a un caractère particulier.
— 245 —
Comme lui, la plupart des apologistes et des
docteurs chrétiens sont sortis des ténèbres de
l'erreur, de la nuit des passions pour arriver à
la lumière et aux vertus de la foi ; mais en eux ,
ce changement paraît avoir été l'effet d'une sou-
daine illumination. Dans Augustin la grâce assu-
rément, et il ne l'oubliera jamais, la grâce a été
manifeste, mais à coté de la grâce, la raison
conserve sa place et entre avec elle en partage
de la victoire. Pour se préparer donc à la vie et
à la foi nouvelles qu'il était résolu d'embrasser,
Augustin s'ensevelit dans la retraite. Avec quel-
ques amis, frappés comme lui de la grâce, il
se retira dans une maison de campagne, voi-
sine de Milan , à Cassiciacum. Cette retraite fut
féconde : il y composa plusieurs ouvrages qui
forment, dans l'histoire de sa vie, une étude
pleine d'intérêt. Spectacle charmant et instructif
en effet! des amis, des jeunes gens, réunis sous
la direction d'un jeune homme, pour chercher
dans une solitude de piété et de science , la vé-
rité et la foi ; un maître aussi jeune que les
disciples et sans autre autorité que celle d'un
talent où s'annonçait le génie, d'un repentir qui
déjà était de la vertu !
Les traités qu'Augustin composa dans cette re-
traite et qui forment l'introduction naturelle à
ses ouvrages , sont : les livres contre les académi-
ciens , les traités de la vie heureuse , de l'ordre.
— 246 —
Augustin privé de bonne heure de son père
ne se soutint aux écoles de Carthage que par la
générosité d'un citoyen riche et éclairé, Roma-
nianus : il n'oublia point ce bienfait ; c'est à Ro-
manianus que, dans sa juste reconnaissance, il a
dédié le traité contre les académiciens \ Cette
dédicace a un caractère particulier : elle est un
conseil de chrétien , en même temps qu'un hom-
mage. Arrivé au port, Augustin exhorte Roma-
nianus à s'y réfugier ; lui en montre la route et
lui signale les écueils qui l'en pourraient écarter.
Ce traité est un dialogue; les trois interlocuteurs
sont trois des disciples d'Augustin ; en voici le
sujet : suffit-il pour être heureux de chercher la
vérité? les académiciens le pensaient. La reli-
gion veut davantage. Pour arriver au bonheur,
il faut non-seulement chercher la vérité, mais
la connaître parfaitement : telle est la double
question qui s'agite dans les trois livres contre
les académiciens. Licentius soutient la doctrine
des académiciens; Trigetius l'opinion contraire,
l'opinion chrétienne qui ne sépare pas, pour ar-
river au bonheur, la connaissance de la vérité
de ses recherches, tous deux s'accordant d'ail-
leurs sur ce point : que la sagesse seule fait le
bonheur. Mais cette sagesse, en quoi consiste-
t-elîc? Ce n'est point assurément cette sagesse
païenne toujours bornée, toujours incertaine;
mais bien cette ^philosophie qu'Augustin venait
— 247 —
d'embrasser, philosophie qui a donné à son âme
le calme que si longtemps elle avait inutilement
cherché , à son esprit l'aliment qui le fortifie et
l'épure» Ces entretiens où Augustin se met sou-
vent en scène ; où à des réflexions personnelles
et touchantes on sent l'état de son âme, sont
pleins de charme et d'intérêt. Les trois disciples
exposent ensuite les divers systèmes qui par-
tagent les écoles des académiciens sur la nature
du bonheur, de la sagesse, de la vérité. Augus-
tin prend à son tour la parole pour combattre
avec une ironie ingénieuse et vive les consé-
quences ridicules ou funestes du probabilisme
académique ; il termine par cette pensée que s'il
n'y a de bonheur pour l'homme que dans la re-
cherche et la connaissance de la vérité , il n'v a
7 «
de vérité que dans la religion.
Le traité contre les académiciens n'avait point
été composé sans interruption. Entre le premier
livre et les deux derniers, il y eut un repos, ou
pour mieux dire un travail; ce fut le traité de
la vie heureuse. Ce traité est adressé à Théodorus
Mallus , célèbre patricien. Dans une introduction
brillante , qui est une espèce de dédicace , Au-
gustin donne à Mallus les conseils qu'il avait don-
nés à Romanianus sur la fragilité des richesses
et des grandeurs, sur le bonheur d'une vie con-
sacrée à la recherche de la vérité.
Ce traité rentre dans l'ouvrage contre les aca-
— 248 —
démmens. Il est un développement de cette
pensée exprimée à la fin du premier livre de ce
dialogue, savoir : qu'il n'y a point de bonheur
sans la vertu. Augustin partant de ce principe
que l'homme étant composé d'un corps et d'une
âme , il faut à l'un et à l'autre des aliments con-
formes à leur nature, montre que la seule nour-
riture de l'esprit , c'est la vérité; la nourriture de
lame, c'est Dieu , sans la connaissance duquel il
n'y a point de bonheur parfait. L'âme, quand
elle ne possède pas Dieu , est vide ; elle est pleine ,
si elle s'en rassasie : Dieu, sagesse, bonheur,
seule et même chose sous des noms différents.
Point de bonheur donc , point de sagesse , où
Dieu n'est pas; car Dieu, seul objet de notre fé-
licité , peut seul donner à notre nature cette per-
fection qui conduit au bonheur.
Dans le traité de la vie heureuse , les interlo-
cuteurs sont les mêmes que dans le traité contre
les académiciens, à l'exception d'Alype, qui y
est remplacé par la mère d'Augustin. Cette in-
tervention de la femme dans des discussions
philosophiques est un fait nouveau , un témoi-
gnage manifeste du soin que le christianisme
prenait de l'éducation de la femme , de la dignité
qu'il lui donnait. Du reste la mère d'Augustin
méritait celte place par sa tendresse et par l'élé-
vation de son âme. C'est elle dont les larmes
avaient préparé et obtiendront la conversion
— 249 —
d'Augustin. Le petil jardin d'Ostie achèvera ce
qu'a commence la maison d'Alype.
Le troisième des traités philosophiques d'Au-
gustin , de ces traités qui sont la préparation à
sa vie de prêtre, sont les deux livres de l'ordre.
Sans se rattacher directement à la vie heureuse ,
ce traité s'y rapporte cependant. Qu'est-ce que
l'ordre? Voilà la question que se fait, et que
cherche à résoudre Augustin dans les deux livres
qu'il y consacre. Pour lui , Tordre , c'est être avec
Dieu , et dans l'ordre de Dieu ; c'est le compren-
dre, c'est être gouverné par lui. Mais si Dieu est
l'ordre même , comment le désordre physique
et moral se peut-il admettre? par les vues se-
crètes de la Providence. Mais quoi! ce désordre
existe-t-il réellement ici-bas. Prenez-y garde, ce
qui vous semble un désordre, est une nécessité,
une harmonie. Otez une seule pièce de cet en-
semble, et l'accord est rompu. Pour soutenir
cette thèse , Augustin ne recule point devant des
conséquences qui nous sembleraient peut-être
extrêmes : il va, entre autres propositions, jus-
qu'à soutenir la nécessité du bourreau et de la
guerre. On reconnaît là le germe des deux idées
principales développées dans un ouvrage cé-
lèbre, les Soirées de Saint-Pétersbourg. Telles
étaient les recherches philosophiques et pieuses
qu'Augustin faisait avec ses amis et ses disciples ;
il avait avec lui-même d'autres et plus intimes
— 250 —
entretiens, de plus profondes méditations; ces
méditations , il les a appelées Soliloques : Çuo-
niain , dit-il , cum solis nobis loquimur, Soliloquia
vocari et inscribi volo ; et il ajoute : « La vé-
rité ne saurait mieux s'obtenir que par des inter-
rogations et des réponses; mais dans la discus-
sion F amour-propre souffre à se voir confondu;
l'âme y est blessée, qu'elle avoue ou non ses
blessures; en m'interrogeai! t moi-même, sous
le regard et avec l'aide de Dieu, il n'y a plus
cet inconvénient. »
Ce Dieu qu'il cherche, il le cherche d'abord
par la prière ; puis , par cette marche qui est son
habitude et son caractère, à la prière il unit l'in-
telligence , et c'est à la raison qu'il demande de
lui révéler cette science de Dieu à laquelle il as-
pire. Alors commence entre la raison et Augus-
tin un dialogue vif et serré , où la raison fait
subir à Augustin un examen sévère , s'assurant
si par le soin qu'il a pris de renoncer à toutes
ses faiblesses , de purifier son âme , il s'est pré-
paré à cette connaissance de Dieu qu'il désire ,
et à laquelle on ne peut arriver que par le re-
noncement au monde sensible. De la recherche
de Dieu , qui fait le sujet du premier livre des So-
liloques , Augustin passe dans le second livre à
l'âme, dont il prouve l'essence immortelle par
le besoin de vérité qui la tourmente. Les rai-
sonnements d'Augustin, rigoureux et solides le
— 251 —
plus souvent, sont quelquefois aussi subtils et
raffinés ; quelques réminiscences platoniciennes
s'y mêlent à des souvenirs d'érudition profane ;
mais une vive piété . les aspirations ardentes de
la prière, le regret attendri des fautes passées
couvrent ces souvenirs , et l'impression qui reste
de ces entretiens si sublimes dans leur simplicité
est une impression de calme et d'élévation morale.
Mais bientôt Augustin sortit en quelque sorte
de ces méditations philosophiques pour entrer
dans ces controverses dogmatiques où devaient
triompher sa sagesse et sa foi. C'est alors qu'il
composa, dans un court séjour qu'il fit à Rome,
ses traités : sur les mœurs des manichéens ; sur
les mœurs de l'Eglise catholique , et sur le libre
arbitre,
Le manichéisme avait été le premier péril de
la jeunesse d'Augustin. « Lors de ma première
jeunesse, dit-il dans ses Confessions , une cer-
taine timidité d'enfant qui tenait de la supersti-
tion , me faisait craindre d'entrer dans l'examen
de la vérité. Mais l'âge m'ayant enflé le cœur, je
me jetai dans une autre extrémité. J'entendis
parler de gens qui assuraient que , sans se servir
de la voix impérieuse de l'autorité, ils délivre-
raient d'erreur quiconque viendrait se ranger
sous leur discipline, et lui montreraient la vérité
à découvert. Plein alors de tout le feu et de toute
la légèreté de la jeunesse , amoureux de la vérité ,
— 252 —
mais enflé de cette sorte d'orgueil que l'on
prend d'ordinaire dans les écoles à entendre dis-
puter sur toutes les matières des hommes qui
passent pour être habiles, je me livrai à eux, et
leur restai attaché durant neuf années entières. »
Echappé au péril , Augustin se devait de le signa-
ler aux autres. C'est ce qu'il fit dans son traité
sur les mœurs des manichéens. Il y expose leurs
erreurs, qui consistaient surtout à rejeter l'au-
torité de l'Ancien Testament.
Les manichéens avaient le faste de la sagesse;
ils séduisaient les esprits par une affectation de
rigorisme et de pureté qui imposaient. Ce fut
pour combattre cette prétention , qui était un
danger pour les simples , qu'Augustin composa
le traité des mœurs de l Eglise catholique. Aux
prétentions de l'orgueil , il oppose le tableau des
bienfaits et de la vertu austère de l'Église ; aux
mœurs fastueusement sévères et hypocritement
dissolues des manichéens l'image de la modestie
et de la pureté chrétiennes.
Nous avons franchi les deux premiers âges de
la vie de saint Augustin. Le philosophe de Cassi-
ciacum va disparaître pour ne plus laisser voir
que le cli ré lien.
Après la mort de sa mère, Augustin avait
quitté l'Italie, et s'était embarqué pour ïagaste,
lieu de sa naissance, nous le savons. Là il re-
prit, plus grave encore et plus austère, la vie
— 253 —
qu'il avait commencé de suivre dans sa retraite
aux environs de Milan. Retiré avec quelques
amis dans un lieu champêtre, ils y menaient,
dans une parfaite union, la vie des premiers
fidèles: une même table, une seule bourse, un
seul cœur et une seule âme. L'étude et le travail
des mains partageaient leurs loisirs; sage suc-
cession , dont Augustin fera une obligation de la
vie monastique. C'est dans cette seconde retraite
que saint Augustin a écrit les six livres sur la
Musique ; le livre du Maître ; le traité de la vraie
religion; derniers souvenirs du rhéteur et pré-
ludes à la vie sévère du prêtre.
Le traité de la vraie religion est dédié à Ro-
manianus que déjà nous connaissons. Ce traité
s'ouvre par une éloquente exposition des erreurs
du polythéisme et des contradictions de la phi-
losophie païenne, impuissante à faire adopter,
encore plus à faire pratiquer ses maximes,
quand le christianisme, malgré les obstacles
qu'il a rencontrés, remplit le monde de sa doc-
trine et de ses disciples ; quand il l'éclairé de la
divine lumière, le sanctifie de ses vertus. Toute-
fois en faisant ressortir les erreurs et l'impuis-
sance de la philosophie , Augustin ne lui est pas
ennemi ; il se rappelle que Platon lui a été comme
le degré intermédiaire par o» il s'est élevé du
doute à la vérité : « L'Église, dit-il, s'attache à
bien faire pénétrer dans l'esprit des hommes
— 254 —
cette maxime, que la philosophie ou l'amour et
la recherche de la sagesse ne sont point choses
différentes. » Et ailleurs : « Dieu, pour nous
élever vers lui, nous a donné deux moyens : ce
sont l'autorité et la raison qui, loin de se com-
battre, se concilient aisément lune avec l'autre.
La première se compose de tout ce qu'il a plu à
Dieu d'opérer de visible et de sensible pour
nous ramener à lui ; l'autre suffit toute seule
pour nous élever par les choses même corpo-
relles à la connaissance de cette nature incorpo-
relle, éternelle, immuable, que nous appelons
Dieu , et nous rendre capables de nous en former
une idée qui convienne à la pureté infinie de
cette ineffable nature. Ce Dieu, cette nature
éternelle, elle est empreinte dans tout l'univers;
dans le monde , et surtout dans l'homme ; dans
ces passions mêmes qui en paraissant l'éloigner
de Dieu , c'est-à-dire de la vérité , l'y ramènent
par le dégoût même et le vide qu'il trouve dans
tout ce qui n'est pas cette vérité , ce bonheur,
par conséquent ce Dieu qu'il cherche. Les pas-
sions sont comme les voiles du navire qui doivent
pousser plus rapidement l'homme à la connais-
sance de la vérité et à la recherche du souverain
bien. » Ce traité de saint Augustin, où une tou-
chante émotion se joint à la plus pure spiritualité,
offre, au milieu des preuves historiques de la re-
ligion, les considérations les plus élevées sur les
— 255 —
arts et sur la convenance et l'unité qui en sont la
loi suprême.
Cette douce solitude où il goûtait ainsi les
charmes de l'amitié et de l'étude, Augustin n'en
devait pas jouir longtemps. Un jour il s'était
rendu à Hippone; il y arriva au moment où Va-
lère, qui était évêque de cette ville, pariait de
la nécessité où il était d'ordonner un prêtre. A
l'instant les yeux se portèrent sur Augustin et le
désignèrent. Vainement il voulut se dérober à
l'empressement du peuple et de son évêque : il
fallut céder. Yalère lui confia, par une exception
glorieuse dans l'Église d'Afrique , avec le sacer-
doce, le soin de la prédication. Une fois engagé
dans la prédication , Augustin ne cessa d'en rem-
plir le devoir; prêchant quelquefois tous les
jours, et souvent deux fois par jour.
L'Afrique lui offrait de fréquentes occasions
d'exercer son éloquence et son zèle. A cette
époque, elle présentait, à côté des monuments
et des arts de la civilisation romaine , les restes
vivants et nombreux d'une barbarie indigène
qui n'avait jamais disparu, et les résistances opi-
niâtres d'un paganisme qui , jusqu'au dernier
moment, lutta contre le christianisme par des
attaques matérielles non moins que par les su-
perstitions : c'était encore la terre des devins
aussi bien que des donatistes. Le troupeau de
saint Augustin se composait en grande partie de
— 256 —
mariniers , de gens dont le rude et grossier lan-
gage se ressentait plus du punique que du latin.
Augustin savait cependant s'en faire entendre;
son langage simple et populaire ne se refusait
pas un barbarisme pour arriver jusqu'à eux et
en être mieux compris.
Les mariniers, les laboureurs n'étaient pas
ses plus grands embarras. Ilippone l' écoutait
avec respect; mais Cartbage plus polie et plus
savante, Cartbage, qui avait vu sa jeunesse vive
et peu chrétienne, Carthage s'en souvenait. Ce
n'est pas une des pages les moins belles et les
moins touchantes que celle où saint Augustin,
allant au-devant de la mémoire un peu maligne
de quelques-uns de ses auditeurs, répond, en les
prévenant, à leurs secrètes pensées; artifice in-
génieux de l'éloquence, dira-t-on? non, aveu
simple et noble d'une âme chrétienne qui se
sent assez élevée au-dessus de ses fautes passées
pour ne les point renier; douce expiation pour
lui-même , leçon pour ses auditeurs :
« Vous accusez mes anciens désordres ; je les
condamne plus sévèrement que vous-mêmes.
Ce que vous me reprochez aujourd'hui, j'ai été
le premier à m'en reconnaître coupable. Ce que
vous m'imputez, ce sont des fautes passées,
celles surtout que j'ai commises dans cette ville,
où elles sont trop notoires, je le confesse. Et plus
je me réjouis delà grâce que Dieu m'a faite, plus
— 257 —
ma première vie me fait dirai-je de la dou-
leur? oui, j'en aurais beaucoup, si j'y étais encore
engagé. De la joie? non, je ne le saurais dire,
car plût à Dieu que je n'eusse jamais été ce que
j'ai été! Mais quel que j'aie pu être, maintenant,
grâce au ciel, je ne le suis plus. Voilà ce qu'ils
savent. Ce qu'ils ne savent pas , ce qu'ils ne
peuvent savoir, c'est la vérité des reproches par-
ticuliers qu'ils m'adressent. Je le sais trop : j'ai
encore des défauts dont on me peut blâmer, mais
d'où leur viendrait la prétention de les con-
naître? lisent ils dans le secret de mes pensées?
sont-ils témoins de mes combats intérieurs? de
cette lutte continuelle que j'ai à soutenir? car je
me connais bien mieux qu'ils ne me peuvent con-
naître, et Dieu surtout, bien mieux que moi. »
Augustin a du reste rarement cette émotion ; son
langage brille plus par la force, la suite et la so-
lidité des preuves et du raisonnement que par
léclat du style ou les ornements du discours; il
cherche plus à convaincre qu'à persuader; il ne
se livre pas , comme les orateurs grecs, à ces dé-
veloppements qui séduisent et entraînent l'imagi-
nation; il est sobre même dans ces idées géné-
rales et toujours saisissantes de la rapidité de la
vie, de la fragilité de nos espérances; du con-
traste de notre petitesse présente et de notre gran-
deur à venir. Quelquefois cependant il se livre à
la peinture de profondes et touchantes medita-
i 17
— 253 —
tions : « Que ferai-je pour trouver mon Dieu? je
considérerai la terre : la terre a été créée; j'y
vois une beauté admirable, mais elle ne s'est pas
faite elle-même ; c'est quelqu'un qui l'a faite. Je
vois dans les plantes et dans les animaux un nom-
bre infini de merveilles ; mais toutes ces plantes
et ces animaux ont un créateur. Je me tourne
vers la vaste étendue des mers : elle m'épou-
vante ; je l'admire, mais je cherche celui dont elle
est l'ouvrage. Je regarde le ciel et la beauté des
étoiles. Je vois avec admiration l'éclat du soleil
qui suffit pour nous éclairer le jour, et la beauté
de la lune qui nous console des ténèbres de la
nuit. Tous ces objets sont grands, ils sont admi-
rables, ils sont dignes de louanges, ils rem-
plissent d'étonnement, car ce ne sont plus des
beautés terrestres, mais des beautés célestes.
Néanmoins ce n'est pas encore là que ma soif
s'arrête; j'admire ces beaux ouvrages, je les
loue; mais je suis encore altéré de connaître celui
qui les a faits. Je rentre ensuite en moi-même;
j'examine qui je suis moi-même, moi qui re-
cherche et qui approfondis toutes ces choses. Je
trouve que j'ai un corps et une âme, un corps
que je dois conduire, et une âme qui le conduit;
un corps pour obéir, une âme pour commander.
Je discerne que l'âme est une créature plus excel-
lente que le corps; et je comprends que c'est
par l'âme, et non par le corps, que j'examine
— 259 —
toutes cesciioses. L'âme voit donc aussi par elle-
même, puisqu'il y a quelque chose que je ne vois
point par les yeux. Ce n'est donc point par les
yeux extérieurs que je dois chercher Dieu, le
Dieu qui a fait tout ce que je vois de mes yeux. »
Comme tous les grands orateurs, saint Au-
gustin croyait rester toujours au-dessous de
l'idéal qu'il concevait dans son esprit, et s'il
n'avait pas pour lui-même les inquiétudes de la
vanité , il avait , pour la vérité qu'il prêchait, la
crainte de son insuffisance : « Il m'est bien rare
d'être content de ce que je dis. Qnand je parle,
j'aspire a une perfection dont j'ai l'idée au de-
dans de moi-même, avant d'ouvrir la bouche;
et lorsque je vois mon esprit trompé , je m'at-
triste de ce que ma langue est demeurée au-
dessous de ma pensée. La plupart du temps,
mon discours me déplaît. Je veux dire de bonnes
choses; il me semble qu'elles sont déjà présentes
à mon esprit; je cherche , pour les expliquer, les
paroles les plus expressives, et quand elles ne
viennent pas, je suis fâché que ma langue ré-
ponde mal à mon cœur. Mon cœur voudrait que
ma pensée devînt au même instant la pensée de
l'auditeur; la mienne, comme un éclair, répand
subitement sa lueur dans mon esprit; mais ma
parole est lente et pesante ; et tandis qu'elle se
déploie successivement, ma pensée s'est déjà
cachée et repliée en elle-même ; honteux de ne
— 2G0 —
mètre pas fait entendre avec l'énergie dont j'avais
le sentiment, je me reproche de tromper l'attente
de mes auditeurs; je m'imagine avoir perdu mon
temps et mes peines; je suis tout désolé de la
stérilité de mes efforts, et mon découragement
réagissant sur le discours lui-même achève de
le rendre encore plus faible et plus traînant. »
Le caractère particulier de l'éloquence de saint
Augustin est une simplicité, j'ai presque dit une
familiarité noble et touchante. Mais quoi qu il
fasse pour être toujours simple, pour se tenir à la
portée de ses plus humbles auditeurs, sa pensée
l'entraîne et l'élève; son expression se colore de
vives images; il semble alors se teindre des bril-
lantes couleurs de l'imagination grecque. C'est
la différence entre ses Sermons et ses Commen-
taires sur les psaumes. 11 n'a pas toutefois la
magnifique abondance de Grégoire et de Chry-
sostome; mais il a une secrète et pénétrante
tristesse que le génie grec a rarement connue.
Orateur populaire, simple, vif pourtant et sou-
dain , Augustin fut aussi un critique supérieur ;
et comme l'orateur romain il a laissé les pré-
ceptes de celte éloquence chrétienne, dont il
avait donné le modèle. Ces préceptes, il les a pré-
sentés dans le traité : de la Doctrine chrétienne.
Ce traité, à proprement parler, n'est point un
traité littéraire. Augustin s'y propose avant tout
et surtout de rechercher quelles sont les ma-
— 261 —
tières de renseignement chrétien ; c'est-à-dire
d'exposer l'Écriture sainte et les dogmes. Cette
recherche occupe les trois premiers livres de la
Doctrine chrétienne. Après avoir fait connaître
ce que l'on doit enseigner, saint Augustin va
dire, et c'est le sujet du quatrième livre, com-
ment on le doit enseigner.
Les trois devoirs de l'orateur, avait dit Cicé
ron , sont de prouver, de plaire, d'émouvoir;
Augustin adopte les deux derniers conseils, et le
premier, prouver, il le change en celui d'in-
struire : ce changement est une révolution dans
l'art . Que se proposait, qu'ambitionnait avant tout
l'éloquence ancienne , judiciaire ou politique? le
combat, la victoire; la victoire, en excitant les
passions, plus jalouse qu'elle était du succès que
de la vérité : telle n'est point l'éloquence nou-
velle : éclairer les esprits , gagner les âmes , do-
cere, voilà son ambition; et si au lieu d'applau-
dissements, elle provoque les larmes, elle a
remporté le seul triomphe qui lui soit permis,
le seul qu'elle désire; non plausus sed lacrymœ.
Ce sont les paroles qu'Augustin adressait au
peuple de Césarée, en Mauritanie, qui applau-
dissait à son éloquence ; et c'est ainsi qu'il obte-
nait d'un peuple entier de renoncer à une cou-
tume barbare qui lui était un^spectacle plein de
charme. Dans une autre circonstance, Augustin
rapporte qu'il mêla ses larmes aux larmes de ses
— 262 —
auditeurs : « Pendant que je parlais , leurs larmes
prévinrent les miennes; j'avoue que je ne pus
point alors me retenir. Après que nous eûmes
pleuré ensemble , je commençai à espérer forte-
ment leur correction : » telle est la vraie rhéto-
rique de l'orateur chrétien ; il ne faudrait donc
pas s'y méprendre, et, parce que dans ce qua-
trième livre, saint Augustin a retracé quelques
règles qui se trouvent dans Cicéron, croire qu'il
veut complètement remettre en honneur la rhé-
torique. Non : elle lui paraît toujours non pas
suspecte, mais peu nécessaire; ce qu'il consent
à en accepter, c'est ce qui ne lui appartient pas ,
les secrets ressorts qui vont trouver et remuer
le cœur humain ; quant à ses artifices , à ses pré-
cautions, il les dédaigne. Y a-t-il, en effet, pour
le prédicateur chrétien d'autre source et d'autre
motif de péroraison et d'exorde, que l'état même
où il prend, où il laisse les âmes? Il n'a point de
juges à prévenir en sa faveur, à se concilier; son
juge est son client, qu'il a seul souci de gagner,
gagner en l'instruisant, docere. La doctrine de
saint Augustin se résume en ces paroles : la pré-
dication a trois fins : que la vérité soit connue ,
qu'elle soit écoutée avec plaisir, qu'elle nous
touche; ut veritas pateat , ut veri tas placent, ut
veritas moveat. Ces règles sont nouvelles comme
l'éloquence même qu'elles enseignent. Il ne faut
donc point s'étonner si saint Augustin ne recon-
— 263 —
naît pas la distinction ancienne des trois genres
d'éloquence : éloquence déliberative ou politi-
que, éloquence judiciaire, éloquence démonstra-
tive ou académique. Qu'il ne s'occupe ni de la
première, ni même de la seconde, on le con-
çoit ; quant à la troisième , qui jusqu'à un cer-
tain point se rattache à l'oraison funèbre, l'on
pourrait être surpris de voir Augustin la rejeter,
si l'on ne se rappelait que son but principal
est de dire comment on doit lire et enseigner
l'Ecriture sainte, et ce qui est la matière de
la foi, les dogmes. Cet oubli est donc par-
faitement logique, car l'éloquence chrétienne
n'est rien de tout cela; aussi saint Augustin,
qui un moment avait paru avec Cicéron ad-
mettre les trois genres de style adoptés par les
rhéteurs, le style simple, le style tempéré, le
style sublime, efface-t-il bientôt et détruit-il
cette distinction , en marquant les deux carac-
tères si opposés des sujets sur lesquels roulent
l'éloquence profane et l'éloquence chrétienne :
a Au barreau, la cause est petite, quand il s'agit
d'intérêts pécuniaires; grande, quand il y va
du salut et de la vie des hommes; mais aucun
de ces intérêts n'est-il engagé ? n'a-t-on d'autre
but que de charmer l'auditeur? c'est en quelque
sorte un juste milieu d'éloquence, une élo-
quence moyenne : on l'appelle éloquence tem-
pérée. Mais dans les questions religieuses , sur-
— 20
,4
tout quand du haut de la chaire nous parlons
au peuple, nous devons tout rapporter au salut
des hommes, salut non point temporel, mais
éternel : toujours notre éloquence roule sur un
grand sujet. » La différence des styles répondant
nécessairement à la différence des genres, on voit
que saint Augustin , en ne reconnaissant point les
genres, supprime par le fait cette distinction des
styles qu'un moment il avait semblé admettre.
Augustin n'adopte donc pas les règles de l'an-
cienne rhétorique; à la division des trois genres
d'éloquence, éloquence délibérative , judiciaire
et démonstrative, il substitue un seul genre qu'il
nomme élevé, à raison de la grandeur et de
l'importance de la matière sur laquelle il roule;
il ne reconnaît pas non plus différents styles ,
style simple, tempéré, sublime, ajoutant cette
réflexion pleine de goût et qui confond d'ailleurs
justement l'ancienne et fausse distinction des
trois genres de style : « On ne manque point
aux règles de l'art en variant ainsi le discours
par les différents genres de style. Au contraire,
un langage toujours soutenu sur le même ton a
bien moins de charmes pour celui qui l'écoute.
Au surplus on s'accommode du seul genre tem-
péré bien mieux que du seul sublime. Les émo-
tions qu'il a fallu exciter dans l'âme de l'auditeur
pour le monter à ce ton, s'y affaiblissent d'autant
plus vivement qu'elles ont été plus violentes : le
— 265 —
secret d'intéresser l'auditeur est donc de les sa-
voir mélanger. » Mais ce qu'il recommande
avant tout, c'est l'improvisation, c'est-à-dire le
soin des choses et l'indifférence pour les mots ,
le don de surprendre, de persuader, de fléchir
le cœur, d'en saisir, d'en diriger les divers mou-
vements et de l'amener par des routes que l'art
n'a pu tracer d'avance à l'émotion , aux larmes ,
à ce repentir enfin qui prépare et assure le
triomphe de la parole chrétienne : il faut, en
effet , que selon les dispositions de son auditoire ,
l'orateur chrétien puisse changer non-seulement
le plan , mais le ton de son discours. C'est ainsi
que souvent Augustin changeait un discours qu'il
avait préparé , quand il ne lui paraissait plus con-
venable à la disposition des esprits. « Tout dis-
cours, ajoute-l-il , qui laisse l'auditeur tranquille,
qni ne le remue et ne l'agite point , et qui ne va
pas jusqu'à le troubler, l'abattre, le renverser et
vaincre , quelque beau qu'il paraisse , n'est point
un discours véritablement éloquent. » « 11 me
semble qu'un prédicateur devrait faire choix,
dans chaque discours, d'une vérité unique, mais
capitale, terrible ou instructive ; la manier à fond
et l'épuiser; se livrer, après une certaine prépara-
tion, à son génie et aux mouvements qu'un grand
sujet peut inspirer ; jeter, par un bel enthousiasme,
la persuasion dans les esprits et l'alarme dans le
cœur, et toucher les auditeurs d'une toute autre
— 266 —
crainte que celle de le voir demeurer court. »
Ces lignes de La Bruyère résument, en les con-
firmant, les règles de Saint-Augustin sur l'im-
provisation. C'est donc pour l'orateur chrétien
un rigoureux devoir, non-seulement d'instruire,
en éclairant l'esprit, et de plaire pour attacher
le cœur comme l'esprit , mais de toucher vive-
ment les âmes, pour être sûr de la victoire.
Ainsi saint Augustin réhabilite et consacre l'é-
loquence et la rhétorique; mais comme ser-
vantes et non comme rivales, moins encore
comme ennemies de la vérité : « la sagesse
marche comme la maîtresse, l'éloquence s'a-
vance après comme la suivante. » Toutefois
c'était beaucoup que de l'admettre, même au
second rang : longtemps elle avait été entière-
ment exclue du sanctuaire chrétien.
En somme , les obligations qu'Augustin aurait
à l'orateur romain sont petites ; ce qu'il lui em-
prunte, ce sont quelques préceptes communs
que l'usage seul enseigne. Mais pour quelques
rapports, que de différences! Augustin ne dit
rien de l'exorde, rien de la péroraison; de l'in-
vention et de la disposition, pas davantage ; il
n'adopte aucun des trois genres d'éloquence, et,
nous venons de le voir, la distinction des styles,
un instant admise, par le fait disparaît. S'il fal-
lait chercher quelque part la source où a pu
puiser saint Augustin , nous la trouverions peut-
— 267 —
être au delà de Cicéron , dans certain dialogue où
Platon a traité de l'éloquence, comme il faisait
toute chose , en la ramenant à ce type éternel
du bon et du beau qui domine toutes les rè-
gles et toutes les inventions de la rhétorique.
Mais il est plus juste de dire que saint Augustin
ne doit rien qu'à lui-même : cette théorie non
velle de l'éloquence, si grande et si féconde , est
sortie de son àme et de sa foi; à la hauteur où il
s'est élevé, tous les artifices des rhéteurs, toutes
les stériles et vaines distinctions de style ou de
genre se sont évanouis. L'instruction rempla-
çant la controverse; l'improvisation et ses sou-
daines illuminations, les lentes précautions de
l'exorde et de la disposition; le salut des âmes,
les intérêts de la terre ; les larmes, les applaudis-
sements , tels sont les conseils que saint Augustin
donne, ou plutôt les devoirs qu'il impose à l'ora-
teur : voilà ce qui fait l'originalité et la profon-
deur de son traité de la Doctrine chrétienne.
Pour avoir toute la théorie oratoire de saint
Augustin, il faut joindre au traité de la Doctrine
chrétienne , le traité : Sur la manière d'instruire
les catéchumènes. Augustin s'y propose de don-
ner à un diacre qui le consulte , des conseils sur
la manière d'enseigner les premiers éléments de
la religion à ceux qui désirent les connaître. Mais
ce but proposé , il a pour les délicats tous les mé-
nagements possibles. Ce qui révoltait les savants,
— 2G8 —
les philosophes, les orateurs , c'était la simplicité
de la science évangélique. Saint Augustin dit : « Si
ce sont des grammairiens ou des orateurs que vous
avez à instruire , il faut particulièrement leur ap-
prendre de quelle manière il faut écouter la pa-
role de Dieu dans l'Écriture sainte , de peur que
nos livres sacrés , tout solides qu'ils sont , ne les
dégoûtent sous le prétexte que le style n'est ni
enflé, ni pompeux, et qu'ils ne s'imaginent qu'il
faut prendre à la lettre tout ce que l'on y ren-
contre, sans se mettre en peine d'en chercher
la véritable intelligence, au travers des voiles
grossiers dont elle est enveloppée. Il faut même
leur faire remarquer combien est utile cette ma-
nière de proposer les mystères, qui ne sont
appelés mystères que parce qu'ils sont cachés.
Ils ont encore grand besoin qu'on leur fasse
comprendre que les paroles ne sont, en compa-
raison du sens, que ce que le corps est en com-
paraison de l'âme; qu'ils doivent mieux aimer
des discours pleins de vérité, que d'en entendre
qui n'aient que l'agrément de l'éloquence. » S'il
est plein de ménagements pour les habiles, saint
Augustin est plus indulgent encore et plus tendre
aux ignorants : « ,1'avoue, dit-il, qu'il n'y a rien
de plus ennuyeux et de plus rebutant pour un
homme dont l'esprit est vif, que d'enseigner
ainsi les premiers éléments de la religion à des
enfants qui manquent assez souvent d'ouver-
— 269 —
ture et d'attention. Mais est-ce cliose bien
agréable pour un père que de balbutier des
demi-mots avec son fils pour lui apprendre à
parler? cependant il en fait sa joie. » C'est la
première fois que la rhétorique donnait un tel
précepte et que le génie l'appliquait; la pre-
mière fois aussi quelle formulait celte définition
de l'éloquence : « La persuasion , la conversion
des mœurs, tel est l'unique but que se propose
l'éloquence chrétienne. » Aussi l'orateur ne doit-
il point songer à lui-même ; « et juger l'effet de
son discours non point par les applaudisse-
ments et les acclamations de l'auditoire , mais
par les larmes, les gémissements et le change-
ment de vie. » C'est le conseil que donnait aussi
saint Jérôme à INépotien : « Quand vous prêchez,
que ce soit dans la vue d'exciter non des ap-
plaudissements populaires mais de secrets gé-
missements; que les larmes de votre auditoire
fassent l'éloge de vos discours. Laissez aux igno-
rants leur flux de paroles , leur facilité à s'expri-
mer, qui n'en impose qu'aux sots. »
C'était pour Augustin un plaisir en même
temps qu'un devoir d'instruire le peuple qui lui
était confié ; mais son zèle et son génie furent
mis à de plus rudes épreuves; l'hérésie, sous
des formes diverses, avait envahi l'Afrique; ce
fut donc contre l'hérésie que se tournèrent sa
science et son ardeur. Nous venons de voir en
— 270 —
lui l'orateur, il faut maintenant considérer le
théologien.
Il y avait alors trois grandes hérésies, mani-
chéens, donatistes, pélagiens. Nous connaissons
les manichéens, nous n'y reviendrons pas. C'était
d'ailleurs les moins redoutables. Les donatistes,
au contraire , étaient de dangereux ennemis :
plus voisins du schisme que de l'hérésie , ils en
étaient par cela même plus à craindre pour
l'Eglise qu'ils compromettaient par une appa-
rente conformité avec ses doctrines.
Le donatisme était ancien : il remonte au se-
cond siècle; il se rattache a saint Cyprien ou
plutôt au schisme de Novat. Quand ce schisme
s'éteignit, les chrétiens, un moment égarés par
Novat, voulurent rentrer dans le sein de l'Église.
Fallait-il pour les y admettre de nouveau faire
reparaître sur leur front le signe qui en avait été
enlevé, en d'autres termes, fallait-il les re-
baptiser? Saint Cyprien le pensait; Rome, au
contraire , maintint par la bouche du pape
Etienne que le baptême des hérétiques était va-
lable. Cette question sembla s'éteindre et som-
meiller jusqu'au moment où prenant une autre
forme elle se réveilla plus vive et plus compli-
quée. Un évêque de Cases-Noires, en Numidie,
Donat, se sépara de la communion de Mensurius,
évêque de Carthage, qu'il accusait d'avoir livré
aux païens les saintes Écritures pendant la per-
— 271 —
sédition de Dioclétien. Son schisme, d'abord
obscur, éclala surtout en 311, au moment où
Cécilien fut élu à la place de Mensurius. On pré-
tendit que l'élection de Cécilien était irrégulière;
qu'elle avait été faite par des évêques traditenrs.
On reprochait aussi à Cécilien d'avoir empêché
les fidèles de porter des vivres aux confessseurs
détenus dans les prisons : ces accusations étaient
calomnieuses; Cécilien n'en fut pas moins dé-
posé par les factieux réunis à Carthage, au
nombre de soixante - dix ; Majorin fut élu à sa
place. Osius prit la défense de Cécilien. Les do-
natistes s'en indignèrent; du schisme ils se pré-
cipitèrent dans l'hérésie, et dans une hérésie
furieuse. Ils avaient trouvé un nouveau chef,
éloquent , de mœurs austères , et avec l'extérieur
d'un inspiré : ce fut le second Donat, élu par un
parti évêque de Carthage, après la mort de
Majorin. C'est de lui que les donalistes ont pris
leur nom. Ils allaient répétant partout que
l'Eglise avait péri, quelle ne subsistait plus que
sous leurs bannières, et faisant pour le schisme ce
queCyprien voulait faire contre lui, ils se mirent
à rebaptiser ceux que par violence ou par sé-
duction ils entraînaient dans leur erreur.
Ce schisme se divisa bientôt; il forma plusieurs
sectes, dont la plus ardente et la plus célèbre fut
celle des circoncellions. Vagabonds, abandonnés
à tous les excès ? renonçant à l'agriculture et à
. — 272
leurs foyers, voués au brigandage et aux crimes,
les circoncellions parcouraient , le fer et la
flamme à la main, les cités et les campagnes,
chantant louanges à Dieu : c'était là entre eux le
signal du meurtre. Poursuivis par les ordres de
l'empereur Constantin et vaincus, leur fanatisme
devint du délire ; ils eurent la passion du mar-
tyre, et pour être plus sûrs de l'obtenir ils s'atta-
quèrent non-seulement aux catholiques, mais
aux païens qu'ils troublaient dans leurs plus
grandes fêtes ; ils se jetaient au-devant des traits.
Le fanatisme religieux ne suffit pas, je crois, à
expliquer les résistances presque invincibles , la
fureur désespérée des circoncellions. Il me sem-
ble entrevoir dans cette faction religieuse un
parti politique qui dans sa haine se recrute et
s'arme d'une passion populaire ; qui invoque le
fanatisme à l'appui de l'indépendance nationale :
c'était une révolte contre l'autorité des empe-
reurs aussi bien que contre l'Église; c'est par
là que l'on peut s'expliquer la sévérité des peines
portées contre eux par les empereurs.
Les donatistes trouvèrent dans saint Augustin
un adversaire qui ne devait laisser ni un pré-
texte à leurs erreurs, ni une occasion à leurs
violences; car il se contenta de réfuter les pre-
mières, et contre les secondes il implora la clé-
mence et non l'appui du pouvoir impérial. S' éle-
vant au-dessus des différences et des subtilités de
— 273 —
la controverse , il cherche à réunir, à confondre
ces sectaires dans l'unité de la charité chré-
tienne; il s'écrie du fond de ses entrailles catho-
liques : « Vous êtes nos frères. Ils ont beau nous
dire : pourquoi nous cherchez-vous? Pourquoi
vous mettez -vous en peine de nous? répondons-
leur : vous êtes nos frères. Qu'ils nous disent ;
retirez-vous de nous ; nous n'avons rien de com-
mun avec vous. Mais pour nous, nous avons
bien des choses communes avec vous. Ne con-
fessons-nous pas un même Jésus -Christ avec
vous? Ne tenons-nous pas à un même corps
sous un même chef? Mais, disent-ils, pourquoi,
si je suis déjà perdu, pourquoi me cherchez-
vous? O folie! 6 exravaganee! eh! pourquoi
vous cherché -je, sinon parce que vous êtes
perdu? vous insistez : si je suis déjà perdu,
comment suis-je encore votre frère ? c'est afin
qu'on me dise de vous : votre frère était mort,
il est ressuscité ; il était perdu , et il est re-
trouvé. » Et dans un autre passage, combattant
la prétention des donatistes qui disaient que la
véritable Église était resserrée dans un petit coin
de l'Afrique ; « Notre père n'est pas mort sans
faire un testament; il Ta fait, ouvrons-le donc
ce testament ; j'y lis Dieu : son pire lui a
donné toutes les nations pour héritage, et les
extrémités du inonde pour toutes bornes à son
empire. De quelque coté que vous vous tour-
i 18
— 274 —
niez, tout appartient donc à Jésus-Christ. Mais
vous voulez posséder une portion de l'héritage ;
vous dérobez donc tout le reste à Jésus-Christ.
Nous avons été les trouver quelquefois pour leur
dire : cherchons la vérité ; trouvons-la ensemble.
Us nous répondent : gardez ce que vous avez ;
vous avez vos brebis, et moi les miennes; ne
vous mêlez pas de mes brebis , puisque je ne me
mêle pas des vôtres. Dieu soit loué! j'ai mes
brebis, il a les siennes; mais Jésus-Christ, qu'est-
ce donc qui lui appartient? qu'est-ce donc qu'il
a racheté? ces brebis sont-elles à vous? sont-elles
à moi? qu'elles soient donc à celui qui les a ra-
chetées, qui les a payées de son sang, qui les a
marquées de son sceau. Pourquoi donc ai-je
mes brebis et vous les vôtres? Si Jésus-Christ est
parmi vous, que mes brebis y aillent, puis-
qu'elles ne sont pas à moi ; et s'il est parmi nous,
que vos brebis y viennent , puisqu'elles ne sont
pas à vous. » Les faits ne démentaient point ces
paroles de douceur et de fraternité. Quand les
donatistes rebelles à toutes les concessions
comme à tous les raisonnements répondent à
saint Augustin par le meurtre d'un prêtre ,
Restitut, Augustin écrit au tribun Marcellin pour
implorer sa miséricorde en leur faveur : « Sou-
venez-vous, lui dit-il, que vous êtes un juge
chrétien, et qu'en faisant le devoir de juge,
vous devez aussi faire l'office de père. Que le
— 275 —
zèle qui vous anime à la punition des crimes, ne
vous fasse pas oublier ce que l'humanité vous
prescrit. Gardez dans le supplice la même dou-
ceur que vous avez gardée dans la question ,
puisqu'il est même plus important de découvrir
les crimes que de les punir. Travaillons à faire
entrer les donatistes dans la voie du salut, et à
les retirer de celle de la perdition; et pour cela
que chacun emploie ce qui dépend de lui, l'un
les discours des prédicateurs catholiques, l'autre
les lois des princes catholiques. »
Les hérétiques n'étaient pas la seule préoc-
cupation d'Augustin ; en dehors de l'Église , ou
dans l'Église même , il y avait des esprits
curieux et indécis , païens de bonne foi ou
chrétiens mal affermis qui pour éclaircir leurs
doutes avaient recours à la parole tolérante et
profonde d'Augustin. Ici, c'est un rhéteur païen
qui rendant justice au génie d'Augustin et à la
pureté de sa croyance , lui demande si , laissant
de côté les fables du paganisme , on ne peut ,
dans la variété des cultes, trouver l'unité de
Dieu aussi bien que dans la religion nouvelle ;
là, un disciple de Plotin qui veut faire accepter
à Augustin les intermédiaires surnaturels des
génies et des sacrifices expiatoires du néo-pla-
tonisme ; ailleurs, un philosophe qui le prie de
lui expliquer certains passages de Gicéron re-
latifs à des questions de morale et de métaphy-
— 2?6 —
sique. C'est enfin un païen qui, écho des vieilles
accusations portées contre les chrétiens, leur
impute les malheurs de l'empire. Augustin ré-
pond à toutes ces ouvertures , indiscrètes par-
fois, avec une douce urbanité et une grande
tolérance; mais quelquefois aussi avec une
finesse d'ironie et une certaine vivacité qui
vient moins de limportunité des questions que
de leur frivolité : il pardonne à l'erreur dans
Maxime; il n'excuse pas aussi volontiers la légè-
reté raisonneuse dans Dioscore.
Au milieu de ces occupations si diverses et si
nombreuses, et en même temps qu'il combattait
par les armes de la parole et par une sévérité
qui n'excluait pas la mansuétude chrétienne , et
les sectes qui troublaient l'Église et les philoso-
phes qui lui disputaient le privilège de la vérité ,
Augustin élevait à la religion un monument im-
mortel, et posait sur la terre les fondements de la
cité céleste. La Cité de Dieu est le plus célèbre
et le plus magnifique des ouvrages de saint Au-
gustin. Il nous apprend lui-même à quelle oc-
casion il le composa : « Rome ayant été prise et
saccagée par les Goths, sous la conduite de leur
roi Alaric , les païens rejetèrent ce malheur sur
la religion chrétienne et en prirent occasion de
blasphémer le vrai Dieu. Me sentant plein de
zèle de sa maison , je résolus de les combattre
par cet ouvrage. » La Cite de Dieu peut donc être
— 277 —
regardée d'abord comme la dernière et la plus
éloquente de ces apologies que les chrétiens op-
posaient à ces plaintes qui , nous l'avons vu ,
ne cessaient de leur imputer les calamités de
l'empire. Mais ce caractère d'apologie ne lui reste
pas longtemps ; bientôt Augustin passe de la dé-
fense à l'attaque, et ce qui n'était qu'une apo-
logie devient en réalité comme l'acte d'accusa-
tion et la sentence suprême du monde romain
qu'Augustin confond dans ses dieux , dans sa
gloire, dans sa philosophie. Ces dieux que les
apologistes chrétiens avaient depuis longtemps
détrônés, saint Augustin en montre à son tour
l'origine mortelle et souvent scandaleuse. Divi-
nités mensongères, que les Romains cessent de
leur attribuer des victoires qu'ils n'ont dues qu'à
leur courage , et une prospérité qu'ils devaient
aussi à leurs vertus , plus souvent à leurs bri-
gandages : vaine récompense d'ailleurs pour de
vaines vertus. Car ces vertus si vantées, la mort
de Lucrèce, le suicide de Caton, à quoi se rédui-
sent-elles dans leurs plus grands héros? Lu-
crèce, pourquoi s'est-elle poignardée? Pure, elle
devait vivre; souillée, elle ne mérite pas d'être
louée. Quant à Caton , ce suicide si prôné n'était
qu'un désespoir. Rome et les dieux ainsi condam-
nés , Augustin dans une éloquente apostrophe
appelle les Romains à embrasser le culte qui peut
seul, en les épurant, consacrer leurs vertus; à la
— 278 —
place de ces dieux qui ne furent jamais , il leur
montre le Dieu véritable, le Dieu qui élève,
abaisse et renverse les royaumes; qui, auteur et
dispensateur de la félicité, donne les royaumes
delà terre, non fortuitement et au hasard, mais
suivant Tordre des choses et des temps qu'il
connaît et que nous ignorons ; le Dieu entre les
mains de qui les Romains n'étaient que les in-
struments destinés à châtier les crimes des na-
tions. C'est dans ces passages que saint Augustin
ébauche cette philosophie chrétienne de l'his-
toire que Bossuet doit achever.
Tandis qu'en dehors de Dieu et dans les té-
nèbres de l'idolâtrie, la société ancienne , Assy-
riens, Grecs, Romains, marchait dans l'erreur,
la corruption et l'injustice , un peuple suivait les
voies de la justice et de la vérité : peuple choisi
de Dieu pour être ici-bas le dépositaire de sa loi,
l'acheminement à l'Église ou cité de Dieu, et jus-
que-là sa figure visible ; ce peuple, c'est le peuple
hébreu. Mais le peuple hébreu lui-même n'est
qu'une image incomplète, une ombre de la cité
céleste. Entre la cité de Dieu et la cité des
hommes, la véritable distinction, c'est la chair
et l'esprit : qui vit selon la chair, est de la cité
terrestre ; de la cité céleste, qui vit selon l'esprit;
en d'autres termes encore , il y a ici-bas deux
amours qui font toutes choses : l'un, l'amour de
soi-même porté jusqu'au mépris de Dieu, et c'est
— 279 —
la vie terrestre ; l'autre- est l'amour de Dieu
poussé jusqu'au mépris de soi-même ; c'est la cité
de Dieu. Ces deux villes différentes sont formées
par deux différents amours : l'amour de Dieu
fait Jérusalem ; l'amour du siècle fait Babylone.
Que chacun s'interroge, et se demande où tend
son amour ; et il connaîtra de laquelle des deux
cités il est citoyen ; s'il trouve qu'il soit citoyen
de Babylone, qu'il arrache la cupidité de son
cœur, et qu'il y plante la charité. S'il trouve,
au contraire , qu'il soit citoyen de Jérusalem ,
qu'il tolère sa captivité, et qu'il espère sa liberté.
« Il n'y a qu'une ville et une ville, un peuple
et un peuple, un roi et un roi. Que veut dire
ceci , une ville et une ville ? une ville , qui est
Babylone, l'autre , qui est Jérusalem. Quelques
autres noms mystérieux qu'on leur puisse donner,
ce n'est néanmoins qu'une ville et une ville ; une
ville qui a pour roi le démon ; l'autre, qui a pour
roi Jésus-Christ. Tous ceux qui n'ont de goût
que pour les choses d'ici-bas ; tous ceux qui pré-
fèrent à Dieu les faux plaisirs de la terre et non
ceux de Jésus-Christ, appartiennent à cette ville
unique, qui est appelée mystérieusement Baby-
lone, et qui a le démon pour roi. Tous ceux, au
contraire, qui n'ont plus de goût que pour les
choses du ciel, qui ont toujours l'esprit appliqué
aux biens éternels, qui vivent en ce monde dans
une sainte inquiétude et avec une crainte con-
— 280 —
tinuelle d'offenser Dieu; qui sont humbles et
doux, qui sont justes, saints et purs, tous ceux-
là appartiennent à la ville unique qui a Jésus-
Christ pour roi. Ces deux villes sont maintenant
mêlées et confondues l'une dans l'autre; elles
ne seront séparées qu'à la fin du monde; elles
se font une guerre continuelle, lune pour l'ini-
quité , l'autre pour la justice ; l'une pour la
vanité, l'autre pour la vérité. Tolérez l'une,
soupirez après l'autre. Mais comment peut- on
maintenant discerner ces deux villes? les séparer
l'une de l'autre? Elles sont confondues et mêlées;
et depuis le commencement du monde, elles
marchent ensemble dans une confusion qui du-
rera jusqu'à la fin du siècle. Mais Dieu nous les
fera connaître un jour, lorsque mettant Jérusa-
lem à sa droite et Babylone à sa gauche , il dira
à la première : Venez, vous que mon père a
bénie; et à l'autre, allez au feu éternel. »
Voilà donc et la cité de Dieu et la cité des
hommes. Jamais encore la séparation du monde
romain et du monde chrétien, de la matière et
de l'esprit, n'avait été faite avec une telle har-
diesse ; jamais Rome plus hautement condamnée
dans ses dieux, dans ses conquêtes, dans ses
sciences; on le sent : l'ouvrage d'Augustin est
l'oraison funèbre du monde ancien en même
temps qu'il est l'annonce éclatante du monde
nouveau; voici bien en effet le règne du spiri-
— 281 —
tualisme, le règne de la cité céleste, qui est
{'Église. Rome, la Rome de César, n'est plus;
mais au moment où elle périt, une Rome nou-
velle paraît : pour elle commence un autre em-
pire.
L'évêque d'Hippone avait un ami auquel sont
adressées quelques-unes de ses lettres les plus
importantes; ami dont il avait demandé et ob-
tenu l'appui , quand sa tolérance chrétienne in-
tercédait pour les donatistes; cet ami, c'était le
gouverneur même de la province d'Afrique ,
c'était le comte Boniface. Boniface, affligé de la
perte de sa femme , avait songé à entrer dans
la vie religieuse et demandé à ce sujet les avis
d'Augustin qui lui avait conseillé , tout en sui-
vant la loi chrétienne, de rester dans le monde
où il pouvait être plus utile. Boniface goûta cet
avis, et se reprenant au monde, il épousa quelque
temps après une nièce de Genséric , roi des
Vandales établis en Espagne. Boniface était déjà
mal vu à la cour de Ravenne ; cette alliance
augmenta les défiances que la calomnie avait
éveillées contre lui. La cour de Ravenne le des-
titua donc, et sur son refus d'obéir le fit décla-
rer ennemi de l'empire. Dans son ressentiment
de cette injure, Boniface prit les armes, et asso-
cia les Vandales à sa vengeance : au printemps
de l'année 428, ils passèrent en Afrique, où ils
exercèrent d'affreux ravages. Rappelé à son de-
— 282 —
voir par les remontrances d'Augustin , Bonifaee
voulut en vain mettre un terme à leurs fureurs,
et moins heureux dans son repentir qu'il ne l'a-
vait été dans sa défection , successivement vaincu
et repoussé , il vint avec les débris de ses troupes
chercher un refuge dans Hippone. Les barbares
l'y suivirent et l'y assiégèrent. Augustin partagea
les périls de son troupeau; mais l'âme brisée par
le spectacle de tant de maux, il succomba à l'âge
de soixante-treize ans.
Augustin est le dernier et le plus grand des
Pères de l'Église. Métaphysicien profond, ora-
teur pathétique et populaire, théologien invinci-
ble, infatigable controversiste, historien original,
il a sondé tous les problèmes de la philosophie,
fixé les règles de la morale chrétienne , combattu
les hérésies, arrêté le dogme comme la discipline
avec une suprême autorité : enfin à tous ces tra-
vaux il a mis le sceau de son génie et de sa foi, en
élevant sur les débris du paganisme la cité nou-
velle, l'Eglise. Cette vie si pleine et si soutenue
ne fut cependant pas uniforme. 11 y a trois âges
dans la carrière d'Augustin. Le premier, quand
il entrevoit et cherche au milieu des égarements
de sa jeunesse la vérité que son cœur appelle ; le
second, quand l'ayant aperçue et saisie, il s'y
attache, s'y voue par la sévérité de ses éludes et
la consécration du sacerdoce ; le troisième enfin,
lorsque devenu évêque d'Hippone, il se livre
— 283 —
tout entier à la défense et à l'instruction de son
troupeau. Ces trois âges se marquent à des diffé-
rences sensibles dans sa pensée et dans son style.
D'abord, c'est à la philosophie, éclairée, il est
vrai , d'un rayon de la foi , mais à la philosophie
pourtant qu'il demande la vérité : c'est le temps
des Soliloques , de Y ordre, de la vie heureuse.
Puis sans répudier la philosophie , il ne l'accepte
plus que par souvenir; il la place au second
rang; il écrit alors les Mœurs de l'Eglise et la
Vraie religion; il répond à Maxime et à Longi-
nien : c'est son second âge. Enfin il a rompu avec
la philosophie ; il est évêque alors : il ne recon-
naît , il ne prêche que la science divine ; il est
théologien. C'est le dernier effort de ce travail
continu de sa pensée et de son âme pour trou-
ver Dieu et la vérité; il s'y tient et s'y renferme.
Les spéculations métaphysiques qui l'avaient pu
aider et soutenir dans le passage de l'erreur à la
foi, ces spéculations qui lui pouvaient encore
servir à la seconde période, de la hauteur où il
est placé il les dédaigne alors. Ce troisième âge
de la pensée d'Augustin a son expression précise
et éclatante dans le manuel qu'il adresse à Lau-
rent : ce traité est le résumé de sa foi, et comme
le dernier mot d'Augustin.
A ces trois âges de sa pensée répondent trois
caractères particuliers de style. Dans les ou-
vrages philosophiques, le style d'Augustin a de
— 284 —
l'élégance, de la vivacité et une pureté remar-
quable ; dans les ouvrages qui tiennent à la mo-
rale et à la doctrine chrétienne en même temps
qu'à la philosophie, il n'a plus déjà la même
correction, le même naturel. Les nouvelles idées
qu'il exprime se refusent quelquefois à une ri-
goureuse exactitude; on sent qu'Augustin a be-
soin de créer cette langue théologique dont il
est resté le modèle. A son troisième âge , cette
langue, il la parle uniquement : il parvient à
soumettre cet idiome latin moins rebelle à la
théologie qu'il ne l'avait été à la philosophie,
même sous la main de Cicéron. Cependant sous
la plume d'Augustin, la langue latine est quel-
quefois obscure , subtile , roide ; elle résiste à le
suivre dans les distinctions profondes où il la
conduit; elle s'épouvante à ces questions de la
grâce, du libre arbitre, où le génie grec , lui, est
si souple et si à son aise.
Ces teintes diverses du style et de la pensée
d'Augustin se marquent aussi dans ses senti-
ments. Si pendant longtemps Augustin conserve
avec des païens des relations bienveillantes ; si ,
une première fois, il répond avec une indulgence
aimable et enjouée à un pontife qui lui expose
ses doutes; s'il entretient avec des sophistes
un commerce poliment affectueux, plus tard il
n'aura plus ces complaisances. Sa foi plus au-
stère , sans les proscrire , dédaignera ces disais-
— 285 —
sions oiseuses qui alors lui seront presque une
injure. Mais ces légères différences dans la vie
d'Augustin s'effacent et disparaissent dans l'ad-
mirable unité de l'œuvre qu'il a poursuivie et
accomplie ? et pour lui-même et pour l'Eglise :
pour lui-même , la recherche , la connaissance ,
la possession en Dieu de ce bonheur qu'il avait
cherché dans sa jeunesse , saisi dans son âge
mur et qu'il ne quitta plus; pour l'Eglise qu'il
munit et fortifia de tous côtés, la victoire défini-
tive sur le paganisme, le triomphe sur l'hérésie,
et cette puissance qu'il assit sur des fondements
si solides que le moyen âge tout entier pût s'y
appuyer, et le xvne siècle aussi s'y retrancher
et y vaincre.
CHAPITRE XIV.
LE PiXAGlANISME.
Dans l'examen que nous avons fait des écrits
de saint Augustin , nous n'avons point compris
plusieurs ouvrages qui occupent une grande
place dans ses œuvres et dans sa vie et se rat-
tachent à une des questions les plus graves du
dogme chrétien , le pélagianisme ; il en faut par-
ler maintenant.
L'auteur de cette hérésie, Pelage, était né dans
la Grande-Bretagne; son origine était petite. Con-
sacré à la vie monastique, pendant longtemps
Pelage s'y distingua par une éminente sainteté.
Ce serait , dit-on , dans les ouvrages d'Origène
qu'il aurait puisé le germe de ses erreurs qu'il
commença à répandre au sein même de Rome
où pendant longtemps il habita , d'abord par des
écrits, des discours et des discussions particu-
lières , mais sans bruit toutefois et avec précau-
tion : saint Augustin , qui alors ne connaissait de
Pelage que sa piété, lavait en grande estime.
Ce bon accord ne devait pas durer. Dans une
prière, saint Augustin sadiessanl à Dieu s'était
— 287 —
écrié : « O Dieu ! veuille ce que tu me donnes et
donne-moi ce que tu veux : « Da quod jubés , et
jubé quod vis. » Pelage , devant qui ses paroles
furent redites à Rome, par un évêque qui les
avait entendues de la bouche de saint Augustin ,
ne les put supporter. Quelque temps après il fit,
en 41 0, un voyage en Afrique. Etait-ce pour
s'assurer auprès de saint Augustin lui-même de
l'exactitude des paroles qui lui avaient été rap-
portées ? Était-ce pour répandre en Afrique sa doc-
trine qui devait y trouver de nombreux partisans
et qui déjà sans doute en comptait quelques-uns?
Cette dernière opinion est plus probable. Toute-
fois, Pelage ne fit en Afrique qu'un très-court sé-
jour; saint Augustin, occupé alors à ses conféren-
ces avec les donatistes, ne le vit que deux fois.
Si court qu'eut été ce séjour de Pelage en
Afrique, il n'avait pas été stérile. En effet, à
peine a-t-il quitté Cartbage, que ses disciples se
multiplient et se déclarent avec une hardiesse
qu'ils avaient eu soin d'éviter jusque-là, et bien-
tôt sa doctrine trouve pour la répandre et la
prêcher un homme actif et habile, un Breton
comme lui, mais homme plus violent, avocat
habitué aux luttes du barreau , Célestius.
Célestius se rendit en Afrique , portant en
quelque sorte la guerre au cœur même de l'É-
glise que gouvernait saint Augustin. De son coté,
Home pour le combattre envoya le diacre Pau-
— 288 —
lin. Célestius soutint contre Paulin une discussion
publique, où il fut condamné. Contrairement au
sentiment de l'Église, Célestius prétendait que
le pécbé d'Adam n'avait nui qu'à lui-même, et
non au genre humain , et que les enfants qui
naissent , sont dans le même état où était Adam
avant sa chute; en d'autres termes, Célestius
niait le péché originel, et par conséquent la ré-
demption.
Jusque-là Pelage n'avait point pris part à ce
débat. Cependant sa doctrine allait s'étendant;
d'Afrique elle avait passé en Asie. En quittant
l'Afrique , Pelage s'était rendu en Palestine.
Saint Jérôme l'avait d'abord bien accueilli ; mais
ensuite , croyant reconnaître dans Pelage des
opinions analogues à celles d'Origène qu'il ve-
nait de combattre avec tant de vivacité en la
personne de son traducteur , de Ruffin , il lui
devint aussi contraire qu'il lui avait été bienveil-
lant. Sa solitude de Bethléem en fut troublée; et
dans ce champ clos pacifique se livra un rude
combat , où le principal champion fut un Espa-
gnol, Orose, que nous retrouverons. Jean,
évêque de Jérusalem, penchait pour Pelage; il
le fit , quoique laïque , asseoir parmi les prêtres
au concile de Jérusalem , qui reconnut l'ortho-
doxie de Pelage. Sur les vives réclamations
d'Orose, on convint décrire au pape, à Inno-
cent : Innocent se prononça contre Pelage.
— 289 —
Cette victoire du clergé d'Afrique sur Pe-
lage fut courte. Innocent mourut , et son suc-
cesseur Sozime prit parti pour Pelage ; mais
saint Augustin en appela du pape à l'empe-
reur Honorius. L'empereur par un rescrit con-
damna Pelage ; et Sozime revenant sur sa pre-
mière décision confirma cette sentence. Quelques
années après le péiagianisme devait être solen-
nellement condamné au concile œcuménique
d'Éphèse.
Telle est l'histoire du péiagianisme; il faut
maintenant en chercher le sens. On voit quelle
est la gravité de la question : elle a ses racines
dans les profondeurs mêmes de la pensée hu-
maine; ce n'est rien moins que l'éternel et ter-
rihle problème du libre arbitre et de la prédesti-
nation , des œuvres et de la grâce. L'homme
déchu par le péché originel conservera-t-il
encore dans son infirmité assez de force pour
se sauver par lui-même ; ou bien , impuissante
et viciée à sa source, la volonté ne peut-elle rien
sans la grâce? C'était là entre saint Augustin et
Pelage un abîme.
Pelage ne niait pas la grâce ; mais il préten-
dait que nous devons à Dieu moins la grâce de
bien faire que la grâce de faire, reconnaissant
ainsi une action surnaturelle , un secours immé-
diat de Dieu, mais secours extraordinaire qui
était donné à l'homme selon ses mérites. Celte
i d9
— 290 —
grâce, pour l'obtenir, l'homme la doit mé-
riter; par lui-même il peut résister au mal,
et, s'il résiste, la grâce viendra l'aider à ter-
miner la lutte. Saint Augustin n'admettait pas
cette action que par son initiative l'homme
pouvait en quelque sorte avoir sur la distri-
bution de la grâce. ïl voulait que la grâce pré-
cédât la pensée et la dominât*, en un mot, il
supprimait la liberté humaine que voulait ré-
habiliter Pelage.
Pour combattre cette doctrine de Pelage ,
saint Augustin composa avec une infatigable acti-
vité plusieurs ouvrages , entre autres, les deux
livres à Marcellin, sur le baptême des enfants, et
une lettre qui en forme comme le troisième
livre; un autre ouvrage, adressé encore à Mar-
cellin , sur l esprit et la lettre.
Mais dans ces ouvrages saint Augustin n'a-
vait pas donné toute sa doctrine; ce ne fut pas
Pelage qui lui en fit tirer toutes les consé-
quences ; ce fut une cause étrangère et en quel-
que sorte domestique.
Des moines , les moines d'Adrumète , prenant
à la lettre les doctrines de saint Augustin sur la
prédestination et la nécessité de la grâce pour
vouloir le bien , en avaient conclu que l'homme
ne pouvant faire le bien par lui-même, Dieu ne
le jugerait pas d'après ses œuvres. Saint Augus-
tin se hâta de leur écrire pour les tirer d'une si
— 291 —
grave erreur et composa à ce sujet son traité
de la ré préhension et de la grâce. Saint Augustin
y exprime dans toute sa rigueur le dogme absolu
de la grâce, m Dieu , dit-il , avant la création du
monde, a prédestiné les uns au salut, les autres
à la damnation; Dieu les pouvait perdre tous,
car tous sont également coupables en Adam ;
par bonté , il veut bien en sauver quelques-uns ;
il sauve ceux qu'il aime ; les autres , il les punit
dans sa colère. » Entraîné par l'ardeur de la dis-
cussion , Augustin s'avançait ainsi jusqu'à des
conséquences extrêmes où l'Eglise ne l'a point
suivi, et qui , ainsi qu'il arrive toujours, provo-
quèrent de son vivant même une réaction , le
semi-pélagianisme.
La Gaule surtout s'en émut; mais, en même
temps que des adversaires , elle donna à la doc-
trine d'Augustin deux ardents défenseurs , saint
Prosper et Hilaire : ils informèrent saint Augus-
tin de l'opposition que trouvait dans les Gaules
la rigueur de sa doctrine. Saint Augustin répon-
dit aux objections qui lui étaient faites par un
traité sur la prédestination des saints, qu'il
adressa à Hilaire et à Prosper, traité où sans
renier ses doctrines il les expose avec plus de
modération , revenant ainsi de lui-même , pour
ainsi dire , à cette juste mesure où s'est tenue
l'Eglise et qui concilie, autant que faire se peut,
avec la grâce la liberté humaine : accord difficile
— 292 —
que chercheront de nouveau Arnauld et Pascal;
qui troublera Port-Royal et occupera , sans la
confondre, la calme et profonde intelligence de
Mme de Sévigné qui fera des traités sur la pré-
destination, sur le don de la persévérance , une
de ses plus intéressantes lectures.
Telle a été cette question si redoutable et si
agitée du pélagianisme. Si dangereuse pourtant
qu'ait été et qu'ait paru à l'Église la doctrine de
Pelage, à y bien regarder, elle l'était beaucoup
moins que les hérésies que jusque-là l'Eglise avait
combattues et dont elle avait triomphé. Voyez
en effet : le gnosticisme, ou niait le Christ, ou
même en le reconnaissant, le supprimait en
quelque sorte en le réduisant à n'être qu'un
mythe, un fantôme; l'origénisme, lui, reconnaît
le Christ, mais il l'amoindrit; Parianisme, issu
de l'origénisme , le sépare du Père auquel il le
fait inférieur. Dans le pélagianisme, rien de
semblable. Le dogme fondamental du christia-
nisme n'y est pas attaqué : c'est une simple
dissidence au sein de la foi ; ce ne lui est pas
une hostilité. Ainsi allaient s' affaiblissant les hé-
résies : négation du christianisme d'abord dans
le gnosticisme ; erreurs philosophiques dans
l'origénisme et Parianisme, elles ne sont plus
dans le pélagianisme et surtout le semi-pélagia-
nisme qu'une question d'accord entre la vo-
lonté de l'homme et la grâce , question que la
— 293 —
philosophie elle-même résout dans le sens chré-
tien ; car sans un don de la Providence , sans
une grâce, toute libre qu'elle est notre vo-
lonté ne pourrait accomplir le bien ; qui ne l'a
éprouvé ?
CHAPITRE XV.
SAINT PAULIN.
Le nom de saint Paulin se place naturellement
après les noms de Jérôme et d'Augustin avec les-
quels il entretint un commerce épistoîaire, qui
devint une vive et solide amitié.
On sait la vie de Paulin. Né à Bordeaux, en
353, d'une famille illustre et opulente, Paulin
fut disciple d'Ausone. Comme son maître, il se
distingua d'abord dans la carrière du barreau ,
parvint rapidement aux honneurs, et soutenu
par son talent et aussi par ses richesses, qui
étaient immenses, il fut nommé consul. Puis
tout à coup, saisi, au sein de ses richesses, de
sa puissance et de l'éclat de ses anciennes digni-
tés , d'un ennui profond , il demanda à la reli-
gion des consolations contre des sujets d'afflic-
tion qu'il avait eus, dit-il lui-même dans ses
Lettres, mais qu'il n'explique pas. Vers 389 ou
390, il résolut de s'ensevelir dans la retraite,
quitta sa patrie et se retira en Espagne, à Barce-
lone, pour embrasser le christianisme.
Paulin, ses études achevées, était resté l'ami
— 295 —
d'Ausone : rapprochés malgré la différence des
âges par le goût de la littérature et par une cer-
taine conformité de destinée; mais la poésie était
entre eux le lien le plus fort. Ausone ne put
donc voir sans une vive douleur et presque sans
irritation la religion enlever à la poésie le talent
facile et brillant de Paulin. Pour le détourner de
cette résolution de renoncer au monde et aux
lettres, il lui écrivit, de 390 à 393, une première
lettre où la plainte , douce et tendre , se mêle
encore à l'amitié et à l'espérance de conserver
Paulin aux muses.
« Nous secouons donc ce joug si léger à su-
bir, si facile à porter ensemble ! ce joug si pai-
sible et si doux , que ton père et le mien ont
traîné depuis leur naissance jusqu'à leur vieil-
lesse et qu'ils ont imposé à leurs pieux héri-
tiers, désirant qu'il durât jusqu'au jour éloigné
qui terminerait leur vie. Mais dût-il m'écraser,
seul j'accepte le fardeau tout entier; je ne tra-
hirai pas, tant que je vivrai, la foi d'une vieille
amitié , afin que cette chaste consolation gravée
dans mon souvenir me rende un jour le com-
pagnon qui m'a fui. Reconnais-tu ta faute, Pauli-
nus bien-aimé? car pour moi, ma foi est sûre; je
garde une immuable vénération à mon Paulinus
des anciens jours, et à cet esprit de concorde
qui animait mon père et le tien. » Dans une se-
conde lettre Ausone est plus vif et déjà un peu
~ 29G —
amer : u J'avais pensé que les plaintes de ma
première lettre auraient su te fléchir, Paulinus,
et qu'un tendre reproche t'arracherait une pa-
role, mais non : il semble qu'un serment sacré
t'enchaîne; tu as juré le plus profond silence,
et tu y persistes. » Ausone croit qu'une influence
importune empêche Paulin de répondre; et il
lui enseigne, pour échapper à cette surveillance
domestique mille artifices que l'on est étonné
de retrouver ici :
Si prodi , Pauline , times , nostraeque vereris
Crimen amicitiae, Tanaquil tua nesciat istud.
Cette Tanaquil, c'était l'épouse de Paulin, Thé-
rasia, qui en effet ne cessait de le porter à la
piété. Enfin, dans une dernière épître, donnant
un plus libre cours h ses reproches, il s'écrie :
«Voici la quatrième épître, Paulinus, qui te
retrace mes plaintes connues ; et en retour nulle
page de toi qui me rende ce pieux devoir ; pas
une lettre dont l'heureux début m'apporte la
formule d'un salut. » Et alors avec un goût dé-
testable et une malheureuse érudition mytholo-
gique , il lui prouve que tout dans la nature
répond à qui l'interroge : « Les rochers, les
bois, les rivages, ont une voix. L'airain de
Dodone tinte longtemps. Puis pour répondre,
un mot suffit; une seule voyelle servit de ré-
ponse aux Lacédémoniens; » et il termine par
■
— 297 —
une longue imprécation poétique contre cette
terre barbare qui retient son ami :
Hœcprecor! hancvocem, Bœotia carmina, Musa?,
Accipite, et Latiis vatem revocale Camenis.
Les lettres d'Ausone n'étaient point arrivées
exactement à leur adresse; Paulin n'avait reçu
les trois premières qu'au bout de quatre ans ; et
la quatrième, la dernière que nous avons citée,
arriva encore quelque temps après. Paulin fit aces
différentes lettres une seule et même réponse :
« Pourquoi m'ordonner, ô mon père, de
cultiver ces muses que j'ai répudiées? ils re-
poussent les muses , ils sont fermés à Apollon ,
les cœurs voués au Christ. Soutenu autrefois non
par une égale force mais par une même ardeur,
je m'unis à toi pour évoquer le sourd Pbébus de
son antre prophétique, pour appeler les muses des
divinités , pour demander à des forêts ou à des
montagnes le don de la parole, qui est un don de
Dieu. Tu m'accuses de manquer, depuis trois an-
nées entières, à ma patrie; d'avoir, dans mes
courses vagabondes, cherché un autre univers ;
et ta tendresse émue profère de pieuses plaintes.
Je bénis ces vénérables mouvements de ton cœur
paternel ; mais combien j'aimerais mieux , 6 mon
père, te voir demander mon retour à qui pour-
rait te l'accorder. Puis-je songer à revenir à
toi, quand tu exhales de stériles prières qui ne
— 298 —
s'adressent point au ciel ; quand , détourné de
Dieu, tu supplies les muses de Castalie? Non, ce
n'est pas avec ces divinités que tu me ramèneras
dans ton sein et dans ma patrie. Si tu as souci
de mon retour, regarde et prie celui qui de son
tonnerre ébranle les voûtes sublimes des cieux
enflammés; qui brille du triple feu de la foudre;
qui ne fait point gronder de vains murmures ;
qui est au-dessus de tout ce qui existe ; qui est
tout entier dans tout et partout; qui présent
en toutes choses gouverne tout; ce Christ qui
tient et meut les esprits; et si ses décrets sont
contraires à nos vœux, c'est par la prière qu'il le
faut ramener à ce que nous voulons. » Et à son
tour, il trace un pur et sévère tableau de la vie
nouvelle qu'il goûte ; il rappelle son maître à de
meilleures pensées ; et enfin , protestant contre
ce reproche que lui avait fait Ausone, d'être in-
fidèle à l'amitié héréditaire qui les liait, il s'é-
crie : « Ce joug, les mensonges de la malignité
ne l'ont point délié; l'absence et l'éloignement
n'ont pu le rompre. Jamais je ne le détacherai
de mon cœur, et mon âme sortira de mon corps
avant que ton image s'efface de mon esprit.
Oui, tant que je serai contenu dans ce corps qui
m'emprisonne, quelque monde qui nous sépare,
je te verrai par le cœur, je t'embrasserai pieuse-
ment par l'âme ; tu seras partout présent pour
moi; et lorsque délivré de cette prison du corps,
— 299 —
je m'envolerai de la terre , en quelque région que
me place le Père commun , là encore je te parle-
rai en esprit. » Ce fut le dernier adieu à l'amitié;
adieu plein de grâce et de douce tristesse.
En comparant les épîtres d'Ausone à la ré-
ponse de Paulin, on voit quelle supériorité don-
nent à la pensée de celui-ci sa foi nouvelle et ce
monde des esprits où déjà il aspire, « craignant,
si la trompette éclatante venait à retentir dans
les cieux entrouverts , de ne pouvoir s'élever
d'une aile légère dans l'espace à la rencontre de
leur roi et s'envoler au ciel parmi ces glorieux
milliers de saints qui légèrement balancés dans
le vide soulèveront d'un élan facile vers les
astres célestes leurs pieds dégagés des entraves
du monde, et mollement portés sur les nuages
s'en iront, au milieu des airs, rendre hommage
au roi céleste et rassembler aux pieds du Christ
adoré leurs brillantes phalanges. » Ce sont là de
neuves et chrétiennes images. Toutefois l'élève
d'Ausone n'a pas encore entièrement disparu;
on le reconnaît au luxe de la description, à l'abus
de l'esprit, aux souvenirs profanes de Cicéron
et de Virgile, et surtout à cette petite vanité poé-
tique qui le pousse à répondre, en trois mesures
différentes, aux lettres de son maître. Tel est, à
cette époque, l'état des esprits et de la société :
le paganisme y vit dans les habitudes, dans les
expressions, alors même qu'il ne règne plus dans
— 300 —
les âmes; l'imagination est souvent profane en-
core, quand la pensée ne Test plus; le spiritua-
lisme est dans les intelligences, la mythologie
dans les souvenirs; le bel esprit se mêle à la foi,
et le mauvais goût à la pureté et à l'élévation
des sentiments.
Paulin avait donc entièrement rompu avec le
siècle; il reçut le baptême de saint Delphin, évê-
que de Bordeaux , et fut , en 393 , ordonné prêtre
sur la demande du peuple de Barcelone. Un an
après, il partit pour l'Italie, et s'établit àINola, où,
après avoir vécu quinze ans dans la pauvreté et
la pénitence, il devint évêque.
A Nola, Paulin se trouvait en quelque sorte
sur la limite de l'Italie, et comme un intermé-
diaire naturel entre l'Afrique et l'Europe. Sa con-
version d'ailleurs, la renommée de sa piété et de
ses talents attirèrent bientôt sur lui la sollicitude
et l'affection des deux grands docteurs de l'Église
au ive siècle, Jérôme et Augustin. Jérôme l'en-
courage, le dirige dans l'étude des saintes Écri-
tures. Paulin , comme tous ceux qui passaient
de la littérature païenne à la littérature sacrée,
pouvait être rebuté quelquefois par la rudesse
énergique des textes sacrés. « Gardez, lui dit
Jérôme, que la simplicité et la bassesse apparente
du langage de nos livres sacrés ne choque votre
délicatesse; tout y est éclatant, même à la sur-
face; mais tout y est plus doux encore au fond;
— 301 —
pour goûter le fruit, il en faut percer l'écorce. »
Ailleurs, tempérant l'ardeur de sa foi nouvelle,
il le détourne de se rendre à Jérusalem, le louant
d'ailleurs d'avoir renoncé au monde. Docile à
ce conseil, Paulin resta dans le monde; là où,
comme le lui disait Jérôme, il pouvait être et
où il fut plus utile.
Nous n'avons jusqu'ici considéré dans Paulin
que le disciple et l'ami d'Àusone, le poète de-
venu chrétien ; il faut maintenant faire connaître
l'orateur.
Paulin fut appelé à prononcer le panégyrique
de Théodose. Nous n'avons de ce panégyrique
qu'une phrase, mais elle nous en donne tout le
plan et tout l'esprit : In Theodosio non impera-
torem, sed Chris il servum; nec regrio , sed fuie
principem prsedicamus . « Nous louons dans
Théodose non l'empereur , mais le serviteur du
Christ ; c'est à la foi et non au pouvoir que nous
apprécions le prince. » Ce point de vue nou-
veau qui subordonne la majesté impériale au
titre de chrétien , la puissance à la piété n'é-
tait point une vaine antithèse, et, s'il m'est
permis de le dire, une prétention intéressée de
l'Église. C'était la pensée, et j'ajouterai, le besoin
du monde à cette époque. Ce texte de Paulin,
Augustin l'a magnifiquement développé dans un
chapitre de la Cité de Dieu : « Nous appelons
heureux, dit-il, certains princes chrétiens, non
— 302 —
pour avoir longtemps régné et laissé après eux
leurs fils tranquilles possesseurs de leur cou-
ronne, ou pour avoir su vaincre ou déjouer les
ennemis qui s'élevaient contre eux. Nous les
appelons heureux, si leur pouvoir a été conforme
à la justice ; si, au milieu des hommages sublimes
et des basses complaisances qui les entourent,
leur cœur ne s'est point élevé ; s'ils se sont sou-
venus qu'ils étaient hommes; s'ils ont. fait ser-
vir leur puissance à étendre le culte de Dieu,
leur majesté à le rehausser ; si, lents à se venger,
ils sont prompts à pardonner; s'ils adoucissent
par la mansuétude et les bienfaits de nécessaires
rigueurs; et si, en tout cela, ils agissent non par
un vain désir de gloire, mais par cette charité
qu'inspire l'attente d'une éternelle félicité. » Tel
est le dernier trait de cette royauté chrétienne,
esquissée d'abord par Tertullien et achevée par
saint Augustin.
Jérôme a donné de grands éloges au panégy-
rique de Paulin : « Heureux, lui écrit-il, l'empe-
reur d'avoir rencontré un tel orateur! Vous avez
ajouté à la majesté de la pompe impériale. Cou-
rage, ô vertueux jeune homme! que ne promet
pas, pour un âge plus mûr, un début si écla-
tant. )) Et il vante l'ordre, l'enchaînement, la
solidité de ce discours.
Si l'on veut apprécier quelles étaient, en même
temps que la grandeur de sentiments qu'inspirait
— 303 —
à l'évèque chrétien cette pensée alors dominante
que la piété devait faire le caractère d'un prince,
les ressources que cette même pensée offrait à
l'éloquence, il faut comparer aux oraisons funè-
bres chrétiennes de Théodose les panégyriques
qu'en ont faits les auteurs païens , entre autres
Pacatus.
Nul prince n'a été plus loué que Théodose.
Augustin nous a vivement retracé dans ses Con-
fessions les inquiétudes dont il était tourmenté,
lorsque chargé de la chaire de rhétorique de
Milan il dut en cette qualité prononcer le pané-
gyrique de Théodose. Je doute que dans ce pa-
négyrique, Augustin eût rien rencontré qui ap-
prochât de cette magnifique peinture que nous
venons de lui \oir tracer de l'empereur chrétien.
Quand Théodose mourut, l'éloquence profane
ne manqua donc point à ses louanges, et ce fut le
plus célèbre rhéteur de ce temps, qui fut appelé
à les célébrer en public. Pacatus ne fut pas
au-dessous de cette tâche. Son style a de l'éclat
et du mouvement; il s'élève au récit des guerres
et des victoires de Théodose; et pourtant quel-
quefois l'intérêt languit : on dirait qu'une se-
crète influence frappe de froid son éloquence.
Elle ne se ranime cette éloquence, elle ne se re-
trouve naturelle et pathétique , que quand Pa-
catus touche à une de ces questions qui seules
alors préoccupaient et remuaient les âmes, à
— 304 —
une question religieuse; quand, saisi dune
jusle indignation, il flétrit, en louant la tolé-
rance de Théodose , la cruauté qui avait si
atrocement puni sur quelques malheureux Ter-
reur des priscillianistes.
Mais Féloge des princes était en quelque
sorte un tribut que l'éloquence chrétienne payait
aux puissants de la terre; ce n'était pas le texte
favori et fécond de ses inspirations ; ce texte ,
nous le savons de reste, c'était la charité, et
c'est là aussi que triomphe l'âme de Paulin.
On plaçait, à l'entrée des églises, des troncs
où la piété des fidèles déposait les aumônes des-
tinées à la subsistance des pauvres. Tel est le texte
d'une homélie célèbre de Paulin : De gazop/tj/a-
cio. « Du tronc. » Homélie où il a su, après tant
d'orateurs chrétiens , trouver de nouvelles et
éloquentes paroles pour exciter la charité « Les
pauvres vous attendent à la porte de l'église; les
yeux fixés sur vous, ils observent votre arrivée,
et suivent chacun de vos pas. Leurs voix tou-
chantes, affaiblies par la faim qui les presse,
vous adressent des vœux suppliants; elles im-
plorent de votre compassion quelque soulage-
ment à leurs misères. Ne les contraignez pas à
changer leurs prières en murmures; craignez
que leurs gémissements ne s'élèvent contre vous
auprès du père des orphelins, du protecteur des
veuves , du Dieu souffrant dans la personne des
— 305 —
pauvres. » On ne saurait trop admirer avec
quelle sagesse cette voix du pauvre qui toujours
en secret ou hautement s'élève contre le riche,
saint Paulin sait , en la détournant vers le ciel ,
la faire parler sans que la plainte touche à l'in-
sulte, le murmure a la révolte.
Nous avons vu que tout en résistant aux
prières d'Ausone qui le rappelait ou plutôt vou-
lait le retenir au culte des muses, Paulin par
une dernière faiblesse poétique non-seulement
lui avait répondu en vers , mais qu'à l'imitation
de son maître et comme en rivalité il avait em-
ployé des mètres différents pour lui signifier
ses adieux à la poésie. C'est que la poésie, en
effet, était au fond du cœur de Paulin; c'était
pour lui cette passion dont le sage même se dé-
pouille difficilement ; aussi n'y put-il renoncer;
mais ne la pouvant vaincre, il la sanctifia : sa
poésie fit partie de sa piété. Un de ses prédé-
cesseurs au siège épiscopal de Nola, saint Félix,
avait laissé un grand renom de vertu et une
grande puissance de miracles. Chaque année,
Paulin lui consacra un poème , et il renouvela
pendant quinze ans cette offrande poétique qu'il
savait rajeunir par la variété des mètres et la
vivacité inépuisable de l'émotion. 11 a aussi tra-
duit en vers quelques psaumes; et saint Augustin
trouvait que ces poésies de Paulin étaient douces
comme le miel et le lait, et propres à nourrir et
20
— 306 —
à charnier la piété des fidèies. Ces effusions poé-
tiques dans sainl Paulin n'enlevaient rien à ses
devoirs d'évêque ? qui alors étaient souvent en-
tourés de grands périls : c'était le temps de l'in-
vasion des Goths dans l'Italie. Nola fut prise
d'assaut; Févêque tomba aux mains des barba-
res; mais, frappés de sa vertu, ils lui rendirent
la liberté. Alors Paulin, comme un autre saint
Ambroise, employa les biens de l'Eglise à ra-
cheter les captifs et à soulager les maux de la
guerre : ce fut l'occupation de ses dernières an-
nées. La tolérance en lui s'alliait à la piété; aussi
quand il mourut, en 431 , juifs et païens s'asso-
cièrent-ils aux chrétiens dans d'unanimes re-
grets.
CHAPITRE XVI.
OROSE. SALVIEN.
Dans la grandeur de son plan et du point de
vue élevé où il s'était placé en contemplant la
cité de Dieu, Augustin n'avait pu descendre aux
détails ou s'y arrêter. Orose , son disciple , vint
se charger de cette tâche. Il le déclare tout d'a-
bord et dans les ternies les plus explicites de
respect et d'obéissance : il ne veut qu'apporter
quelques preuves particulières, quelques faits
nouveaux à la thèse si éloquemment, si magni-
fiquement soutenue et développée par saint Au-
gustin ; il s'attache à un point particulier, le re-
proche fait aux chrétiens d'être la cause des
maux qui depuis leur apparition affligent l'empire.
Entrant donc de suite en matière et remontant, il
le dit lui-même, au berceau du monde, Orose
reprend et suit à travers les siècles et les royau-
mes la longue et effroyable histoire des calamités
de tous genres qui ont désolé l'univers : c'est
un inventaire exact de tous les fléaux qui ont
écrasé l'humanité. Au milieu de ces souvenirs de
tristesse , de ces funèbres images , de ces débris
— 308 —
des empires, la pensée et le style d'Orose pren-
nent une teinte singulière de sombre énergie et
de vigoureuse précision : on dirait le génie et la
couleur anticipés de ces peintres de l'école espa-
gnole qui ont trouvé, pour exprimer les tortu-
res physiques et les douleurs morales, un coloris
si horriblement vrai et saisissant. Cette force de
conviction dans l'apologie qu'il fait, donne à
Orose un mérite qu'on ne s'attendait pas d'a-
bord à trouver dans un écrivain qui s'annonce
simplement comme le disciple fidèle , l'humble
annotateur, si je le puis dire, du grand ouvrage
de saint Augustin , qui se borne à en suivre pas
à pas les traces, à les adorer. Orose malgré ce
culte et cette soumission, a un caractère original ;
non qu'il exprime souvent des pensées autres
que celles d'Augustin, mais il les formule d'une
manière plus nette et plus précise; il les met
mieux en relief, il les accuse plus fortement.
Ainsi l'action de Dieu sur la destinée des empires
et particulièrement de l'empire romain qu'il a
fait servir à la préparation et à l'établissement
de la religion chrétienne, cette action nous sem-
ble mieux marquée dans Orose qu'elle ne l'est
dans saint Augustin.
11 est une idée qu'Orose n'a pas empruntée
à saint Augustin, et qui sous sa plume prend,
par un tour précis et vigoureux, un caractère
éclatant : c'est la pensée de l'unité morale
— 309 —
établie par le christianisme , unité qui de tous
les hommes ne doit faire qu'une même famille,
et de tous les empires qu'une même patrie.
Enfin comme écrivain , Orose a un mérite
rare dans les auteurs chrétiens : son ouvrage est
composé avec ordre , avec suite ; il en annonce
au début les principales divisions , les reprend
et les suit exactement dans les livres suivants.
S'il passe d'abord en revue les grands empires
de l'Orient ; s'il s'arrête quelque temps à la
Grèce, il a hâte d'arriver à l'empire romain,
sujet principal de sa thèse; il en esquisse l'histoire
à grands traits, avec des termes énergiques et où
l'on croit quelquefois reconnaître la vigueur et la
concision de Tacite; il la suit à travers les âges
et l'amène avec ordre et clarté jusqu'à ce mo-
ment où l'histoire de Home est celle du chris-
tianisme. Cette régularité un peu chronologique
de son ouvrage est animée par une pensée qui
déjà et souvent exprimée par les auteurs chré-
tiens se montre dans Orose avec des développe-
ments plus nets, une expression plus précise;
cette idée est l'idée du progrès par lequel, sous
la main de Dieu qui les dirige, marchent les em-
pires à l'accomplissement de la loi évangélique;
c'est-à-dire au règne de la justice, de l'égalisé,
de l'unité chrétiennes. Les peuples barbares eux-
mêmes qui maintenant ravagent l'empire, doi-
vent entrer dans cette unité. On dirait qu'ici
— 310 —
Orose entrevoit la face encore obscure du monde,
et que s'élevant au-dessus du trouble passager
qu'ils y apportent, il démêle dans la confusion des
peuples qui se chassent et se heurtent la future
harmonie du moyen âge par la double hiérar-
chie de l'Église et de la féodalité.
Un autre écrivain chrétien, Salvien, a aussi
repris, mais à un point de vue différent, la
pensée de saint Augustin. Les sept livres Sur le
gouvernement de Dieu sont le complément et
comme la conséquence logique de la Cité de
Dieu.
Jl y a dans le traité Du gouvernement de Dieu,
deux parties distinctes : Tune commune et phi-
losophique; l'autre chrétienne et neuve; la pre-
mière consacrée à réfuter les vieilles objections
contre la Providence, s'étend, sauf quelques
traits relatifs au véritable sujet, jusqu'au cin-
quième livre. Alors seulement Salvien saisit et
développe le véritable côté , le côté neuf de la
question; il n'est plus l'avocat un peu confus de
la Providence, qui n'en a pas besoin, mais l'in-
terprète inspiré de ses desseins sur îe monde ,
desseins dont les barbares sont les instruments.
Jusque-là les apologistes chrétiens s'étaient bor-
nés à montrer que le christianisme était étranger
aux malheurs de l'empire , Augustin et Orose
lui-même n'avaient pas été au delà de la dé-
fense : Salvien passe à l'attaque. Il ne garde plus
— 311 —
de ménagements envers la société païenne :
il applaudit hautement à la vengeance de rhu-
manité dans la destruction de l'empire. Sa pa-
role ardente brise le dernier lien qui rattachait
encore le monde païen au monde chrétien, et
rompt cette union adultère. Pourquoi le chri-
stianisme dissimulerait-il encore? n'a-t-il pas der-
rière lui qui le doit défendre i ces barbares qui
triomphent des princes et se soumettent aux
évêques. Augustin respectait encore le monde ro-
main ; Salvien le condamne sans pitié; il en mène
les funérailles, et sur son tombeau il entonne
un hymne en l'honneur des barbares qui Font
vaincu et détruit. Salvien ne continue pas sim-
plement la parole d'Augustin; il la met en pra-
tique.
Que fait saint Augustin dans la Cité de Dieu ?
D'un côté, il prononce l'oraison funèbre de la
société païenne; de l'autre, il annonce l'avé-
nement de cette société céleste qui a jusque-là
poursuivi obscurément sur la terre son pèleri-
nage, et à qui maintenant appartient, même
ici-bas, l'empire : c'est la proclamation du règne
futur de l'Église. Mais cette pensée, qu'Augustin
indique mystérieusement et qu'il ne présente
que sous des voiles et en un obscur lointain ,
Salvien la montre visible dans les faits. Dieu,
chez Salvien, prend possession du monde; la
cité de Dieu n'est plus comme dans Augustin,
— 312 —
un symbole; elle est une réalité: Dieu gouverne
par son Eglise.
Mais ce n'est pas des païens, même convertis,
que le christianisme peut attendre cette ère nou-
velle. Il lui faut des âmes plus pures et des esprits
plus dociles : il lui faut les barbares. L'exaltation
des barbares, mis au service de l'Église, tel est le
texte des paroles éloquentes de Salvien.
On lui a reproché cette préférence donnée
aux barbares sur les Romains, cette absence de
nationalité qui lui fait applaudir à la chute de
l'empire. Gibbon s'en indigne , et en accuse le
christianisme. Ces reproches sont -ils fondés?
Y avait-il pour un Gaulois, pour un sujet de
l'empire obligation de lui rester fidèle ? Pour
juger cette question, il suffit d'examiner l'état
de la Gaule. Accablée d'une nuée de fonction-
naires qui s'abattaient sur elle comme sur une
proie, elle n'avait plus conservé que le droit de
payer sa servitude. Ce que le fisc épargnait , la
vénalité de la justice l' épuisait. La Gaule déjà ne
faisait plus que soutenir, que nourrir le cadavre
de l'empire. Si encore ces Romains qui dévorent
la Gaule, savaient la défendre; non; aussi lâches
qu'ils sont avides , ils ne savent que fuir devant
l'ennemi. Et, remarquez-le bien : le patriotisme
qui ne se trouve plus chez les Romains, où s'est-
il réfugié? dans l'âme du prêtre chrétien. Qui
proteste contre celle dégradation ? qui se montre
O I «j
jaloux de l'ancienne gloire du nom romain?
C'est Salvien. Pourquoi ces censures si âpres des
vices romains? C'est que ces vices ont fait l'es-
clavage de la Gaule; oui, on n'en peut douter,
Salvien porte en lui le poids d'une âme romaine.
« Rougissez, peuples romains, rougissez de votre
vie. Il n'est presque pas de villes qui soient
exemptes de turpitudes, excepté les villes où les
barbares ont établi leur domination. Et nous
nous étonnons de nos malheurs , nous qui
sommes si impurs! nous nous étonnons d'être
surpassés en force par nos ennemis quand ils
nous surpassent en vertu : qu'on se le persuade
bien, ce qui nous a vaincus, c'est le dérèglement
de nos mœurs. » Mais il loue les barbares? nul
avant lui, même parmi les païens, ne lavai t-ii
fait? Le sentiment qui inspire à Tacite de pré-
senter à ses contemporains comme un contraste
et une censure la peinture des mœurs des Ger-
mains, est-il bien loin de celui qui fait de Sal-
vien le panégyriste des barbares? Ainsi c'était
déjà faire sentir au plus romain des historiens
latins cette mystérieuse et puissante vertu des
peuples barbares qui devaient, renouvelant le
vieux sang romain, préparer la vie énergique
et féconde du moven âge.
Ne craignons pas de le dire : Salvien avait rai-
son contre l'empire romain qui dévorait les
Gaules; raison contre les chrétiens, Gaulois ou
— 3U —
Romains, qui avaient changé de culte sans chan-
ger de mœurs; raison enfin contre cette société
cruelle et corrompue qui dans les amphithéâtres
de Trêves et de Cologne , que doivent renverser
les barbares, jetait encore à des animaux féroces
les entrailles humaines : dernière volupté du sang
où s'enivrait le paganisme mourant.
CHAPITRE XVII.
LA LEGENDE CHRETIENNE.
La légende est une œuvre originale du génie
chrétien. Née au désert, elle en a le merveilleux;
c'est, à proprement parler, la vraie poésie du
christianisme.
Jérôme en a écrit les premières pages. On lui
doit la monographie de trois solitaires : Paul, Hi-
larion, Malchus. Dans ces pieuses monographies
on respire, pour ainsi dire , la paix et le parfum
du désert ; on sent que Jérôme y laisse percer
ses sentiments et ses impressions personnelles ;
quelquefois même il se met en scène de la ma-
nière la plus vive et la plus pittoresque. Ainsi ,
dans une espèce d'épilogue qui termine la vie de
Paul, il s'écrie : « Paul gît recouvert d'une vile
poussière pour ressusciter dans la gloire , et les
marbres fastueux de vos tombeaux pèsent sur
vous , qui devez brûler avec vos richesses ; épar-
gnez-vous ! Grâce ; épargnez du moins ces ri-
chesses que vous aimez tant? Pourquoi envelop-
per dans des vêtements d'or jusqu'à vos morts
eux-mêmes ? Pourquoi votre ambitieuse vanité
— 316 —
ne s'éteint-elle pas au milieu du deuil et des
larmes ? Les cadavres des riches ne sauraient-ils
donc pourrir que dans la soie ? — Je t'en con-
jure , qui que tu sois , toi qui lis ceci , souviens-
toi du pêcheur Jérôme , lequel , si Dieu lui en
donnait le choix , préférerait de beaucoup à la
pourpre des rois , avec les supplices, la tunique
de Paul , avec ses mérites. »
La Fontaine , dans un mouvement d'un re-
pentir qui ne dura pas , a mis en vers la Capti-
vité de saint Malc. Dans une invocation à la
Vierge, il s'écrie :
Mère des bienheureux , Vierge , enfin je t'implore ;
Fais que dans mes chansons aujourd'hui je t'honore,
Bannis-en les vains traits, criminelles douceurs
Que j'allais mendier jadis chez les neuf Sœurs.
Ce sujet est digne en effet de la poésie : « Un
jeune homme et une jeune et belle vierge ont
tous deux fait vœu de chasteté. Tous deux d'un
rang élevé, ils deviennent esclaves par le sort
de la guerre et sont envoyés dans un désert
pour y garder les troupeaux. Pour obéir à leurs
vœux sacrés , ils résistent aux désirs qui les
consument, à tout ce que l'amour peut offrir
de tentations sous un climat bridant , dans la si-
lencieuse solitude du désert , quand rien ne les
peut distraire du charme irrésistible qui les en-
traîne l'un vers l'autre , quand rien ne s'oppose
a leur ineffable bonheur, rien , sinon la crainte
— 317 —
d'offenser le Dieu qu'ils adorent. Mais ils se
voient soumis à des épreuves plus difficiles en-
core. Pour éviter la mort dont ils sont menacés,
il leur faut feindre un hymen qu'exige un maître
avare et cruel qui veut multiplier le nombre de
ses esclaves. La même couche reçoit et l'amant
et l'amante ; ils s'exhortent mutuellement à une
résistance qui paraît impossible. Au moment où
le jeune homme a pressé contre son sein la
vierge , dans l'espérance de lui faire partager le
délire auquel il est en proie, elle résiste, et son
éloquence toute divine triomphe de celui qui la
contemple avec délices et qui l'accuse avec ad-
miration. Alors tous deux , à genoux , enlacés
dans les bras l'un de l'autre, lèvent au ciel leurs
yeux baignés de pleurs et reportent vers Dieu
ces sentiments d'amour dont leurs cœurs sont
embrasés. Cependant la nature trop faible suc-
comberait à tant de tourments : ils fuient en-
semble , sont poursuivis , s'élancent dans la ca-
verne d'une lionne furieuse qui allaitait ses
petits. Par un miracle inattendu, l'animal féroce
les protège et met en pièces l'Arabe dont le ci-
meterre, déjà lancé sur eux, allait leur donner la
mort. Enfin , après avoir échappé à mille dan-
gers, ils arrivent à une bourgade chrétienne, se
disent un éternel adieu, et, fidèles aux vœux
qu'ils avaient formés , ils se renferment pour
toujours dans des cloîtres différents et deman-
— 318 —
dent à Jésus-Christ, au pied des autels, la céleste
récompense d'un si douloureux sacrifice. » Cette
analyse , un peu apprêtée de style , mais exacte
pour les faits que nous empruntons à M. Walc-
kenaèr, montre que le sujet de Malchus était
très-favorable à la poésie; mais il convenait
peu au génie de La Fontaine , qui en a fait une
pastorale au lieu d'un drame. « Je voudrais que
cette idylle , dit-il dans sa dédicace au cardinal
de Bouillon , outre la sainteté du sujet , ne vous
parût pas entièrement dénuée des beautés de
la poésie. » Ces beautés y brillent peu, et ce ne
sont pas celles du sujet. Beaucoup de descrip-
tions , des vers tels que ceux-ci :
En des lieux découverts notre bergère assise
Aux injures du haie exposait ses attraits ,
Et des pensers d' autrui se vengeait sur ses traits.
O vous , dont la blancheur est souvent empruntée ,
Que d'un soin différent votre âme est agitée
font souvent de cette légende pieuse une pasto-
rale, où l'on retrouve parfois le vers facile, mais
mondain de La Fontaine , et ces criminelles-
douceurs dont il savait trop peu se défendre. Et
quand à la fin de ce poëme, il ajoute :
Jérôme en est témoin , ce grand saint dont la plume
Des faits du Dieu vivant explique le volume ,
Il vit Malc , il apprit ces merveilles de lui ,
Et mes légers accords les chantent aujourd'hui.
Qui voudra les savoir d'une bouche plus digne
Lise chez d'Andilly cette aventure insigne ,
— 319 —
il exprime lui-même un jugement vrai sur cet
essai de poésie religieuse ; pour un tel sujet ses
accords sont un peu légers.
Ruffin nous a aussi laissé, sous le titre de Vies
des Pères du désert , d'intéressantes, de pieuses
légendes. Pendant un long séjour en Egypte, il
avait été témoin des merveilles qu'il racontait ,
et il en a tracé des tableaux dont les couleurs
moins vives que celles de Jérôme ont , dans
l'élégance du style et la douceur des sentiments,
un charme particulier.
Cette renommée des moines d'Orient dont
Jérôme et Ruffin ont été les témoins et les his-
toriens, ne tarda pas à se répandre en Occi-
dent et à y exciter une vive admiration. Deux
hommes , par leurs écrits , l'accrurent encore :
ce furent Sulpice Sévère et Cassien.
Né en Aquitaine, vers 363, Sulpice Sévère se
lia d'une étroite amitié avec saint Paulin. Comme
lui , riche et d'une famille noble, Sulpice Sévère,
à son exemple , vendit ses biens et en distribua
le prix aux pauvres , ne se réservant qu'une pe-
tite terre. Là , tout entier à la religion et à l'é-
tude , il menait cette vie pauvre mais calme et
pieusement occupée dont saint Paulin , dans
une de ses lettres , nous a laissé une touchante
description. Dans cette retraite , Sulpice Sévère
composa plusieurs ouvrages, dont les princi-
paux sont : la Chronique , ou Abrégé de ïldstoire
— 320 —
sacrée , et les Dialogues sur la vie des soli-
taires.
Augustin avait consacre les derniers livres de
la cité céleste à l'histoire du peuple de Dieu ; Sul-
pice Sévère en l'abrégeant reprend cette histoire
où la finissait saint Augustin ; il en fait l'intro-
duction de cette autre histoire à laquelle en ef-
fet elle devait aboutir, l'Histoire de l'Eglise.
Cet abrégé de Sulpice Sévère est d'une préci-
sion pleine de vigueur et d'élégance. Dominé
par cette pensée qui venait de saint Augustin ,
que les événements humains se ramènent tous
et concourent aux desseins de Dieu sur son
Église, Sulpice Sévère sait y rattacher tous les
faits , tous les détails avec une remarquable
habileté : Bossuet lui doit beaucoup pour le
plan et l'unité de son Histoire universelle. Imi-
tateur de la brièveté de Salluste, qu'il aime à
citer, Sulpice Sévère reproduit souvent les sou-
venirs de la littérature profane; et à la vigueur
de quelques-uns de ses traits, à la profondeur de
certaines pensées, on croirait, comme dans Orose,
moins reconnaître la propre pensée de l'écrivain
que la pensée et les expressions de quelque grand
historien de l'antiquité. Du reste, Sulpice Sé-
vère lui-même fait , avec beaucoup de désinté-
ressement , l'aveu de ces emprunts : « Je ne
ferai pas difficulté d'avouer, dit-il dans la pré-
face, que je me suis beaucoup servi des histo-
— 321 —
riens profanes. » Maigre cette étude et celte imi-
tation souvent heureuse des anciens, Sulpice
Sévère hâtait , pour sa part , la corruption
du goût et de la langue , qui déjà cédait à
l'idiome vulgaire. Dans ses dialogues surtout,
il est beaucoup moins correct. A des idées
nouvelles, il fallait des mots nouveaux ; or, la
légende venait avant tout du peuple et y re-
tournait.
La vie monastique , a cette époque , a deux
aspects bien différents : l'un riant dans sa nudité
même, sauvage, mais poétique; l'autre étroit,
sombre, régulier : dans le premier, c'est la vie
du désert avec la liberté, la lumière, l'immensité
du ciel et la pleine possession de la nature; c'est
la vie de l'anachorète, du solitaire proprement
dit. La seconde , vie d'obscurité , avec peu ou
point de vue sur la nature, avec renoncement
entier à l'indépendance , est la vie des moines ,
de ceux qui vivent isolés , mais réunis sous un
même toit. Liberté d'un côté, soumission de
l'autre , tels sont les deux traits profonds et
distincts de la vie du désert et de la vie des
couvents.
La vie du désert est pleine de merveilles : la
création tout entière y semble mise à la disposi-
tion de l'homme, et comme aux premiers jours
du monde naissant, tous les êtres animés s'em-
pressent de reconnaître son empire. Les ani-
i 21
— oZZ — —
maux surtout y apparaissent : serviteurs tout à
la fois et amis de l'homme, ils protègent, loin de
l'inquiéter, sa solitude; ils vivent avec lui dans
une douce familiarité :
Les lions et les saints ont en même demeure,
a dit La Fontaine dans le poëme que nous avons
cité plus haut. La légende chrétienne est pleine
de ces scènes, j'allais dire de ces amitiés lou-
chantes ; nous en avons déjà vu dans l'histoire de
saint Malchus un exemple éclatant. Sulpice Sé-
vère nous en offrira des traits non moins remar-
quables : « Arrivés au pied du palmier où nous
conduisait notre hôte, nous rencontrâmes un
lion : à cette vue, mon guide et moi nous fûmes
saisis de frayeur; mais le saint approcha sans
hésiter, nous le suivîmes, quoique en tremblant.
La bête, Dieu sans doute le lui commanda, tran-
quillement s'éloigna un peu, puis s'arrêta, tan-
dis que l'anachorète cueillait sur les premières
branches les dattes qu'il pouvait atteindre. Il
présenta ensuite sa main pleine au lion , qui
accourut , prit ces fruits avec autant de familia-
rité que l'eût fait un animal domestique, les
mangea et s'en alla. » Les animaux au désert ne
respectent pas seulement l'homme; ils lui sont
utiles, ils l'instruisent et le préservent de fu-
nestes méprises. « Un solitaire habitait la partie
du désert qu'avoisine Syène; la première fois
— 323 —
qu'il se retira dans le désert pour y vivre des
herbes et des racines d'une saveur exquise que le
sable produit, il ne savait pas les reconnaître, et
cueillait souvent des plantes vénéneuses. Chaque
fois qu'il mangeait, le poison le mettait à la tor-
ture ; il était en proie à d'affreuses douleurs
d'intestins. L'anachorète, frappé de terreur,
ne prenait plus aucun aliment, et après avoir
passé sept jours entiers sans manger, il était sur
le point de périr d'inanition. Alors une chèvre
sauvage s'approcha du solitaire; il lui jeta un fai-
sceau d'herbes qu'il avait cueillies la veille, et
auxquelles il n'osait toucher. L'animal écarta les
plantes vénéneuses , et choisit celles qui étaient
inoffensives. C'est ainsi que ce saint homme,
apprenant de la chèvre ce qu'il devait manger,
ce qu'il devait rejeter, échappa au danger de
mourir de faim , et n'eut plus à craindre les
herbes vénéneuses. » Voilà une leçon de bota-
nique bien simple et bien utile : l'instinct n'est
pas moins sûr que la science.
Les services que les animaux rendent à
l'homme, ils les reçoivent de lui à leur tour.
«Deux moines étaient allés visiter un anachorète.
Le quatrième jour de leur visite, ils repartent,
et l'anachorète les reconduit à quelque distance.
Tout a coup , ils voient venir à eux une lionne
d'une grandeur prodigieuse ; la bête , encore
qu'ils fussent trois, sachant fort bien à qui elle
— 324 —
devait s'adresser, se roule aux pieds de l'ana-
chorète^ en poussant des gémissements plaintifs
et des cris suppliants. Elle les devance ; ils la
suivent, et arrivent ainsi à la caverne de la
bête , où se trouvaient cinq petits déjà forts et
aveugles-nés. La lionne les tire de la caverne
les uns après les autres, et les dépose aux
pieds de l'anachorète. Alors le saint comprit
ce que la bête demandait, et ayant invoqué
le nom de Dieu , il toucha de la main les pau-
pières des lionceaux qui, aussitôt guéris de leur
cécité, ouvrirent les yeux, jusque-là fermés à la
lumière. »
Voilà cette vie du désert, vie de contempla-
tion et de liberté, de merveilles journalières,
où l'homme ne se sent plus seul dans cet em-
pressement des êtres animés et de la nature
elle-même à lui prodiguer les uns leurs services,
l'autre ses dons.
Voici maintenant la seconde vie, la vie sociale
du cloître, où la soumission est la première
vertu. « Un homme demandait à l'abbé d'être
reçu dans la communauté. Pour première con-
dition, l'abbé lui posa l'obéissance. Par hasard,
l'abbé tenait à la main une baguette de storax,
depuis longtemps desséchée. Il la planta en
terre, et commanda au nouvel arrivant de l'ar-
roser jusqu'à ce que le bout sec, dans le sable,
se couvrît de feuilles. Le novice, pour obéir à
— olO —
cette dure injonction, apportait chaque jour sur
ses épaules de l'eau qu'il allait chercher au Nil ,
éloigné de deux milles. Déjà une année s'était
écoulée sans qu'il eût interrompu son travail,
encore qu'il ne pût espérer d'en recueillir aucun
fruit. L'année suivante, le labeur du moine,
épuisé de fatigue, fut encore infructueux. Enfin,
la troisième année, le frère ne cessant ni jour
ni nuit d'arroser, la baguette porta des fruits. »
Telle était l'obéissance, telle était la foi.
La vie de liberté et de contemplation, la vie
d'anachorète était surtout la vie de l'Orient ;
c'est celle que Sulpice Sévère a principalement
retracée. La vie de retraite, de soumission, ou
autrement vie cénobitique, était plus particu-
lière a l'Occident : c'est celle qu'a racontée
Cassien.
Jeune encore, Cassien avait été saisi du désir
de visiter les solitudes de l'Orient. Il se rendit
d'abord à Bethléem , puis après avoir parcouru
l'Egypte, il revint en Gaule après un séjour de
dix années au milieu des monastères de l'Orient.
A son retour, il s'établit à Marseille pour n'en
plus sortir, et rédigea sous le titre à' Institutions
des monastères et de Conférences ou Dialogues,
ses souvenirs de voyages. Toutefois Cassien a
moins écrit la légende que les annales des mo-
nastères; il en rapporte les règles, plus qu'il
n'en redit le merveilleux : ses ouvrages sont un
— - oZv —
code monastique : ils enseignent la discipline et
la soumission, ils n'enchantent pas l'imagination.
On s'étonne de trouver cette histoire de la vie
monastique, faite principalement par l'Église la-
tine; car, à part Théodore, qui a laissé une his-
toire particulière des solitaires les plus illustres
de son temps , je ne sache pas qu'aucun Père
grec ait écrit de légendes. Singulier contraste !
nous trouverons l'histoire ecclésiastique , où
nous aurions du, ce semble, trouver la légende,
dans l'Église grecque; et la légende , où l'on se
serait plutôt attendu à rencontrer l'histoire ,
dans l'Eglise latine. Ainsi le génie latin reprend
ici cette naïveté, cette grâce d'imagination qui
lui a manqué ailleurs : sa véritable poésie, c'est
la légende.
Cette légende si féconde, si belle, si populaire
à son origine, est réservée à un long et brillant
avenir : ce sera toute la vie et la littérature du
moyen âge; chaque jour y ajoutera un merveil-
leux feuillet; et quand le moyen âge sera depuis
longtemps oublié; quand il aura entièrement dis-
paru dans les splendeurs littéraires et monar-
chiques du siècle de Louis XIV, la légende, la
légende du désert survivra. Un solitaire d'une
nouvelle et moins profonde thébaïde , un soli-
taire de Port-Royal, Arnaud d'Andilly, repren-
dra , arrangera ces récits de l'Orient pour en
faire une pieuse et agréable lecture destinée, en
— 327 —
charmant l'imagination , à balancer l'influence
des romans , « de ces froides et dangereuses fic-
tions, » comme dit Bossuet, dont le goût était
alors si répandu.
Les Latins, si heureux et si originaux dans la
légende, réussirent moins bien dans l'histoire
proprement dite. Les Grecs, Eusèbe, Socrate,
Sozomène, avaient écrit l'histoire ecclésiastique,
quand les Latins ne l'avaient pas encore tenté;
ceux-ci ne connurent que tard l'histoire de l'É-
glise , et grâce à Ruffin qui traduisit l'ouvrage
d' Eusèbe et y ajouta deux livres qui furent à leur
tour traduits en grec. Plus tard les histoires de
Socrate , de Sozomène , de Théodore! furent par
les soins de Cassiodore réunies et traduites en
latin et formèrent, sous le titre d' Historia tri-
partita , le seul corps d'histoire que possédât
l'Église d'Occident; car, précieux comme ré-
sumé , l'abrégé de Sulpice Sévère , est tout à
fait insuffisant pour la connaissance des faits
eux-mêmes. On s'étonne et on regrette que le
génie grave , sobre et judicieux des Latins
n'ait pas écrit cette grande et belle histoire de
l'Église. Jérôme seul l'a ébauchée dans quel-
ques pages sur le concile de Rimini. A la vivacité
éloquente de son style , à ses touches larges et
vigoureuses, on peut concevoir ce qu'eût été,
sous la plume d'un tel écrivain, 1 histoire ecclé-
siastique. Le génie historique, du reste, n'a pas,
— 328 —
à proprement parler, manqué à l'Eglise latine.
Nous lavons vu ; mais il s'est porté ailleurs.
Augustin clans la Cité de Dieu; après lui, et a
sa lumière, Orose et Salvien ont été les précur-
seurs de Bossuet, et les maîtres de cette philo-
sophie chrétienne, appelée de nos jours phi-
losophie de l'histoire.
CHAPITRE XVIII.
LA POESIE.
La vraie poésie latine chrétienne, à le bien
prendre, est, nous l'avons dit, dans les légendes.
La muse latine chrétienne a cependant tenté
quelques chants qu'il faut faire connaître, car ils
sont aussi un trait du génie de l'Eglise romaine.
Outre saint Paulin dont nous avons examiné les
inspirations pures et nouvelles, la poésie chré-
tienne compte quelques noms qui, avant et
après lui , n'ont pas été sans quelque gloire dans
les fastes littéraires de l'Église. Le premier en
date de ces poètes chrétiens est Juvencus.
Juvencus vécut sous Constantin. D'origine
espagnole et d'une famille illustre , il embrassa ,
jeune encore, l'état ecclésiastique.
« J'ai pu, dit-il^ grâce à la force qu'ont donnée
à mon esprit, la foi, une religieuse crainte et l'in-
spiration du Christ , prêter dans mes vers à la
splendeur de la loi divine les terrestres orne-
ments du langage. Ce qui féconde mes chants,
c'est la paix du Christ, c'est la paix du monde
que favorise l'indulgent souverain de la terre,
— 330 —
Constantin, qui voit ses vertus comblées de bé-
nédictions , et qui seul entre les rois ne permet
pas qu'on lui donne un nom sacré. » Ces paroles
indiqueraient la date du poëme de Juvencus , si
on ne la savait ; elles se rapprochent des éloges
un peu officiels que Lactance et Eusèbe ont pla-
cés en tête de leurs ouvrages.
Juvencus entreprit de mettre en vers l'Evan-
gile ; Nec pertimiut Evangelii majestatem sub
metri lèges mittere , dit saint Jérôme. Il prit
principalement pour base de son travail l'Evan-
gile de saint Matthieu, y suppléant quelquefois
par les récits des autres évangélistes. Cette ten-
tative, il faut bien le dire, faisait plus d'honneur
à sa piété qu'à son goût; et même à sa piété, je
ne sais , car je crains qu'ainsi pressée aux pieds
nombreux de la poésie , la majesté de l'Évangile
n'en ait souffert. La précaution même que prit
Juvencus de suivre pas à pas , de traduire pour
ainsi dire mot à mot, ainsi que nous l'apprend
saint Augustin, le texte sacré, ce scrupule qui
garantissait son orthodoxie n'était pas précisé-
ment favorable à l'inspiration poétique. Cepen-
dant le début du poëme, il est vrai que là Juven-
cus avait une plus libre carrière , ne manque
pas d'une certaine noblesse; mais le reste est
d'une monotonie fatigante; et la prosodie même
y reçoit quelques atteintes. Juvencus était, du
reste , un poète très-fécond. Le Nouveau Spi-
— 331 —
cilége de Solesnies donne de iui six mille vers
inédits.
Après Juvencus , parut Prudence. Prudence,
Espagnol comme Juvencus, était né en 348, à
Calahorra. Dans sa jeunesse , il fréquenta le
barreau, fut successivement préfet de deux villes
et obtint enfin un grade militaire auprès de la
personne de l'empereur : tels sont les détails qu'il
nous donne sur lui-même, et les seuls que nous
ayons sur sa vie. A l'âge de cinquante-sept ans ,
Prudence, saisi, comme l'avaient été Paulin et
Sulpice Sévère, de la ferveur religieuse, quitta le
monde. Ce fut alors qu'il composa ses ouvrages
en vers.
Prudence est bien supérieur à Juvencus. Cé-
lèbre surtout par la part qu'il prit à la lutte entre
saint Ambroise et Symmaque, Prudence com-
posa contre ce dernier deux livres en vers, es-
pèce de poëme didactique où il mêle à la dé-
monstration de la vérité du christianisme l'éloge
des grands noms romains qui étaient devenus
l'honneur de l'Église : « Je pourrais , dit-il ,
compter six cents maisons de race antique , sor-
ties du gouffre profond d'une honteuse idolâtrie,
et rangées sous les étendards du Christ. » Et il
oppose , à cet empressement des plus nobles fa-
milles à quitter la toge romaine pour le manteau
plus éclatant de la piété, l'obstination de quelques
esprits qui , perdus dans les rêveries païennes ,
— 332 —
se plaisent dans leurs anciennes ténèbres, et se
refusent à voir le soleil qui brille en plein jour.
Avec le paganisme, Prudence combattit l'hé-
résie. Sous le titre d'Apothéose, il attaqua les
patripassiens, les sabelliens et quelques autres
hérétiques, les juifs aussi. L' Hamartigénie , ou
De l'origine du péché, est une suite de Y Apo-
théose; Prudence y réfute les marcionites et les
manichéens.
Au nombre des poëmes de Prudence s'en
trouve un qui a pour titre : la Psjchomachie ,
c'est-à-dire lutte du bien et du mal dans le cœur
de l'homme. La Psjchomachie n'est qu'un com-
plément de r Hamartigénie ; dans X Hamartigénie
Prudence combattait le principe manichéen d'un
bon et d'un mauvais génie; c'est ici, sous un
autre titre, le même sujet, la même lutte.
Prudence a aussi composé des poëmes ly-
riques.
Les poésies lyriques de Prudence forment deux
classes : la première, sous le titre de : KaÔ7][/.epivtov
liber contient douze hymnes pour les différentes
parties du jour et pour certaines solennités;
l'autre, intitulée Ilspi <7Te<pava>v, renferme quatorze
hvmnes en l'honneur d'autant de martyrs. Eh
bien! que sont ces hymnes? Ces hymnes sont
encore en quelque sorte théologiques et didac-
tiques ; elles présentent tantôt l'explication d'un
mystère ou d'une cérémonie ; tantôt le tableau des
— 333 —
travaux d'un apôtre, des tourments d'un martyr,
du sacrifice dune vierge chrétienne. Ces hymnes
étaient, quelques-unes du moins, fort étendues :
l'hymne sur le martyre de Romanus ne compte
pas moins de onze cent quarante vers. Il était
difficile, on le comprend, que l'inspiration, une
inspiration continue soutînt un essor poétique
si prolongé. Aussi, pour y suppléer, Prudence
a-t-il recours, et c'est là son originalité, à quelques
artifices de composition que l'on ne trouve pas
dans la poésie profane : chez lui , la narration ,
le dialogue, le discours, la prière viennent inter-
rompre et suppléer l'élan poétique; ses hymnes
sont souvent un drame animé , où à défaut de la
pureté, de l'élégance, on trouve le mouvement
et la chaleur de l'âme.
Du mètre lyrique, Prudence se rabat quelque-
fois au mètre élégiaque, et là il est plus à son
aise; ses vers alors ne manquent ni d'élégance ni
de facilité; ses pensées sont tendres et gracieuses,
ses sentiments élevés. On a souvent cité et nous
reproduirons ces stances pleines de fraîcheur où
comparant de tendres enfants immolés à de
jeunes fleurs moissonnées, il s'écrie :
Salvete , flores martyrum ,
Quos lucis ipso in limine
Christi insecutor sustulit,
Ceu turbo nascentes rosas.
Vos , prima Christ! victima ,
— 334 —
Grex immolatorum tener,
Aram ante ipsam simplices
Palma et corona luditis.
Charmante image que ceile de ces innocentes
victimes jouant avec la couronne du martyre !
C'est le seul passage où l'on puisse saisir
comme un rayon d'imagination; partout ailleurs,
on l'a vu, Prudence ne se laisse pas séduire à de
brillantes images : narrateur animé et éloquent
quelquefois des gloires chrétiennes, plutôt que
poète lyrique et inspiré.
La poésie latine chrétienne marcha de plus en
plus dans cette voie rude et escarpée de la théo-
logie, où dès ses premiers pas elle s'était en-
gagée. Prudence avait raconté les victoires du
christianisme , chanté ses martyrs et tenté de
rendre poétiquement le système oriental du
double principe , Saint Prosper va plus loin : il
consacre sa muse à combattre le pélagianisme.
Nous avons vu que saint Augustin répondit par
son traité : De la prédestination des saints et du
don de la persévérance, à ceux qui prétendaient
qu'il détruisait le libre arbitre dans ses deux
traités : De la correction et De la grâce. Saint
Prosper se trouvait à Marseille au moment où
y arrivèrent les réfutations opposées par Augus-
tin a ses ennemis. Ce fut alors, ou peu de temps
après, qu'il prit en main la défense de l'évèque
d'IIippono, e! composa son poème : Des ingrats,
— 335 —
c'est-à-dire contre ceux qui ne reconnaissent pas
la grâce. Saint Prosper a su, autant que faire se
pouvait, vaincre la sécheresse et les difficultés
du sujet. Si son vers est quelquefois dur et re-
belle, sa pensée est toujours orthodoxe. Quel-
quefois même elle a de la vigueur et un certain
éclat, surtout lorsque faisant trêve à la sévérité
didactique de son sujet, saint Prosper trace les
portraits des deux grands docteurs de l'Église
latine, Jérôme et Augustin. Mais en général, les
couleurs de ce poème sont ternes et la pensée
sombre. Le chantre de la grâce a quelquefois
l'accent du désespoir; on désirerait qu'il eût
trouvé dans son âme quelques-unes de ces in-
spirations de tendresse et de pieuse espérance
dont Racine le fils a su tempérer et adoucir la
sévérité du même sujet.
On le voit : la poésie chrétienne laiine se dis-
tingue par l'ordre plus que par l'originalité : elle
est orthodoxe ; elle n'est pas inspirée. Le génie
latin chrétien a-t-il donc entièrement manqué de
sève et de jeunesse? Non, il a eu sa vive et fraîche
imagination, mais il la faut chercher ailleurs que
dans la poésie. Cette imagination ardente et
austère se prend aux réalités plus qu'aux fictions :
elle est enthousiaste; elle n'est pas mélancolique;
elle agit, si je puis ainsi parler, plus qu'elle ne
rêve : elle éclate au milieu du combat. C'est en
défendant sa basilique contre les ariens que saint
Àmbroise improvise les hymnes et les chants qui
soutiennent et animent le courage des fidèles qui
l'entourent. « Ces hymnes, disaient les ariens,
avaient séduit le peuple. » Reproche qu'acceptait
volontiers saint Ambroise.
Voulez-vous encore trouver la vraie poésie du
christianisme naissant, c'est aux catacombes et
aux actes des martyrs qu'il la faut demander.
Descendez dans ces cryptes qui ont été le ber-
ceau et sont restés la grandeur du christianisme,
vous la verrez cette poésie écrite sur les murs té-
moins des premiers périls et des premières im-
molations chrétiennes; feuilletez ces actes em-
preints encore de la voix et du sang des fidèles
qui mouraient pour la vérité, et vous l'y trou-
verez également : c'est là son premier âge et son
plus pur développement. Mais elle s'est produite
ailleurs encore et plus tard. Vous la rencontrerez
aussi dans les Confessions de saint Augustin , et
dans certaines confidences que l'on surprend
dans les lettres de saint -Jérôme.
CHAPITRE XIX.
GREGOIRE LE GRAND.
Le gouvernement de Dieu par l'Église, an-
noncé par Salvien , ne tardera pas à devenir un
fait; il nous faut donc, comme couronnement et
comme unité de ces études , considérer cette
dernière phase de la pensée chrétienne, qui
commencée par Tertullien , continuée par saint
Ambroise et par Léon le Grand, s'accomplit
sous Grégoire le Grand.
Grégoire , né à Rome vers 540 , possesseur
de grands biens, fut, à l'âge de trente-quatre
ans , élevé par l'empereur Justin II à la dignité
de pasteur, ou premier magistrat de la capitale.
Mais saisi , au milieu de ces fonctions impor-
tantes, du dégoût de la vie active, ainsi que
l'avaient été tant de grandes âmes, il se retira
dans un des monastères que sa piété généreuse,
et peut-être aussi déjà une secrète pensée de vie
religieuse, avait fondés. En 590, la voix publique
vient le tirer de cette solitude , pour l'appeler à
succéder dans la chaire pontificale à Pelage II.
Grégoire résista longtemps à ce vœu du peuple et
i 22
— 338 —
de l'Église. Pendant trois jours et trois nuits, ca-
ché, loin de Rome, dans les bois et les cavernes,
il ne se rendit qu'avec peine aux instances réu-
nies du clergé et du peuple; et alors même
vaincu , mais non résigné , il aurait , dit-on , écrit
à Maurice pour le prier de ne point confirmer
son élection ; mais la lettre aurait été interceptée ,
et Maurice aurait ordonné de le mettre le plus tôt
possible en possession du siège pontifical. Gré-
goire , toujours regrettant sa solitude , exhale
ainsi ses plaintes à la princesse Théocliste , sœur
de l'empereur : « J'ai perdu tous les charmes du
repos , moi qui n'aspirais qu'à vivre éloigné des
choses sensibles, pour me livrer tout entier à la
contemplation des biens célestes. Ne désirant et
ne craignant rien en ce monde , je m'imaginais
être élevé au-dessus de tous les objets terrestres ,
quand l'orage est venu me jeter au milieu des
alarmes et des dangers. » Ces regrets que nous
avons déjà rencontrés, n'avaient rien que de
sincère. Non-seulement à cette époque , et de-
puis longtemps déjà , la vie solitaire était regardée
comme la perfection même et le souverain bien
du christianisme ; mais l'épiscopat , et l'épiscopat
de Rome surtout, était un péril qui devait faire
trembler les plus fermes courages. Quand Gré-
goire de Nazianze , quand Chrysostome tentaient
d'échapper aux honneurs périlleux de l'épi-
scopat, la piété seule dictait leurs scrupules.
— 339 —
Pourraient-ils suffire à un si saint et si redoutable
ministère ? Leur âme était-elle assez pure ? Leur
bouche assez éloquente pour en pratiquer ou
en enseigner les préceptes? Telles étaient leurs
frayeurs. Dans l'épiscopat que l'on impose à
Grégoire , il y a bien d'autres obligations : l'é-
vêque de Rome n'a plus seulement charge
d'âmes; il a charge de corps; il n'est plus seu-
lement pontife ; il est chef politique : il a son
peuple à défendre en même temps qu'à instruire.
Tel est le malheur ou la fortune de Rome : son
évêque est obligé d'exercer à la fois un triple
pouvoir, pouvoir spirituel, civil et militaire.
Devant cette nouvelle et difficile mission , Gré-
goire s'effrayait; mais ses frayeurs n'étaient pas
de la faiblesse.
Une fois résigné à l'épiscopat auquel il avait
en vain voulu échapper, Grégoire s'y dévoua
tout entier. Les talents civils dont il avait
fait l'apprentissage dans une autre carrière,
s'unirent heureusement en lui aux vertus de
l'évêque; il fut ce que demandaient les cir-
constances, le pasteur de Rome et son défen-
seur : pasteur, il réunit les Églises d'Orient
divisées par les erreurs de Nestorius et d'Eu-
tychès; il rétablit l'orthodoxie dans l'Espa-
gne, où les Visigoths avaient répandu l'aria-
nisme; il délivre l'Afrique des donatistes; bannit
le schisme de VI strie et des provinces voisines;
— 340 —
réprime la fureur des Lombards ariens ou ido-
lâtres; en convertit plusieurs et surtout leur roi
Agilufe qui fit de l'arianisme une abjuration so-
lennelle. Mais c'étaient là ses moindres embar-
ras : il eut à soutenir une lutte plus difficile en
dehors de Rome contre les prétentions des em-
pereurs; au sein de l'Italie , contre les Lombards.
Jamais les empereurs grecs n'avaient pu se ré-
signer à cette indépendance politique que depuis
Constantin, Rome avait ressaisie sous forme re-
ligieuse, et qui allait chaque jour augmentant, à
mesure que les liens qui rattachaient encore Rome
à Constantinople devenaient plus faibles. Faire
rentrer l'Église sous la main du prince , telle avait
été la pensée des empereurs, en favorisant l'aria-
nisme, doctrine plus souple envers les puissances.
Quand l'arianisme expira vaincu par les efforts
réunis de l'Église grecque et de l'Église latine ,
les empereurs cherchèrent un autre terrain sur
lequel pût de nouveau se placer et se débattre la
question du sacerdoce et de l'empire. Rome leur
échappait; fallait-il encore, en la perdant, lui
laisser cette puissance nouvelle née du christia-
nisme, et qui déjà maîtresse de l'Occident , allait
aussi dominer l'Orient ?
Les empereurs prévirent cette nouvelle dé-
chéance et tentèrent d'y échapper. Les patriar-
ches de Constantinople n'avaient pas plus volon-
tiers que les empereurs accepté la suprématie de
— 341 —
1 évèque de Rome. Un même intérêt les rappro-
chait donc. Pour l'empereur, il s'agissait de con-
server au sein de Rome la puissance temporelle
par la sujétion de la puissance spirituelle; pour
le patriarche de Constantinople, de disputer à
l'Église de Rome la suprématie qu'elle s'attri-
buait et que lui déféraient depuis longtemps
les égards des autres évêques et la reconnais-
sance des peuples. Cette suprématie que Rome
exerçait, elle l'exerçait donc légitimement: le
temps et sa sagesse la lui avaient faite, et la
translation du siège de l'empire à Constantino-
ple l'avait confirmée. Délaissée des empereurs ,
Rome, il est vrai, a été plus ouverte aux coups
des barbares, mais elle a pu respirer plus libre-
ment; elle a dû s'habituer à songer h elle-même.
Dès cette époque , on peut le dire , Rome retrouve
un sentiment national, une vie propre qui lui
avait manqué depuis bien des siècles ; ce n'est
plus l'ancien patriotisme , mais un patriotisme
nouveau dont la religion est l'âme et dont les
évêques sont les guides. A ce moment donc,
pour l'évêque de Rome, soutenir, défendre la
suprématie de son siège, ce n'est pas une simple
question théologique; c'est aussi, c'est surtout
une question d'indépendance et de nationalité.
Les empereurs grecs le comprennent bien ainsi.
Maurice, qui avait désiré l'élévation de Gré-
goire, ne tarda pas à la regretter. En 592, Mau-
— 342 —
rice avait publié une ordonnance défendant à
ceux qui avaient eu des charges, d'entrer dans
le clergé avant d'avoir rendu leurs comptes ; et
à ceux qui avaient pris des engagements dans la
milice, d'embrasser la vie monastique. Grégoire
publia ledit de l'empereur , mais en même temps
il réclama. « Je me suis, dit-il, acquitté d'un dou-
ble devoir : j'ai obéi à l'empereur , en publiant
son édit, et j'ai rempli mon ministère, en re-
présentant que cet édit ne s'accordait pas avec
les intérêts de la gloire de Dieu. » Et dans les
observations qu'il adresse à Maurice , il y a déjà
la fierté d'un autre Grégoire. Il lui rappelle les
bienfaits dont le ciel l'a comblé , lui qu'il a pris
pour ainsi dire par la main pour le conduire de
la maison d'un tabellion au trône. Voilà donc
Grégoire luttant, bien qu'avec des ménagements
encore respectueux, contre l'empereur; voilà,
sous réserve religieuse, un acte politique. L'évê-
que empiétait peut-être sur l'empereur : l'empe-
reur va chercher à usurper sur l'évêque : c'est le
patriarche de Constantinople qui agit ici pour lui.
Jean le Jeûneur, qui remplissait alors le siège
de Constantinople , affectait de prendre le titre
d'évêque œcuménique ou universel : c'était une
prétention déclarée à la suprématie épiscopale.
Grégoire écrivit à Maurice pour réclamer contre
cette ambition de Jean ; et ses plaintes adressées
aussi à Jean ont une vivacité éloquente. L'em-
— 343 —
pereur ne désavoua pas Jean : c'était l'autoriser.
Ici donc commence le combat secret ■ le di-
vorce entre l'Église grecque et l'Église latine , qui
supendu parfois doit reparaître et éclater avec
Photius : divorce politique et religieux , lutte na-
tionale aussi , où sous des questions théologiques
se cachait et se nourrissait la haine des deux
peuples grec et latin.
Abandonnée à elle-même, livrée à ses évêques,
Rome va retrouver un empire nouveau , et cet
empire, c'est Grégoire qui en jette les fonde-
ments. Les empereurs ne se contentaient pas de
ne point venir au secours de Rome, ils lui susci-
taient des ennemis. Evêque et Romain , Grégoire
ne pouvait oublier que Maurice avait voulu en-
lever à Rome la suprématie; qu'il avait rap-
pelé ses soldats de l'Italie et engagé les Lom-
bards à assiéger Rome. Grégoire sauva Rome
malgré les empereurs , comme il avait malgré eux
maintenu la suprématie du saint-siége. La cour
de Byzance lui fit un crime d'avoir repoussé les
Lombards : on traita son courage de folie ; folie !
c'est le mot qu'en certains temps on donne à
l'héroïsme. Grégoire protesta noblement contre
les imputations et les railleries de la cour impé-
riale, et continua de protéger son peuple. Il
dispense ses clercs des devoirs ordinaires de la
piété, et leur enjoint de veiller aux portes et sur
les murs de la ville : plus citoyen, si je l'ose dire,
— 344 —
qu'évêque, ou plutôt alors encore véritable-
ment évêque. Dans ces périls, Grégoire sou-
tient son peuple de son exemple et de sa voix
chrétienne qui domine tous les bruits et toutes les
terreurs, et au milieu de l'univers qui s'écroule
il montre à la foule éperdue un monde éternel.
Merveilleuse transformation ! Au moment où
le pontife chrétien prononce ainsi sur la Rome
des Césars les dernières paroles , la Rome nou-
velle sort de ses ruines : Grégoire est le fonda-
teur d'un nouvel empire. Rome, dès ce moment ,
se sépare de Constantinople et en hérite. Que
dis-je ? Rome ne se sépare pas seulement de Con-
stantinople , elle se sépare d'elle-même, de son
passé. Les souvenirs profanes si puissants jus-
que-là encore, souvenirs politiques et litté-
raires, elle les répudie complètement, ou plutôt
elle n'y songe plus. Le pontificat de saint Gré-
goire est le dernier terme de l'antiquité : elle y
expire complètement. Rien dans le langage, rien
dans la pensée de Grégoire ne la rappelle ; il ne
la cite point, pas même pour la condamner. Ce
divorce profond est le trait distinctif de ce pape
et de son siècle.
Au milieu de tant de soucis et de périls re-
naissants, Grégoire trouvait encore du calme
pour composer des ouvrages importants qui se
rapportent aux principaux événements de son
épiscopat et aux devoirs du ministère chrétien.
— 345 —
Un ami de Grégoire, Jean, évêque de Raverme,
s'étonnait qu'il eût voulu échapper par la fuite
aux honneurs ecclésiastiques qui étaient venus le
chercher dans sa retraite. Grégoire lui répondit
par le livre du Devoir des pasteurs, ou le Pasto-
ral. Ce livre , qui devait être la règle du moyen
âge, fut dès sa naissance une autorité. Maurice
en envoya une copie au patriarche d'Antioche ,
Anastase , pour le faire traduire en grec et ré-
pandre dans les églises d'Orient. Ce traité peut
être considéré comme une suite et un complé-
ment des Offices de saint Ambroise. Mais il faut
remarquer qu'il a un caractère entièrement
chrétien. Les souvenirs et la morale de l'anti-
quité n'y paraissent pas : c'est le progrès de
l'esprit chrétien et le cachet du temps. Grégoire
enseigne par quelles voies on doit entrer dans le
saint ministère ; quels sont les devoirs à remplir
quand on y est engagé ; de quelle manière il faut
instruire les peuples. Il ne veut pas que l'on
préfère le loisir et la tranquillité de la solitude
au travail et à l'agitation des fonctions publi-
ques. Le pasteur sera doux, clément, humble,
ferme. Habile à instruire les peuples, il consul-
tera dans ses enseignements les âges , le sexe, les
conditions, les humeurs et les caractères de ceux
à qui il parle ; le prêtre enfin se préservera des
pièges de l'amour-propre , en considérant moins
le bien qu'il a fait, que celui qu'il a négligé de
— 346 —
faire. On le voit; les conseils de Grégoire sont
des conseils admirables : « vrai chef-d'œuvre de
prudence, a dit Bossuet, et le plus accompli de
ses ouvrages. »
Ainsi , dans les détails comme dans l'ensem-
ble, l'œuvre de Grégoire est parfaite : évêque de
Rome , il en maintient la suprématie contre les
prétentions du patriarche de Constantinople ;
chef politique, il en défend la liberté contre
l'empereur et les Lombards; prêtre, il trace à
tous les pasteurs la règle de leurs devoirs : véri-
tablement digne de ce nom de Grand que lui a
donné la reconnaissance de son siècle , et qu'a
confirmé le jugement de la postérité.
Épuisé de travaux et de soins, Grégoire mou-
rut le 1 3 mars 604, après un pontificat de treize
ans, six mois et dix jours : il avait continué Léon
le Grand et préparé Grégoire VIL
CHAPITRE XX.
LE CHRISTIANISME A-T-IL CONTRIBUÉ A LA CHUTE DE L'EMPIRE ?
Telle a été dans l'Église latine l'œuvre de la
parole chrétienne : elle a détruit un monde, le
monde païen , et sur ses ruines élevé un édifice
nouveau. Cette victoire du christianisme a-t-elle
été en tout point bienfaisante et légitime? En
renversant le paganisme, le christianisme n'a-t-il
pas contribué à la chute de l'empire ? C'était la
plainte des païens , la plainte de Zosime , répé-
tée par Gibbon , et un peu aussi par Montes-
quieu. Il la faut examiner.
Cette plainte, nous venons de le dire, était
ancienne. Nous la trouvons dans les premiers
apologistes, qui la réfutent ; saint Augustin y ré-
pondant une dernière fois et sans réplique ,
montre, dans une lettre à Volusien, que c'est la
corruption seule des Romains qui a causé la
chute de l'empire.
Le témoignage des historiens les plus graves
confirme ce jugement de saint Augustin. Quand
le christianisme était à peine soupçonné des Ro-
mains , un empereur faisait dans le sénat cet
— 348 —
aveu que les légions étrangères que l'on envoyait
dans les provinces sous prétexte d'y former
des colonies , étaient en réalité le dernier rem-
part de l'empire qui penchait vers sa ruine; et
Montesquieu lui-même a donné avec autant de
justesse que de profondeur les causes de cette
décadence.
Si le christianisme n'a pas fait la faiblesse des
armées romaines , il n'a pas davantage éteint au
cœur des soldats cette valeur qui est le devoir
comme l'honneur du guerrier. Je ne rappellerai
point ces légions de chrétiens dont Marc-Àurèle
reconnut hautement le courage et les services.
Et si l'on cite un général qui, dans la dégrada-
tion du Bas-Empire 7 par un vice de caractère
plus certainement que par un scrupule religieux
mal entendu, faiblissant au moment de livrer
bataille , ait pleuré à la pensée du sang qu'il al-
lait répandre, je dirai que le dernier Constantin
dont le courage égalait la piété , mourut en com-
battant pour la patrie et la religion , et s'enseve-
lit sous les ruines de so« empire. Ce premier
grief n'est donc pas fondé.
Mais la dépopulation de l'Italie n'a-t-elle pas
du être une conséquence nécessaire du conseil,
sinon du précepte, donné par la doctrine chré-
tienne d'observer le célibat? Ici encore les au-
teurs païens eux-mêmes ont à l'avance réfuté ce
reproche adressé au christianisme. Le code té-
— 349 —
moigne, à chaque page, des efforts faits parles
empereurs pour arrêter le désordre des mœurs
et combattre cette fuite du mariage, qui était
une des plaies de la société romaine. Mais les
sévérités des lois y furent impuissantes aussi bien
que les encouragements du jus trium liberorwn.
L'absence d'enfants, le veuvage, le célibat avaient
à Rome des avantages beaucoup plus grands que
ceux dont pouvait disposer la loi. La captation
des héritages était devenue une double spécula-
tion , un double jeu où les dupes n'étaient pas
toujours les vieillards- Ainsi donc ces mariages
sans fruit qui trompaient tout à la fois la nature
et l'État, voilà ce qui a dépeuplé Rome et l'Italie,
et non pas les saintes immolations de la conti-
nence chrétienne. Elle était un remède à la cor-
ruption , cette continence, une protestation con-
tre les désordres ; c'était, en un mot, une pureté
féconde autant qu'était stérile la facilité du di-
vorce romain.
Par la corruption donc, par la mollesse, par
l'oubli des anciennes maximes , l'empire romain
depuis trois siècles allait s'écroulant. Il aban-
donnait les citoyens aux barbares , la société à
toutes les calamités du luxe et de la misère, la
famille au désordre et à la violence , les princes
au glaive des prétoriens. Que fût-il devenu, si le
christianisme, à côté de ce monde condamné à
périr, n'eût élevé l'asile où devait se réfugier la so *
— 350 —
ciété battue de tant d'orages: s'il n'eût sur des
bases aussi simples que solides et dans une même
pensée d'égalité tout ensemble et de subordina-
tion , réuni le pouvoir, les peuples , la famille?
Le pouvoir, nous l'avons vu, en lui donnant
une consécration presque religieuse, et d'un au-
tre côté en le plaçant sous la même loi d'égalité
et de soumission chrétienne qui faisait sa force
et son droit ; les peuples, en les unissant par les
liens d'une fraternité spirituelle. Rome païenne
aussi , vers le second siècle de l'ère chrétienne,
au temps de Pline et de Trajan, avait songé à réu-
nir tous les peuples dans la majesté de ce qu'on
appelait la paix romaine, pax romana; et il y avait
là, nous le reconnaissons , une belle et humaine
pensée. Mais ce que désiraient , ce que tentaient
la philosophie et la politique, le christianisme
seul l'accomplit : il adoucit autant qu'il était en lui
le droit terrible , le droit sauvage de la guerre.
« Quant aux principes de la mansuétude chré-
tienne, dit Augustin, si une république terrestre
les observait bien, elle ferait la guerre même avec
une certaine bienveillance , afin d'amener plus
facilement les vaincus à une société paisible et
de justice. » Aussi un disciple de saint Augustin,
Orose , a-t-il pu , avec autant de vérité que de
bonheur, tracer le magnifique tableau de cette
union des peuples réalisée par le christianisme.
Voilà, dans l'ordre politique , les bienfaits de
— 351 —
la religion chrétienne ; ils ne sont pas moindres
dans l'ordre civil , dans l'ordre moral , dans
l'ordre domestique.
Dans l'ordre domestique, le christianisme a
relevé la femme, l'enfant, l'esclave, de l'incapa-
cité profonde où les tenait la loi païenne ; dans
l'ordre civil , il a substitué la mansuétude à la
rigueur; la protection à la répression; l'inter-
cession à la délation. À ces délateurs qui chaque
jour épiaient la vie et les biens des citoyens , qui
remplissaient Rome de larmes et de sang, com-
parez les évêques , ces intercesseurs , c'est leur
nom , qui se plaçant entre le pouvoir et le cou-
pable cherchent non pas à désarmer, mais à
attendrir la justice : Prodest ergo et severitas
vestra , dit Augustin à un magistrat ; prodest et
intercessio nostra cujus ministerio severitas tem-
peratur et vestra. En même temps que par cette
intervention généreuse la peine est adoucie , elle
est changée. De simplement matérielle qu'elle
était , elle devient morale ; il y avait le châti-
ment : il y a le repentir.
Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de reve-
nir ici sur les heureux et profonds changements
apportés par le christianisme dans l'ordre mo-
ral : le renoncement , la pauvreté , la charité ,
expiation et remède des profusions romaines; la
chasteté, même dans le mariage ; l'ordre rétabli
dans les intelligences en même temps que dans
— 352 —
les âmes par l'unité de la foi et la condamnation
des hérésies : je m'arrêterai seulement à la réno-
vation de la famille.
Nous avons vu ce qu'elle était , quand parut
le christianisme : le divorce, l'exposition des
enfants , en étaient les deux grandes plaies. Le
hristianisme , en dissuadant, autant qu'il était
en lui, des secondes noces, en conseillant sans
ordonner, a tari la première de ces sources de
discorde et de malheur dans la famille ; il a tari
la seconde , non-seulement en recueillant les en-
fants que Ton abandonnait , en donnant une
mère à ceux que leur mère délaissait , mais en
rendant à chaque enfant cette véritable mère
que la corruption païenne lui avait enlevée.
Le christianisme avait régénéré la société ro-
maine ; il n'avait pas fait toute sa tâche. Cette
société ne s'affaissait pas seulement sous ses
vices et sous ses misères morales, elle croulait
sous le poids des charges dont l'avait accablée
la centralisation impériale ; les provinces surtout
y succombaient. Si elles avaient, mieux que le
cœur de l'Italie , échappé à la tyrannie , elles
n'avaient pas échappé aux impôts : les décurions
pliaient sous le faix ; il faut lire dans Salvien
le tableau de ces effroyables exactions. L'Église
sentit le mal, et s'appliqua à le guérir; l'évêque
allégea les charges ; une administration plus
équitable, plus douce, fut substituée insensible-
— 353 —
ment à Faction inflexible et oppressive du fisc :
les peuples respirèrent.
Mais préservés de la rigueur des collecteurs
impériaux , les peuples ne l'étaient pas des vio-
lences des barbares qui de toutes parts entraient
dans l'empire. Contre ces incursions, contre ces
soudaines attaques, l'Église les munit encore :
elle élève ses citadelles, citadelles ouvertes et
imprenables tout à la fois , les monastères : de-
vant les couvents, le flot des invasions s'arrête.
Ce n'était pas la seule précaution que l'Église
eût prise contre les barbares. Depuis longtemps
elle avait vu de quel secours ils seraient à l'Église
et au monde. « Si les barbares devenaient chré-
tiens , avait dit Origène , ils deviendraient en
même temps pacifiques et justes; ils cesseraient
d'être des ennemis redoutables pour l'empire. »
L'Église va donc au devant d'eux ; elle les pré-
pare, elle les accoutume à la civilisation chré-
tienne. La soumission des barbares à l'Église
complète l'œuvre de la parole chrétienne. « C'est
seulement après l'inondation des barbares , dit
Bossuet, que s'achève entièrement la victoire de
Jésus-Christ sur les dieux romains, qu'on vit
non-seulement détruits, mais oubliés. »
Dès ce moment commence véritablement le
règne de l'Église , règne de l'esprit sur la matière,
de la douceur sur la force. Alors aussi se forme,
au milieu du morcellement de l'empire romain,
i 23
— 354 —
dans la variété des royaumes et des peuples, l'u-
nité religieuse qui , après avoir été le lien et le
symbole du moyen âge, sera la préparation de
la civilisation moderne. Ainsi se trouve réalisée
dans la hiérarchie de l'Eglise cette pensée de
saint Augustin , qui avait été un vœu , toujours
déçu de la philosophie, que le gouvernement
devait appartenir aux meilleurs : Nolint nisi
perfecti rempublicam administrare . L'Eglise a
donc pour soumettre et conduire ces barbares
qui avaient détruit Rome, sa mansuétude et sa
sagesse en même temps que sa forte et immuable
organisation : elle saura lutter contre la féoda-
lité et la vaincre.
APPENDICE
APULÉE \
De tous les auteurs que présente la fin du se-
cond siècle de la littérature latine , il n'en est
point qui offre une physionomie plus variée ,
plus mobile, plus originale, j'allais dire plus bi-
zarre, que celle d'Apulée : romancier, hiéro-
phante, philosophe, rhéteur, il a cultivé tous les
genres de littérature , s'est initié à toutes les théo-
logies ; il a même demandé à la magie les secrets
de la sagesse; il répond, en un mot, à toutes les
tendances de son siècle, à ses superstitions, à sa
vanité , à son goût pour la philosophie , à son
amour pour les lettres, à son besoin de croyances
au milieu même du scepticisme. Il semble donc
qu'un tel auteur ait dû être de bonne heure ap-
1. Nous avons déjà fait connaître Apulée ; mais cet auteur
a joué un si grand rôle dans la lutte du paganisme contre
le christianisme, qu'il ne sera peut-être pas sans intérêt
encore de reproduire ici l'image plus complète qu'ailleurs
nous avons tracée de cet écrivain. Il nous a semblé aussi
qu'il ne serait pas hors de propos de rapprocher, plus que
nous n'avions pu le faire dans ces Études , la littérature
païenne de la littérature profane, et d'ajouter par ce con-
traste un dernier trait au tableau des deux sociétés que nous
avons mises en regard l'une de l'autre.
— 358 —
précié. Il n'en est rien pourtant. La renommée
d'Apulée a été obscure, après avoir été bril-
lante. Africain comme lui, Fronton, qui a pu
être son contemporain ; Tertullien , qui était son
compatriote, et qui aurait dû trouver à Carthage
sa mémoire encore récente,, n'en parlent pas.
Le premier auteur qui fasse mention de lui est
un écrivain de l'Histoire Auguste, Capitolin,
dans la Vie de Sévère : « Sévère , dit-il dans sa
lettre au sénat, s'exprimait ainsi : Ce qui m'a le
plus mécontenté, c'est que la plupart de vous
ont vanté le mérite de Claudius Albin us en litté-
rature , tandis qu'il ne s'occupait qu'à des contes
de bonne femme , qu'il vieillissait au milieu des
Milésiennes carthaginoises de son Apulée. » Mais
cette renommée , pour rester quelque temps ou-
bliée , n'a rien perdu ; elle est sortie de ce silence
plus éclatante : semblable à ces eaux qui , après
avoir quelque temps traîné à la surface de la terre
un maigre et léger filet, disparaissent aux regards,
s'enfoncent dans les entrailles du globe, et après
y avoir, pendant quelques années, poursuivi
leur course souterraine, reparaissent aux regards
surpris, rivières immenses ou fleuves retentis-
sants. Ainsi alla grossissant, bien qu'enfouie, la
gloire d'Apulée. Quand nous le retrouvons ,
quand les témoignages abondent sur lui, ce n'est
plus l'auteur dédaigné des Milésiennes ; c'est un
magicien redoutable, c'est l'adversaire habile du
— 359 —
christianisme ; c'est l'émule d'Apollonius de
Tyanes; c'est le rival du Christ ; ainsi en parlent
tous les écrivains sacrés ; ainsi le montre saint
Augustin, son compatriote, qui le cite souvent.
Il semble, du reste, qu'Apulée eût prévu ce si-
lence et ces contradictions de l'histoire littéraire
sur son compte ; dans tous ses ouvrages , il nous
a donné sur lui-même, sur ses goûts, sur ses étu-
des , des renseignements nombreux , avec une
complaisance que l'on dirait de nos jours; ren-
seignements qui se trouvent surtout dans X Apo-
logie , les Florides et les Métamorphoses.
Les Métamorphoses sont-elles simplement un
caprice de l'auteur , un jeu d'imagination , ou
bien cachent-elles une intention philosophique
et morale? A cet égard, les avis sont partagés.
Beroalde et Bosscha, les deux meilleurs commen-
tateurs d'Apulée, pensent qu'il y a dans le roman
tout entier un but sérieux ; qu'une vérité philo-
sophique , profonde , se cache sous les contes et
les fantaisies de l'auteur. D'autres critiques, au
contraire , n'ont pu trouver dans Apulée tout ce
qu'y ont vu ces commentateurs, selon eux , pré-
venus et suspects de partialité envers leur au-
teur ; ils se fondent principalement sur ce que
les Métamorphoses n'étant point une œuvre ori-
ginale , mais une traduction , une paraphrase ,
Apulée n'a pu y mettre son cachet particulier et
sa pensée philosophique , si pensée il y a. Nous
— 360 —
ne partageons point cette opinion. D'abord, il
nous semble que rien n'empêche qu'un auteur
marque de son empreinte, de son originalité, un
fond qui n'est pas le sien, mais qu'il adopte pré-
cisément parce que ce fond va à son tour d'ima-
gination, C'est ce qu'a fait Apulée; il est facile
de s'en convaincre en rapprochant ce qu'Apulée
dit , dans son Apologie , de son goût pour les
théologies , pour la magie , avec ce qu'il en dit
dans les Métamorphoses : c'est exactement le
même personnage. Lucien met la scène sur le
compte de Lueurs ; Apulée s'en fait lui-même Je
héros; il est incontestable que sous le person-
nage deLucius, c'est lui-même, c'est sa passion
pour la magie, son goût pour les enchantements,
qu'Apulée a voulu peindre. L'objection tirée de
la non originalité du fond ne nous paraît donc
pas péremptoire; elle nous paraît même plus in-
génieuse que solide. S'il est déjà reconnu qu'il
y a quelque identité entre Lucius et Apulée, ou
plutôt qu'Apulée et Lucius ne font qu'un , il sera
peut-être moins difficile de prouver que les Mé-
tamorphoses ne sont pas un simple jeu d'esprit,
mais une fiction sérieuse, et que sous ces fables
bizarres, dans ces aventures étranges, il y a un
enseignement moral et un but religieux. Quel-
que singulière que paraisse la forme donnée ici
à la vérité, on ne peut douter que XesMétamôr-
phoscs ne soient une longue allégorie, et nos
— 36! —
preuves, c'est dans Apulée que nous les pren-
drons.
Fidèle au conseil de la déesse, Lucius a élé ,
selon la prescription pythagoricienne, se plonger
sept fois dans la mer pour se purifier ; il a , grâce
a la couronne de roses que portail le grand
prêtre, et qu'il a dévorée, repris la forme
d'homme. La déesse lui dit que désormais il était
consacré à son culte; que là seulement il trou-
vera le calme et la sagesse : « Ni votre naissance,
Lucius , ni votre mérite , ni cette instruction
même qui vous distingue, ne vous ont été d'au-
cune utilité; vous vous étiez laissé séduire à des
voluptés indignes d'un homme libre, et vous
avez payé bien cher une curiosité futile. Mais
enfin l'aveugle fortune, en vous persécutant par
ses plus affreuses disgrâces, vous a conduit, sans
ie vouloir, et par l'excès même de ses rigueurs,
à cette béatitude que donne la religion. Ces bri-
gands, ces bêtes sauvages, cet esclavage, ces
chemins tortueux, ces dangers perpétuels de la
mort, toutes ces tribulations ont-elles produit
ce que voulait une fortune ennemie? » Apulée
ne prend-il pas soin ici d'indiquer et son identité
avec Lucius , et en même temps le sens allégo-
rique et moral de son ouvrage? Jamais, dans une
œuvre d'imagination, l'intention de l'artiste fut-
elle mieux marquée? En effet, pour être évi-
dente, il n'est pas nécessaire que cette intention
~~ 362 —
éclate à chaque instant et de toutes parts; loin
de là , elle doit rester voilée ; il suffit qu'elle se
trouve gravée en un coin du tableau. Or, à la fin
de l'ouvrage, dans les dernières lignes , Apulée a
mis ainsi son cachet ; Osiris lui apparaît : « Li-
vre-toi hardiment, lui dit-il , à ta glorieuse pro-
fession d'avocat ; ne crains point la calomnie des
envieux excitée par l'instruction que t'ont ac-
quise tant de laborieuses veilles. » Il y a donc
un but moral dans les Métamorphoses , et en-
tre le onzième livre et les livres précédents , un
lien réel et philosophique. Et maintenant qu'on
n'en peut, je pense, douter, ce onzième livre lui-
même , où se trouvent décrites et la liturgie et
les cérémonies païennes, a-t-il cette haute portée
que quelques-uns lui accordent , et que d'autres
lui refusent? Il est difficile, ce nous semble, de
nier qu'Apulée ait voulu mettre et qu'il ait mis,
dans le onzième livre , toute la science théolo-
gique qu'il avait été recueillant dans toutes les
contrées et dans tous les sanctuaires ; les formes
et les préparations de ses initiations sont toutes
empruntées à des prescriptions mystiques. « Je
m'avançai , dit-il, vêtu de douze robes sacerdo-
tales; » or, ce nombre de douze robes que de-
vait successivement revêtir l'initié faisait allusion
aux douze signes du zodiaque, parce que le culte
du soleil était mêlé avec celui d'Isis; c'est par la
même raison que les feuilles de la couronne re-
— 363 —
présentaient des rayons. La tunique de l'initié
était ornée de figures d'animaux, c'est-à-dire
d'hiéroglyphes ; cette tunique était nommée
olympiaca, sans doute parce qu'elle était en
usage dans les cérémonies de Jupiter Olympien.
Mais ces cérémonies, ces vêtements symboliques
n'étaient-ils qu'une vaine représentation ? Quand
Apulée dit qu'il ne peut révéler les secrets qui
lui furent confiés, est-ce une imposture des prê-
tres que ce secret , un désir jaloux de retenir la
vérité captive au fond du sanctuaire ? Ces mys-
tères, dont la révélation aux profanes était punie
de mort, avaient-ils le secret de la divinité ? Les
apologistes chrétiens ont prétendu qu'au fond de
ces mystères il n'y avait que vide et erreur, ainsi
qu'au fond des sanctuaires profanes, au sein des
idoles , il n'y avait que des signes décrépits ou
des débris impurs. Il est difficile de croire cepen-
dant que ce que Cicéron proclamait comme la
plus heureuse institution dont l'humanité fût re-
devable à Athènes, fût une simple fantasmagorie;
de penser que lorsque la philosophie avait ses
enseignements secrets et publics, la théologie
païenne n'eût pas aussi les siens ; Clément
d'Alexandrie d'ailleurs, et plus clairement en-
core Macrobe, dit que ces figures, ces allégo-
ries étaient destinées à préserver les grandes
vérités des profanations du vulgaire. Qu'ont
d'ailleurs ces allégories de si étrange, et qui
— 364 —
ne se puisse expliquer? le moyen âge ne les
a-t-il pas continuellement employées? les ro-
mans comme la théologie , la poésie sérieuse
comme les fictions les plus légères. Quand
Dante, conduit par Virgile, pénètre dans les en-
fers, qu'y rencontre-t-il d'abord au milieu des
chemins tortueux et des sentiers où il s'égare?
un lion, une panthère, une louve, emblèmes
des vices qui, ici-bas, arrêtent et troublent la
marche de l'homme dans la route de la vertu et
l'empêchent de s'élever à la sagesse et à la Divi-
nité. On n'en peut donc douter : Apulée a, dans
ce onzième livre , caché de hautes vérités, ou
du moins de hautes doctrines de la théolosrie
païenne , et c'est de ce livre surtout qu'on peut
dire avec Bayle : « Un homme qui voudrait s'en
donner la peine , et qui aurait la capacité requise,
il faudrait qu'il en eût beaucoup , pourrait faire
sur ce roman un commentaire fort curieux, fort
instructif , et où l'on apprendrait bien des choses
que les commentaires précédents, quelque bons
qu'ils puissent être d'ailleurs, n'ont pas dites; »
si l'on songe, en outre, qu'au moment où écri-
vait Apulée, le paganisme, vivement inquiété
dans sa possession par le christianisme que jus-
que-là il avait dédaigné, sentait la nécessité de
ranimer, dans le cœur des peuples, parla pompe
de ses cérémonies, la foi mourante et les sym-
pathies éteintes; si l'on se rappelle qu'Apulée
— 365 —
était pontife, et pontife fervent d'Esculape; qu'il
était de plus , comme on le sait, ennemi déclaré
du christianisme autant que défenseur enthou-
siaste du paganisme , on concevra sans peine
qu'en décrivant ainsi les cérémonies païennes,
en retraçant les préparations mystérieuses et les
mvstérieuses vérités de l'initiation , il ait eu un
but tout à la fois philosophique et religieux. Ces
conjectures, disons mieux, ces certitudes se con-
firment encore par l'examen des ouvrages phi-
losophiques d'Apulée; mais un mot encore sur
les Métamorphoses \ Quelques critiques pensent
quelles sont un fruit de la vieillesse d'Apulée;
ils se fondent sur ce fait que , si elles eussent
été composées dans ses premières années, les
ennemis d'Apulée qui lui reprochaient les vers
échappés à sa jeunesse, n'auraient pas manqué
de lui faire un crime des Métamorphoses ; or,
des Métamorphoses , il n'en est pas question dans
Y Apologie. Mais de ce qu'elles n'ont pas précédé
l'apologie, faut-il conclure qu'elles l'ont suivie à
un si long intervalle , et ne faut-il pas au con-
traire reconnaître qu'elles ont été composées peu
de temps après? Dans les F/or ides , Apulée, au
nombre de ses titres littéraires, satires , gryphes,
cite aussi des histoires diverses : historias varias
rerum. Ces mots n'indiquent-ils pas clairement
les Métamorphoses ? Nous avons vu le roman-
cier; examinons le philosophe.
— 366 —
Toute philosophie , à son début, fut de la
théologie. La philosophie grecque , dont la
philosophie latine n'est qu'un résumé impar-
fait, passa par les sanctuaires avant d'arriver
aux écoles : les premiers philosophes furent des
théologiens, furent des poètes. Ces poètes théo-
logiens dont Orphée est le symbole , étaient fils
de l'Egypte; ils régnèrent longtemps sur les es-
prits. Détrônés enfin par Homère et par Hésiode,
par la philosophie ionienne, les vérités éternelles
qu'ils avaient reçues de l'Egypte et proclamées
s'effacèrent insensiblement ; elles périssaient ,
quand Pythagore, les allant chercher lui aussi à
leur source, en renoua la tradition interrompue.
L'école italique s'éleva ainsi en face de l'école
ionienne ; la science égyptienne reparut en pré-
sence de la science grecque. Ces deux sciences
avaient un caractère bien différent : c'était, d'une
part , le mysticisme ; de l'autre , le scepticisme.
Le scepticisme triompha de nouveau. Les so-
phistes achevèrent de tout dénaturer; et l'esprit
humain était livré à une déplorable confusion,
quand vint Anaxagore qui, pour ainsi dire, re-
trouva, avec la Divinité, la morale perdue au
milieu de tous les systèmes philosophiques ; mais
la grande gloire d'Anaxagore fut de préparer
Socrate. La tâche de Socrate fut immense: il eut
à détruire, a confondre toute l'ancienne philo-
sophie grecque; ce fut là, je pense , autant qu'on
— 367 —
peut, dans les écrits de Platon, distinguer le
maître du disciple , ce fut là toute l'œuvre du
fils de Sophronisque. Aussi, Socrate mort, Pla-
ton comprit qu'il restait à rebâtir sur tous ces
systèmes détruits , sur tous ces sophismes con-
fondus par l'ironie de Socrate , les vérités éter-
nelles dont la philosophie grecque n'avait pas su
conserverie dépôt. Platon n'hésita pas; il sentit
où il devait remonter : il s'adressa directement à
Pythagore et aux maîtres de Pythagore , à l'E-
gypte; ce lui était d'ailleurs une tradition de fa-
mille : en Egypte, il retrouvait les traces de
Solon dont il descendait. L'empreinte égyptienne
et orientale éclate dans les ouvrages de Platon ;
il [y a en lui le prêtre de Memphis à côté du
disciple de Socrate : le prophète , à côté du phi-
losophe. Ces deux caractères, le théologien et le
philosophe, l'Orient et la Grèce, se mêlent dans
Platon et ne se confondent jamais. Mais l'O-
rient ne devait pas encore dominer; après cette
magnifique apparition qu'il fait dans Platon, il
doit s'éclipser pour ne reparaître qu'au commen-
cement du second siècle de l'ère chrétienne , et
là, se trouver allié ou adversaire du christia-
nisme qui y touche par tant de points. Suivez,
en effet, les différentes divisions de l'école de
Socrate : l'Académie , dans ses variations di-
verses, est plus ou moins fidèle à la doctrine de
Socrate ; mais jamais elle ne se souvient de Pla-
~~ SG8 —
ton, du moins en tant que représentant de la
philosophie orientale. Rome, qui reçut de la
Grèce la philosophie, était moins disposée en-
core au mysticisme. L'esprit positif et pratique
des Romains se prêtait difficilement aux sys-
tèmes philosophiques, plus difficilement en-
core devait-il atteindre aux hauteurs de l'idéa-
lisme platonicien , à ces mythes profonds qu'il
avait empruntés à l'Orient. Aussi est-il remar-
quable que Cicéron qui a reproduit, et le plus
souvent traduit les doctrines philosophiques de
Platon, a laissé de côté toute cette partie orien-
tale et mythique; et plus tard , Sénèque même,
si curieux de systèmes philosophiques, ne voit
pas en quoi lui peuvent être utiles les idées de
Platon. Mais le moment était venu où l'Orient,
tant de fois repoussé, allait envahir Rome; où le
flot longtemps contenu des superstitions allait
rompre les digues que lui opposaient les pré-
voyances inquiètes de la politique. La doctrine
d'Épicure, la première et si facilement accueillie
à Rome, y cédera bientôt le pas au stoïcisme;
et au moment où le stoïcisme lui-même ne ré-
pondra plus au besoin des âmes, l'homme de
l'Orient, le philosophe des idées, Platon do-
minera souverainement les esprits.
En même temps qu'avec l'Orient, le mysti-
cisme revient par Platon, il revient aussi par
Alexandrie. Les Ptolémées y favorisent la philo-
— 369 —
sophie ; ils y fondent une académie de Sérapis et
d'Isis ; ils acquièrent tous les livres qui se trou-
vent en Egypte, font traduire tous ceux qui étaient
répandus chez les Éthiopiens, les Indiens, les Per-
ses, les Elamites, les Phéniciens, les Tyriens, les
Grecs, et particulièrement chez les Grecs d'Italie
qui avaient recueilli les inspirations de Pytha-
gore. Les livres hébraïques ne furent pas ou-
bliés; c'est à cette époque que l'on place la
traduction des Septante. Les Juifs, dans le com-
merce alexandrin, altérèrent la pureté de leurs
doctrines; ils apprirent à expliquer allégorique-
ment l'Écriture. Philon , surnommé le second
Platon , mêla les explications allégoriques et mé-
taphoriques des Égyptiens aux subtilités de la
philosophie grecque. En même temps que cette
lumière douteuse de la philosophie alexandrine
se levait sur le monde romain, une autre et plus
pure lumière avait paru et brillé dans Alexandrie
même. Le christianisme y avait été prêché par
saint Marc qui y fonda une école, source de cette
école alexandrine chrétienne, d'où devaient
sortir Clément et Origène.
Cette école philosophique d'Alexandrie, qui
compte dans la littérature grecque tant et de si
brillants disciples, qui commence à Ammonius
et finit à Proclus, cette école n'a, au second
siècle et plus tard , de représentant dans la lit-
térature latine qu'Apulée qui, pendant son séjour
i 24
— 370 —
à Alexandrie, dut, avide qu'il était de connais-
sances mystérieuses , se livrer tout entier à une
doctrine plus mystique que philosophique. C'est
à Pythagore et à Platon qu'Apulée se rattache.
A ce titre, ses ouvrages philosophiques, bien
que n'étant que des traductions ou des résumés,
ont un haut intérêt. Ses œuvres philosophiques
sont : le Démonde Socrate, la Doctrine de Platon,
en trois livres ; le livre du Monde , traduction
d'Aristote. Le premier de ces ouvrages, ainsi que
beaucoup d'ouvrages, ne tient guère tout ce que
promet son titre ; car du démon de Socrate , il
en est peu question; il ne vient qu'à la fin du
livre; c'est à proprement parler un traité sur ce
que nous comprenons sous le titre général de
génies. Entre Dieu et les hommes, entre le ciel et
la terre, n'y a-t-il point quelque lien mysté-
rieux, quelques puissances intermédiaires? Non;
l'homme n'est point séparé des dieux ; ses priè-
res et ses plaintes peuvent monter jusqu'à eux ,
et les bienfaits du ciel descendre jusqu'à lui par
des êtres intermédiaires , messagers de la Divi-
nité , et auprès d'elle intercesseurs bienveillants
des hommes : ces essences secondaires et protec-
trices, ce sont les démons. Apulée disserte sur
leurs formes , leur nature , leurs attributs. Outre
ces démons , chaque homme n'a-t-il pas en lui-
même un génie secret, une voix intime dont il
doit consulter les inspirations ? Voilà le démon
— 371 —
de Socrate; le démon de Socrate, c'est encore
l'étude de la philosophie, à laquelle l'homme se
doit entièrement consacrer. Apulée termine ce
traité en préchant le détachement des biens ter-
restres, la supériorité du monde spirituel et mo-
ral sur le monde matériel et physique : il y a là
des tendances qui se rapprochent du christia-
nisme, comme s'en rapproche aussi la doctrine
sur les démons. Cette doctrine, saint Augustin
Fa longuement réfutée au huitième livre de la
Cité de Dieu ; nous n'entrerons pas ici dans le
fond de cette discussion théologique que nous
retrouverons ailleurs.
La Doctrine de Platon se compose de trois
parties : la physique, la morale, la dialectique.
Laissons la dialectique. C'est dans la première
partie , la physique , que Platon pose les deux
principes fondamentaux en opposition directe
avec les dogmes du christianisme , à savoir : la
préexistence de la matière et son éternité. Aussi
l'Église latine, plus logique que l'Église grecque,
a-t-elle tout d'abord compris qu'il y avait entre
elle et Platon, malgré des rapports apparents, un
abîme infranchissable ; et quand les Pères de
FÉglise grecque, séduits par cette brillante ima-
gination de l'Orient , qui parlait si puissamment
à la leur , voulaient se rattacher à l'Académie ,
l'Eglise latine proclamait hautement qu'elle ne
connaissait d'autre berceau que le portique de
— 372 —
Salomon. Le second livre est un abrège de plu-
sieurs traités de Platon , un mélange de ses doc-
trines théologiques, philosophiques et politiques;
mélange quelquefois obscur , parce qu'il est trop
resserré. On sait que Platon offre ou paraît offrir
d'assez nombreuses contradictions; ces contra-
dictions, dans ses ouvrages, sont sauvées par
d'habiles transitions et de sages économies de
pensées. Si Platon veut corriger les erreurs de sa
République, il fera les Lois. Apulée, abréviateur,
ne procède point et ne peut procéder ainsi; c'est
en quelques pages et sans ménagements qu'il dé-
ment, comme imitateur des Lois, ce qu'il a dit
et exposé comme traducteur de la République . Les
grandes vues, les théories magnifiques de Pla-
ton , ainsi raccourcies et réduites à des propor-
tions mesquines heurtent et choquent l'esprit.
Après avoir reproduit Platon, Apulée s'inspira
d'Aristote, ou plutôt le traduisit. Le traité du
Monde a ceci de remarquable , que la beauté de
l'univers y est donnée comme une preuve de
l'existence de la Divinité; c'est une voie où en-
trera l'éloquence chrétienne, et qu'elle saura
agrandir et féconder en animant le spectacle
muet de la nature des sentiments et des passions
du cœur humain; en créant des harmonies mo-
rales là où la philosophie païenne ne voyait que
des harmonies physiques. Du reste, dans cette
route nouvelle, Apulée ne larde pas à s'égarer;
— 373 —
si un moment il a entrevu la Divinité dans la
beauté de l'univers , il la confond bientôt avec
cet univers : déiste d'abord , puis panthéiste , il
sent que sur les traces d'Aristote, il risque de se
perdre, et finit ce traité, incomplet du reste, par
des idées religieuses, des idées de justice et d'ex-
piation empruntées à Platon ; toujours ramené à
ce mouvement nouveau et profond qui entraî-
nait l'humanité vers les croyances antiques , et
allait, comme au début delà science, confondre
la philosophie dans la théologie.
Apulée était en effet un de ces esprits que la
grande révolution religieuse qui se remuait dans
le monde ne pouvait trouver indifférents; mais
sa vanité, ainsi que ce goût pour la magie que
nous lui connaissons, nous disent assez sous quel
drapeau il devait se ranger. Nous avons, au
commencement de cet ouvrage, peint la lutte
engagée et soutenue par Apulée contre le chris-
tianisme ; lutte où la ferveur du pastophore se
joignait a l'exaltation du philosophe , l'orgueil
du rhéteur à l'amour-propre du magicien.
Nous connaissons Apulée romancier , Apulée
philosophe ; montrons Apulée rhéteur. Il nous
reste d'Apulée deux ouvrages de rhétorique et
d'éloquence : les Florides et X Apologie. Les F/o-
rides sont un recueil de morceaux préparés pour
l'improvisation ; des modèles que le rhéteur
proposait à ses élèves; des fragments de discours
— 374 —
d'apparat, prononcés devant les Carthaginois.
Les deux grandes prétentions d'Apulée dans ses
Florides , sont l'universalité des talents et l'im-
provisation. Ce sont aussi les deux seuls traits
auxquels nous nous arrêterons, parce que ca-
ractéristiques de l'époque où vivait Apulée, ils
sont aussi des phénomènes qui dans l'histoire
de l'esprit humain ont leurs lois certaines et
leur signification.
La prétention à l'universalité des connais-
sances et la possession même de ces sciences
diverses est, selon nous, pour un auteur un
grand mal; non-seulement parce que l'esprit
humain, quelle que soit sa portée, ne peut
également suffire à tant d'études , mais surtout
parce que cette variété d'études et de connais-
sances corrompt le style plutôt qu'elle n'étend et
ne fortifie les idées. On transporte dans le lan-
gage des passions des termes qui appartiennent
à la science; dans la morale, les expressions
consacrées à la physique ; dans l'éloquence , les
formules du droit; les métaphores, puisées à
des sources diverses et mélangées , sont péni-
bles et obscures; c'est souvent le défaut de
Thomas : c'est là aussi celui d'Apulée. Cet effet,
ce que la diversité des connaissances produit sur
le style d'un auteur, le mélange des littératures le
produit sur la langue d'un peuple : en se ma-
riant, les littératures s'altèrent et perdent de leur
— 375 —
pureté native ; si les idées gagnent à cette com-
munion intellectuelle, les idiomes à coup sûr en
souffrent. Les styles s'effacent dans le frottement
des idées , et, ainsi que la nationalité des peu-
ples, le caractère primitif du langage disparaît.
Chaque peuple, en effet, a son cachet particulier,
son empreinte originelle qu'il ne peut impuné-
ment échanger contre des formes et des habitudes
étrangères : avec des ressemblances nombreuses,
l'esprit humain a des différences profondes,
différences qui tiennent au climat , aux mœurs ,
aux institutions. Toute littérature se compose
de ces généralités et de ces variétés; par les
généralités , elle répond au sens commun de
l'humanité : elle est absolue ; par les variétés ,
elle est elle-même, elle est relative, elle est na-
tionale. Or, c'est, en littérature comme en poli-
tique, la nationalité qui fait les grands peuples
et les grands écrivains; quand cette origina-
lité s'altère, le génie s'efface ainsi que les ca-
ractères ; les formes primitives , celles qui tien-
nent au génie d'un peuple et le dessinent , les
expressions indigènes en quelque sorte se cor-
rompent et s'altèrent : en s' élargissant, le cadre
de la pensée se brise; et la langue qui fait et
contient les idées, rompue elle aussi, les idées
à leur tour perdent , comme le style , leur pro-
priété et leur force. Tel est, selon nous, le résul-
tat de l'universalité des connaissances sur le
— 376 —
style d'un auteur en particulier , celui du mé-
lange des littératures sur la langue et les idées
d'un peuple en général.
L'improvisation n'est pas un fait moins signi-
ficatif dans l'histoire morale d'un peuple; elle a,
tonte capricieuse et fortuite qu'elle paraît au
premier coup d'oeil , ses causes nécessaires et
ses signes certains ; elle ne naît jamais et jamais
ne brille qu'au commencement ou à la fin d'une
littérature; elle annonce dans un peuple une
grande et féconde rénovation ou une prochaine
décadence ; jamais elle ne paraît aux époques de
calme et de loisir pour une nation, de perfection
pour une littérature : au siècle de Louis XIV,
Fénelon seul eut ce don brillant d'improvisa-
tion ; mais Fénelon a l'imagination grecque ,
et son langage n'avait pris le pas sur son siècle,
que parce que ses idées le devançaient. Car c'est
le mouvement des idées, rapide et journalier,
qui fait l'improvisation; mais on peut se trom-
per à ce mouvement, tantôt signe de régénéra-
tion , tantôt prélude de décadence sociale et in-
tellectuelle. Si l'improvisation était toujours un
présage d'avenir, si elle n'avait qu'un caractère,
il serait facile de la reconnaître : il faudrait se
féliciter de la voir éclater et se répandre. Malheu-
reusement elle a ce double caractère de déca-
dence aussi bien que de régénération; elle remue
des mots, non moins que des idées : stérile dans
— 377 —
le premier cas; clans le second, féconde el bril-
lante.
A l'époque où vivait Apulée , l'improvisation
offrait , comme toujours , ce double caractère.
Voyez l'éloquence païenne grecque et latine;
voyez ces rhéteurs qui vont de ville en ville,
annonçant une improvisation comme on annonce
un spectacle ; relisez toutes ces déclamations
qui, sous les titres divers, mais également vides,
charmaient l'oisiveté des villes grecques et ro-
maines, et je vous défie d'y trouver une idée
nouvelle, une seule vue d'avenir. Tous ces
gens-là cependant triomphent de cette facilité
qu'ils ont de parler, et le peuple avec eux s'en
enchante. On leur élève des statues : Polémon ,
Hérode Atticus , Fronton, Apulée, tous les
rhéteurs de cette époque ont leur apothéose;
et pourtant il n'y a , sous ces phrases sonores
cl éclatantes, rien qui remue le coeur, rien
qui intéresse l'esprit, rien qui puisse tirer la
société païenne de cette indifférence morale
où elle se meurt d'ennui et d'abattement. Tour-
nez vos yeux d'un autre côté : voici encore l'im-
provisation ; une rude, grossière, étrange im-
provisation; celle-ci ne flatte pas les oreilles, ne
caresse pas l'imagination, ne sème pas les fleurs à
pleines mains; et pourtant elle remue puissam-
ment les âmes, elle leur ouvre des perspectives
nouvelles; elle les ravive, les enchante, les ra-
— 378 —
nime à l'espérance et à la joie; elle ressuscite ou
plutôt remplace 1 éloquence que l'on croyait
perdue; les peuples accourent à sa voix, si les
savants se laissent séduire aux accents plus har-
monieux de sa rivale : telle est l'improvisation
chrétienne en présence de l'improvisation pro-
fane. Laissez-la grandir, cette parole évangélique,
et vous la verrez pendant dix siècles , de Tertul-
lien à saint Bernard , dominer souverainement
les intelligences et les âmes.
Plus tard , au xve siècle , l'improvisation
change de caractère. La découverte de l'im-
primerie et aussi cette autorité royale qui sub-
stitue à l'allure un peu désordonnée mais plus
libre et plus vive de la féodalité politique et reli-
gieuse , l'action régulière du pouvoir monarchi-
que , la forcent de prendre une autre forme :
elle était parlée , maintenant elle sera écrite ;
c'est dans Luther et dans Calvin que l'improvi-
sation éclatera. Animée au xve et au xvie siècle
par la lutte religieuse, au xvne siècle l'improvi-
sation, même écrite, disparaît et s'éteint, pour
reparaître au commencement du xvine siècle ,
dans les philosophes; à la fin, dans Mirabeau.
Depuis lors , l'improvisation a eu un double ca-
ractère : elle a été tout à la fois écrite et parlée ;
est-ce une improvisation d'avenir ou de passé?
ressemble-t-elle à la facilité d'Apulée ou à la verve
de Terlullien ? Annonce-t-elle une régénération
— 379 —
sociale et intellectuelle, ou une décadence? Il v
a en elle ces deux signes : le côté mystérieux et
le côté éclatant de lumière, colonne brillante
pour les Hébreux, obscure pour leurs ennemis;
mais de quel côté sont les ténèbres? où est la
lumière?
Les littératures de la décadence ou de la re-
naissance sont fières de cette facilité qu'elles ont
déparier et décrire; elles prennent en pitié les
littératures classiques, celles où la pensée a trouvé
et a gardé des formes pures et harmonieuses, où
elle a pris des habitudes timides, ce semble, et
s'est renfermée dans un cercle fatal où elle paraît
tout sacrifier à la forme. Est-il bien vrai que dans
ces siècles , dits les siècles du bon goût , dans
les siècles de Périclès et d'Auguste , de Léon X
et de Louis XIV, tout le travail de l'esprit hu-
main se porte et s'arrête à la forme? ces siècles
n'ont-ils pas autant de hardiesse et de création
qu'en eurent les époques de renaissance ou de
décadence? n'ont-ils pas une aussi haute mission,
une mission plus importante? Que font, en effet,
dans leur travail le plus actif, les siècles de pré-
paration ou de dépérissement? ceux où meurt,
où nait une société? ils élaborent, ils soulèvent,
ils agitent les questions qui successivement ré-
solues et acquises à l'humanité composent son
domaine : ils les remuent, mais ne les décident
pas. Ces germes vont flottant, renfermant la vie,
— 380 —
mais ne la donnant pas , tant que le génie et le
temps ne les ont point fécondés en les cultivant.
Or, c'est là précisément le travail des grands
siècles littéraires, de ceux où la pensée se re-
cueille et se concentre pour être plus profonde
et plus forte, où, démêlant les confuses prépara-
tions des temps de décomposition, passant au
creuset l'or pur et l'alliage, elle ne conserve des
longues agitations de l'esprit que ce qui importe
à l'avenir, ce qui tient à l'humanité même, et
laissant tomberai! fond du vase cette lie grossière
dont les passions et les intérêts chargent toujours
et obscurcissent les idées d'un siècle , elle en
extrait, pour ainsi dire, la raison éternelle et les
vérités absolues : telle est l'œuvre des siècles
classiques, œuvre difficile, patiente, hardie dans
ses apparentes timidités, vaste dans les limites
mêmes qu'elle s^mpose, car il lui faut faire
tenir en un étroit espace les opinions et les re-
cherches de plusieurs sociétés; œuvre où la
forme ne domine pas le fond , mais où elle est
nécessaire pour le faire vivre; où par conséquent
cette forme doit être pure, forte, et où il faut
faire dans les mots d'une langue le même choix
que la pensée fait sur les idées de plusieurs siècles.
On conçoit que dans ce double travail des
idées et des mots, les littératures classiques
doivent procéder lentement ; que reproduisant,
que fixant, non point les teintes vagues et fu-
— 381 —
gitives d'un siècle, la physionomie d'un peuple
dans tel on tel moment , mais l'image impéris-
sable de l'humanité, elles y apportent un peu
plus de préparation; qu'elles y regardent de
plus près que les littératures de décadence ou
de luttes; mais cette prudence n'est pas de la ti-
midité, cette modération de la faiblesse : c'est
le signe de la force au contraire de se limiter et
de s'arrêter. Il y a toujours quelque peu d'im-
puissance dans la précipitation , et la parole qui
doit enfanter l'avenir ne perd-elle pas à être je-
tée, plutôt que présentée, parlée plutôt qu'é-
crite ? Les auteurs les plus éloquents, quand ils
écrivent sous l'impression des besoins ou des
préjugés contemporains , combien ne perdent-ils
pas avec le temps? On cherche leur influence,
leur gloire, leur génie; et on les devine plus
qu'on ne les trouve. L'improvisation , si eni-
vrante, escompte donc la gloire plus qu'elle ne la
donne ; elle sacrifie l'avenir au présent; elle est
la préparation des siècles classiques qu'elle
dédaigne; elle remue quelquefois l'humanité : les
bons livres seuls l'instruisent et la fixent.
Nous voilà un peu loin d'Apulée et des Flo-
rides; revenons-y. Les Florides sont donc des
morceaux de rhétorique, brillants et ingénieux,
où Apulée se plaît à étaler la variété de ses con-
naissances, la souplesse de son esprit, l'éclat de
son imagination, la facilité de sa parole, ache-
— 382 —
vaut en latin un discours commence en grec.
Mais quoi qu'il fasse , son éloquence reste froide
et maniérée. Il est cependant un ouvrage dans
lequel Apulée a été quelquefois éloquent , parce
qu'alors l'émotion de l'homme faisait diversion
aux préoccupations du rhéteur. C'est dans son
Apologie, morceau peu connu, et le plus cu-
rieux en même temps que le seul original des
ouvrages d'Apulée.
Apulée, forcé par des vents contraires de re-
noncer à un voyage qu'il avait dessein de faire
en Egypte , s'était , pendant deux ans, fixé à
Oea, et là il avait épousé une veuve, Puden-
tilla. Cette veuve quand il l'épousa, n'avait que
quarante ans, s'il faut en croire Apulée ; soixante,
disaient les ennemis du philosophe ; lui , en avait
alors environ vingt-cinq. Les enfants de Puden-
tilla , Pontianus et Pudens , qui d'abord avaient
vu le mariage sans déplaisir, et qui même, selon
Apulée , l'y avaient décidé par leurs instances ,
ne restèrent pas longtemps dans ces bonnes dis-
positions. Sinon sur leurs instigations, de leur
consentement du moins, un de leurs oncles,
Émilianus, accusa Apulée d'avoir, par des en-
chantements magiques, surpris et forcé le cœur de
Pudentilla, jusque-là rebelle aux offres les plus
séduisantes. \J Apologie a pour but de confon-
dre ces accusations , dont Apulée sortit victo-
rieux. Saint Augustin vante l'éloquence de ce dis-
383
cours, où éclatent en effet, plus qu'en aucun autre
ouvrage d'Apulée , la facilité, la verve, les res-
sources infinies de son esprit. On peut citer
comme les morceaux les plus brillants : le bon-
heur d'un mariage à lacampagne ; les mouvements
pathétiques par lesquels Apulée reproche à un
fils d'avoir osé sonder et étaler au grand jour les
secrets et les faiblesses d'une mère ; comme trait
de mœurs , ce qu'on doit remarquer dans cette
Apologie, c'est la liberté avec laquelle, dans les
habitudes du barreau ancien sans doute, Apulée
verse sur sa partie adverse, le sarcasme, les
injures*, la hardiesse avec laquelle il pénètre dans
la vie privée de ses adversaires , la traîne au
grand jour et l'expose au mépris et à l'indignation
publique; puis encore, cette indiscrétion ou cette
insouciance des mœurs anciennes qui devant
les tribunaux ne respectait pas la pudeur des
femmes, exposait leurs souffrances intimes, leurs
ennuis secrets, les combats douloureux livrés
entre leur fidélité à un premier hymen et leurs
nouvelles passions ; tous motifs par lesquels
Apulée explique comment Pudentilla a cédé,
a été vaincue dans sa première et longtemps
fidèle résolution de veuvage ; comment, sans que
besoin fût d'enchantements, elle a pu Y épou-
ser : « Une femme plus âgée , dit-il , épouser un
jeune homme! cela même ne prouve-t-il pas
qu'il n'y a point eu de magie? » non sans doute,
uu I- — —
à l'égard de Pudentilla; mais l'impression qui
nous est restée de ce discours, c'est qu'Apulée
s'occupait véritablement et s'occupait beaucoup
d'opérations magiques, et lui-même, plus d'une
fois, répète qu'il croit à la magie. On a com-
paré, je crois, Apulée à Cagliostro ; cette com-
paraison, que nous pourrions confirmer par de
nombreux rapprochements, est très-juste; et,
puisque nous sommes sur la voie des rappro-
chements , serait-ce en abuser que de dire qui!
est dans notre littérature deux hommes qui, toutes
réserves faites et admises, nous paraissent offrir
avec Apulée quelques traits de ressemblance ?
ces deux hommes sont Beaumarchais et Diderot ;
je ne sache rien qui me rappelle mieux les Mé-
moires de Beaumarchais que X Apologie d'Apulée.
Quant à Diderot, si l'on s'étonne d'abord de le
voir comparer, lui, esprit fort, lui philosophe du
xvine siècle, à un pontife d'Esculape, à un homme
avide de pratiques mystérieuses, à un homme qui
portait des amulettes, je dirai que, dans mon
opinion, Diderot n'est pas venu dans son siècle ;
qu'il n'était pas fait pour le xvme siècle, mais
pour le moyen âge, et qu'il avait en lui l'étoffe
d'un moine au moins autant que celle d'un phi-
losophe. Voyez, en effet, Diderot de près, et
dans son intérieur: dans son intérieur, cet homme
joue l'hiérophante et l'oracle; je me trompe, il
ne le joue pas, ce rôle; sa nature trompée re-
385
grelte cet enthousiasme religieux que l'air de son
siècle a chassé loin de lui : il cherche moins à
éloigner le Dieu, qu'à le rappeler. Entendez-le,
au milieu de ses axiomes de scepticisme , j'allais
dire de matérialisme les plus désolants , éclater
en hymnes magnifiques à la Divinité : vous sur-
prenez la prière dans son cœur , les larmes dans
ses yeux , quand le blasphème est dans sa bou-
che. Tel eut été, selon nous, dans un autre siècle,
dans notre siècle peut-être , le véritable Diderot.
Ainsi me paraît avoir été Apulée : rhéteur vain
tout ensemble et philosophe crédule, imagina-
tion exaltée et inégale , licencieuse et mystique,
racontant les mystères d'Isis de la même plume
dont il avait peint les aventures obscènes de Lu-
cius; mêlant les extases de l'initié aux fantaisies
monstrueuses du romancier; écrivain facile,
élégant , coloré , rhéteur habile et brillant , phi-
losophe idéaliste, hiérophante tout à la fois
imposteur et dupe : en un mot, une des physio-
nomies les plus curieuses de l'antiquité et une
des moins connues jusqu'à présent.
25
LA LITTÉRATURE PAÏENNE
ET
LA LITTÉRATURE CHRÉTIENNE AU TROISIÈME SIÈCLE.
Il en est de l'histoire littéraire comme de l'his-
toire politique : elle est plus saisissante et plus
dramatique à sa jeunesse et à sa décadence, qu'à
son âge mûr et dans la plénitude de ses forces ;
dans les temps d'agitations et d'inquiétudes mo-
rales , qu'aux jours de calme et de loisirs. Les
plus beaux siècles de l'esprit humain , ceux où
la pensée et le style ont trouvé leurs formes les
plus pures, les plus vraies, les plus harmo-
nieuses, ne sont pas toujours ceux qui éveillent
le plus vivement nos sympathies; soit qu'il y ait,
dans la perfection même du goût, quelque chose
de délicat et de fin qui ne peut être bien saisi
et bien apprécié que par cette fraîcheur même
et cette grâce native d'imagination qui la pro-
duisent; soit que les esprits se lassent plus vite
du bon et du beau , comme plus vite aussi les
peuples s'ennuient du bonheur. Aujourd'hui
surtout une curiosité infatigable se plaît à inter-
roger dans l'histoire de l'esprit humain ainsi
— 387 —
que dans l'histoire des peuples, les époques
moins connues, celles où elle espère saisir par
l'examen du passé le secret de l'avenir. Or , de
toutes les périodes de la littérature romaine, il
n'en est point peut-être, sinon de plus grande,
de plus instructive , du moins , que celle dont
nous retraçons le tableau.
En effet, la philosophie, le paganisme, le
christianisme , l'Asie , l'Occident et l'Afrique ,
trois mondes politiques, moraux et intellectuels,
s'y rencontrent, s'y pressent et s'y combattent.
Si quelques genres de littérature s'y dégradent
et y périssent, d'autres y naissent et grandissent.
Le génie romain, renfermé jusque-là et pour
ainsi dire captif dans sa nationalité, en sort et
s'élance vers des routes et des destinées nou-
velles. L'histoire, qui n'avait jamais vu et mon-
tré que le peuple roi, porte ses regards au delà
de l'univers romain ; elle aperçoit, elle nomme ,
elle décrit des peuples nouveaux; elle semble
pressentir les transformations secrètes de l'hu-
manité et ses merveilleux progrès, effrayée qu'elle
est et ravie tout ensemble de ces peuplades vier-
ges et vigoureuses qui, dans leurs forêts, atten-
dent, les armes à la main, l'ordre de la Provi-
dence, pour fondre sur Rome et venger l'univers.
Sans doute, elle n'a plus les formes pures, suaves,
brillantes qui , sous le pinceau de Tite Live, lui
donnaient tant de charme et d'éclat; elle ne s'a-
— 888 —
iiinie plus aux rudes et nobles combats de la
vieille liberté; mais, avec moins de grandeur,
elle offre plus de variété et d'intérêt ; elle a de
plus hauts enseignements.
Tacite forme la transition entre l'ancienne
histoire romaine et celte histoire nouvelle. Vieux.
Romain par le cœur , par les préjugés même et
les préventions , il est par l'imagination , par le
style, l'homme de l'avenir; malgré lui, il entre-
voit et touche les mondes nouveaux et encore
obscurs du nord et de l'orient, qui doivent dé-
truire le monde romain , l'un par ses armes ,
l'autre par ses superstitions. Écrivain singulière-
ment pittoresque et concis, mais brusque et
heurté quelquefois, dans ses formes dramatiques,
dans sa recherche de scènes détachées , de ta-
bleaux à effet, il trahit l'histoire nouvelle, comme
dans ses instincts de Romain il devine la chute
de la ville éternelle. L'histoire, dans Tacite, est
nouvelle pour la forme et pour le fond : histoire
plus voisine des mémoires que de F épopée,
comme l'était l'histoire de TiteLive; mais his-
toire vive, saisissante, nuancée, annonçant dans
sa variété et reproduisant les teintes diverses de
1 humanité auparavant effacées et perdues sous
la couleur uniforme de l'orgueil romain. L'his-
toire continue à marcher dans celte voie; ainsi
se montrent à nos regards Suétone , les écrivains
de l'histoire Auguste, A m mien Marcellin.
— 389 —
L'individualisme romain est vaincu de tontes
parts; il plie, il cède à la fatalité qui l'entraîne;
il se mêle enfin , il communie avec cet Orient
que jusque-là il avait repoussé; il en adopte les
superstitions et les sciences occultes , les dieux et
les mœurs, comme déjà il avait emprunté à la
Grèce sa philosophie et ses divinités , comme il
en accueille , plus que jamais , les rhéteurs et les
sophistes. Apulée, nous venons de le montrer,
est le représentant de ce commerce de l'Italie
avec l'Orient; romancier, philosophe, hiéro-
phante et rhéteur, il offre tout à la fois dans ses
écrits , avec les superstitions monstrueuses qui
alors assiégeaient les imaginations, les ferveurs
sincères ou hypocrites qui, en présence du chris-
tianisme, tentaient de ranimer la foi mourante
des peuples , l'enthousiasme nouveau de la phi-
losophie platonicienne altérée; enfin, les vanités
et les triomphes ordinaires alors aux rhéteurs :
Apulée est à lui seul tout un siècle littéraire.
Moins important, moins profond, beaucoup
au-dessous d'Apulée, Auîu-Gelle a pourtant en-
core son mérite et son intérêt ; il révèle deux faces
curieuses de l'esprit latin à cette époque, sa-
voir : cette manie d'archaïsme qui, dans les an-
nales de l'intelligence humaine, est le signe de
la décadence, ainsi que, dans l'homme, le re-
tour aux souvenirs, aux habitudes, quelquefois
aux puérilités du premier Age ; puis, cette im-
— 390 —
portance déplorable des grammairiens et des so-
phistes grecs, et l'empire qu'ils avaient pris
sous les Antonins. Aulu-Gelle a un autre avan-
tage : il contient, en quelque sorte, toute la lit-
térature latine, plus que la littérature latine ; car
combien d'auteurs ne vivent que dans son livre!
curieux recueil d'antiquités, et qui, semblable à
ces musées élevés en Italie auprès du Vésuve et
pour ainsi dire sur les ruines mêmes du sol et
des villes dont ils sont destinés à recevoir et à
conserver les débris , a donné l'immortalité à
des noms qui valaient beaucoup mieux que le
nom dAulu-Gelle ; triste réflexion, du reste , à
faire sur la gloire, que celte protection de la mé-
diocrité sauvant de l'oubli le génie de l'éloquence
ou de la poésie! L'ami de Marc-x\urèle, Fronton,
a les mêmes préoccupations et les mêmes sym-
pathies qu'Aulu-Gelle; heureux si, en arrachant
à l'oubli une partie de ses œuvres , l'érudition
patiente et admirable d'Angelo Mai ne fut venue
dissiper le prestige d'une renommée qui gagnait
à rester inédite !
La littérature latine, née des éléments et sous
les inspirations de la littérature grecque, nourrie
de son suc, formée de sa substance et vivant en
quelque sorte de sa vie, n'en subit jamais plus
complètement l'influence, j'allais dire le despo-
tisme, qu'à cette époque. La prédilection d'A-
drien pour la littérature grecque; le dédain de
— 391 —
Marc-Aurèle pour la langue latine ; le soin que
prennent les Àntonins de fonder des écoles à
Athènes , tout , en ravivant la langue grecque
contribue à appauvrir, à dessécher la langue la-
tine. La littérature grecque compte à Rome au-
tant de chaires , plus de chaires que la littérature
romaine ; s'il y a trois rhéteurs latins , il y a cinq
rhéteurs grecs : le siècle des Antonins est , pour
ainsi dire, un siècle grec. De là, sans doute, la
disette d'auteurs latins à cette époque, ou du
moins leur infériorité. Quoi qu'il en soit, puis-
que cette enveloppe grecque recouvre de tous
côtés la physionomie latine, il faut donc abso-
lument, pour avoir toute la littérature romaine,
interroger la littérature grecque ; c'est à elle qu'il
faut demander le secret de ce mouvement intel-
lectuel, nouveau et profond, que suit l'Italie,
mais qui part d'ailleurs et de plus haut. C'est
alors que Plutarque s'étonne du silence des ora-
cles ; qu'il cherche avec une mystérieuse curio-
sité, dans l'inscription du temple de Delphes,
ce dieu nouveau etinconnu que saint Paul avait
révélé à l'aréopage. L'examen du génie grec, à
cette époque, n'a donc pas seulement trait à la
littérature latine ; il en est la lumière et le com-
plément nécessaires.
Mais la littérature grecque elle-même est-elle,
avec la littérature latine, le seul mot, tout le
mot de cette époque ? En dehors du monde
— 302 —
grec, du monde romain, ne se passe-t-il rien
dans les esprits, rien dans les âmes ? Sans doute,
la littérature latine est curieuse encore et variée;
la littérature grecque, toujours grande et fé-
conde ; Epictète et Arrien , dans la philosophie ;
dans l'histoire , Appien et Hérodien ; Lucien ,
Plutarque, dans la morale, ces noms ne sont
pas sans gloire. L'astronomie présente Ptolémée,
la médecine, Galien ; et pourtant je ne sais quelle
froideur, quel vide s'y remarquent : on sent que
l'avenir n'est pas là. Ces littératures ne vivent et
ne s'inspirent que du passé ; elles répètent, en
poésie, les noms d'Homère et de Virgile; dans
l'éloquence , ceux de Démosthènes et de Cicé-
ron ; en philosophie , Platon et Aristote sont en-
core les oracles du monde. Le monde cependant
s'est troublé : à l'Orient , une étoile a paru ; elle
est venue, silencieuse, mais brillante, se reposer
sur une montagne de la Judée, et le monde
a été changé. Cette révolution si profonde fut
obscure d'abord et inaperçue. Le vieux monde
païen continuait à marcher dans ses voies d'or-
gueil et de violence ; maîtresse de l'univers ,
Rome s'enivrait du sang des esclaves et des peu-
ples conquis; et voici qu'une puissance nouvelle
paraît tout à coup: elle prend sous sa protection
et les esclaves et les vaincus. Rome s'aperçoit
enfin qu'il y a au milieu d'elle, sous elle, quel-
que chose qui la trouble et l'inquiète ; elle se re-
— 393 *—
tourne et voit le christianisme : il était trop tard;
quand Rome le vit, elle en était vaincue.
En même temps que la lumière de l'Évangile
se levait ainsi sur le monde , une autre philoso-
phie, brillante aussi, mais moins pure, partie
également de l'Orient , venait mêler aux révéla-
tions du christianisme ses divinations incertaines,
opposait ses miracles aux miracles de l'Évangile,
Apollonius deTyanes et Apulée au Christ, et aux
mystères du christianisme les sciences occultes
de la Chaldée et les opérations théurgiques de
l'Egypte. La politique vint en aide à la philoso-
phie. Julien, rhéteur, philosophe, incrédule,
superstitieux , veut ranimer , par orgueil autant
que par conviction, le paganisme mourant : ainsi
le christianisme a contre lui la philosophie , la
politique, la superstition.
Il est dans la littérature chrétienne un genre
d'ouvrages qui rentre naturellement dans le
tableau de l'esprit humain au 111e siècle, et qui
aussi se prête plus facilement à la critique lit-
téraire. Les apologistes chrétiens forment dans
le domaine de la littérature ancienne comme un
terrain vague, un pays neutre, entre la littéra-
ture sacrée proprement dite et la littérature pro-
fane. Sentinelles avancées du christianisme, pour
combattre le paganisme et la philosophie, ils
doivent les reconnaître de près, s'y mêler, pé-
nétrer quelquefois dans le camp de leurs enne-
394 —
mis, se couvrir de leurs dépouilles, les com-
battre avec leurs armes. Ainsi firent -ils. Voulez-
vous connaître l'antiquité philosophique, théo-
logique ou mythologique, c'est aux apologistes
chrétiens qu'il la faut demander. Là , le paga-
nisme vous dira , ce que , dans ses auteurs , il
cache avec tant de soin ; il vous livrera le secret
de ses initiations, de ses sacrifices, de ses céré-
monies, les origines de sa religion et de son
culte. Et la philosophie, que d'aveux elle aura à
vous faire en rougissant! Ses doutes, ses contra-
dictions, ses ignorances et ses affirmations plus
déplorables encore sur les vérités les plus né-
cessaires à l'homme, les plus chères à son cœur,
les plus douces à ses espérances! Ainsi il faudrait,
dans un but seul de curiosité et de savoir , étu-
dier les auteurs chrétiens ; mais qu'un plus haut
intérêt s'attache à leurs écrits ! Cette cause que
les apologistes chrétiens plaidaient , au tribunal
des empereurs, devant l'univers attentif et
étonné , en faveur de l'humanité contre le pa-
ganisme , c'est notre cause : nous jouissons de
leur victoire. Que demandait, en effet, Tertul-
lien quand il écrivait, sous Sévère, cette admi-
rable apologie , monument impérissable d'élo-
quence autant que de courage ? La liberté de
conscience. 11 voulait ce qu'avant lui , avait vai-
nement tenté , sous le despotisme impérial , la
rigide vertu des Thraséas et des Helvidius; et
celle liberté , il ne la réclamait pas pour le sénat
seulement, mais pour tous les hommes. La Rome
politique n'avait songé qu'à elle-même ; la Rome
chrétienne songe à l'univers : Vrbl etOrbi, c'est
la devise du Capitole chrétien. Et Cyprien, pour-
quoi fait-il entendre ces cris d'indignation et de
pitié, qui disputent au cirque les victimes hu-
maines destinées à réveiller dans des âmes cor-
rompues par le spectacle de la mort, le sentiment
émoussé et flétri de la vie? C'est nous, en-
fants des Gaulois, enfants des vaincus, qu'il ar-
rachait au cirque. Dirai-je tous les autres grands
noms de l'éloquence chrétienne ? Lactance écri-
vant, dans le style de Cicéron, le code nouveau
du christianisme et de l'humanité -, Jérôme, Au-
gustin, conservant, au milieu de leurs austérités
et de leur repentir, les illusions et les souvenirs
de la littérature profane ; se défendant, sans y
pouvoir entièrement renoncer, de la lecture de
Virgile et de Platon, comme d'une impiété? Sur
les traces de ces auteurs chrétiens , nous arrivons
au moyen âge, nous touchons aux temps mo-
dernes. Chez eux se trouvent les racines de nos
idiomes, de nos pensées, de nos mœurs. Cette
langue que nous parlons, elle est fille, non du
latin classique, du latin grec, mais du latin popu-
laire, du latin rustique. Vous avez là les origines
de ces façons de parler, naïves et simples, que
peut regretter quelquefois, avec Fénelon, un
— 396 —
goût délicat. Où commence ce spiritualisme de
la pensée qui fait le caractère de la littérature
moderne et de notre grand siècle littéraire en
particulier; où, cette unité morale qui a pré-
paré l'unité philosophique de l'Europe; où, si-
non aux auteurs chrétiens? Oui, là est notre
berceau intellectuel, moral, littéraire.
Pourtant, il faut l'avouer : le génie des apolo-
gistes chrétiens est encore le génie romain ; c'est-
à-dire un génie profond, durable, mais, sur
quelques points, opiniâtre et inflexible. Les Pères
de l'Église latine retiennent, pour ainsi parler,
en combattant leurs ennemis , la philosophie et
le paganisme , ce cachet de domination âpre et
de fierté exclusive , qui était le caractère de la
Rome politique ; ils ne composent pas avec leurs
adversaires ; ils ne veulent rien devoir à la phi-
losophie ; ils ne lui empruntent ni des armes ni
des souvenirs. Ainsi n'agissent pas les apologistes
grecs. Sortis , pour la plupart , des écoles mêmes
de la philosophie, ils ne la renient point. Us ai-
ment au contraire à se parer de ses richesses , à
lui reprendre ce qu'ils pensent leur avoir été dé-
robé et à orner l'arche sainte des dépouilles des
Àmalécites. De même donc que pour avoir toute
la littérature profane , il faut l'éclairer du con-
traste et du rapprochement de la littérature pro-
fane grecque, ainsi devons-nous, pour avoir
toute la littérature latine chrétienne, y répandre
— 397 —
le jour de la littérature grecque sacrée et de-
mander aux Justin, aux Athénagore, aux Eusèbe,
ce qu'Arnobe, Minucius Félix, saint Ambroise
ne nous diraient pas.
Une autre considération rend ce rapproche-
ment nécessaire : non-seulement le génie, mais
la position des apologistes latins et des apolo-
gistes grecs, est différente : les apologistes grecs
n'ont pas les mêmes ennemis que les apologistes
latins; ils ne devront donc pas avoir la même
marche et le même dessein. L'hellénisme, dans
ses attaques contre le christianisme, est encore le
génie grec : génie hardi, aventureux, ami de la
discussion ; c'est au nom de la philosophie et non
de la politique qu'il attaque la religion nouvelle :
pour se défendre, il n'invoque que le raisonne-
ment et l'imagination. Le génie romain, au con-
traire, génie superbe et mystérieux, frappe dure-
ment et laconiquement le christianisme. Si vous
voulez trouver les traces de la lutte du polythéisme
romain contre l'Evangile , ne les demandez pas
aux auteurs latins, historiens ou philosophes; ils
ne vous les indiqueraient pas; le code romain a
seul enregistré ces terribles édits : la loi proscri-
vait, elle ne discutait pas. Les jurisconsultes du
me siècle sont les plus opiniâtres adversaires du
christianisme. Le vieux génie romain aux prises
avec le nouveau génie du christianisme latin se
défendait par le glaive, et le catholicisme romain
Q O Q
se contentait, pour le vaincre, du dogme : 1 un
était aussi impérieux que l'autre, ou plutôt c'é-
tait toujours le même génie. Aussi, en face des
apologistes latins , point ou peu d'oppositions
philosophiques ; pour lui donc , dédain de la
philosophie, et nulle obligation de lui répondre,
il n'en va pas ainsi pour l'Église grecque. Elle a
devant elle la philosophie néo-platonicienne,
qui lui jette un éclatant défi; cette philosophie a
ses enthousiastes, ses martyrs, ses divinités.
L'Église grecque est donc obligée d'entrer plus
tôt et plus avant dans toutes les questions qu'é-
vite ou dédaigne l'Église latine. Elle y porte les
libres et vives allures de l'esprit grec, ne reculant
devant aucun doute , aucune objection de la
philosophie; ne l'excluant pas du christianisme,
mais tâchant au contraire de l'y introduire ; en-
fin, poussant même quelquefois jusqu'à l'hérésie
le désir de conciliation entre la raison et la foi.
Il faut donc interroger les apologistes grecs
pour en apprendre ce que ne nous diraient pas
les apologistes latins sur les grandes questions
qui se débattaient, au jne siècle, entre le chris-
tianisme et la philosophie. 11 y a peu de lutte plus
intéressante que ce combat du christianisme
contre la philosophie alexandrine.
Puis, quand on aura ainsi éclairé la littérature
latine profane parla littérature latine sacrée, les
écrits des Pères de l'Église romaine par les ou-
— 399 —
vrages des apologistes et des ailleurs grecs, aura-
t-on répandu sur cette époque toute la lumière
qui la doit éclairer? Ne manquera-t-il rien à
ce tableau ? Non , cette histoire ne sera pas com-
plète encore. Les germes de la pensée humaine
sont lents à éclore , plus lents à se développer.
Souvent la pensée qu'un auteur dépose dans l'in-
telligence contemporaine ne grandit et ne porte
ses fruits que pour des générations bien éloi-
gnées : pour mûrir une opinion, une croyance,
il faut des siècles. L'idée qui doit prendre pos-
session de la société dort quelquefois longtemps,
engourdie, ce semble, et oubliée; puis, après un
long intervalle , après des siècles, elle s'éveille
et reparaît féconde et puissante; ainsi cheminent,
ainsi se développent les idées dans le travail secret
de l'intelligence. La littérature française, la littéra-
ture du xviic siècle surtout, n'a fait souvent que
reprendre, continuer, compléter la pensée de la
littérature ancienne. Les Pères de l'Eglise , nous
le verrons, ont eu pour commentateurs et pour
disciples , mais pour disciples et commentateurs
hardis et originaux , les plus grands écrivains du
siècle de Louis XIV. Que l'on se garde donc de
négliger ces traditions merveilleuses de l'intelli-
gence, ce commerce mystérieux des idées, ce lien
intime , bien que caché , qui unit les générations
immortelles de la pensée humaine , de la pen-
sée religieuse principalement.
— 400 —
Tel est l'intérêt que présente l'étude comparée
des auteurs profanes et des Pères de l'Eglise.
Trop longtemps séparée de la littérature païenne,
la littérature sacrée doit aujourd'hui s'y joindre.
Le préjugé qui ne voyait dans les Pères que des
écrivains rudes et incorrects, ce préjugé a dis-
paru.
« Vous diriez qu'il n'y a eu de l'esprit et de la
science que chez les païens, et que les auteurs
chrétiens ne soient bons que pour les prêtres ou
pour les dévots ; leur titre de saint leur nuit. On
va chercher la philosophie dans Aristote , et on
a dans saint Augustin une philosophie toute
chrétienne. Pourquoi ne cherche-t-on pas l'élo-
quence dans saint Chrysostome, dans saint
Grégoire de Nazianze et dans saint Cyprien, aussi
bien que dans Démosthènes et dans Cicéron ? et
pourquoi n'y cherche-t-on pas la morale plutôt
que dans Plutarque et dans Sénèque ? » Ainsi
parlait celui que Voltaire appelait le judicieux
Fleury. Aujourd'hui, ce titre de saint ne leur
nuira plus; Augustin et Platon, vieilles parentés
du reste, peuvent vivre en paix. Je ne sais même
quel intérêt profond et mystérieux réveille
cette littérature chrétienne. Dans cette agita-
tion secrète qui travaille les âmes , il semble
qu'elle ait pour nos inquiétudes morales, pour
nos vagues ennuis, des mots qui les doivent
adoucir ou dissiper. Venus à une de ces doulou-
— 401 —
reuses époques où la société , indécise et malade,
se débat entre un monde qui s'en va et un monde
qui n'est pas encore formelles auteurs chrétiens
surent trouver des paroles qui ranimèrent des
âmes flétries et découragées. Adversaires et ré-
générateurs de la société ancienne , flambeaux
du moyen âge, guides et inspiration de nos
grands orateurs sacrés , seront-ils encore une fois
les précurseurs et les conseillers de cet avenir
dont l'aube luit à peine? Je l'ignore; mais ce
que je sais, c'est qu'ils ont cette vive parole qui
touche et remue les cœurs, et que cette parole
aujourd'hui trouve des sympathies; et dans tous
les cas , il n'y a que l'étude et le respect du passé
qui puissent éclairer et fonder l'avenir. A part ce
haut intérêt historique et moral, les écrivains
chrétiens offrent, au point de vue littéraire seul ,
une étude pleine d'instruction et de nouveauté.
Natures incultes, mais vigoureuses, ils ont su,
dans des siècles de langueur et d'épuisement,
trouver des accents vrais et pathétiques. Quand
la littérature profane se traînera , faible et hale-
tante, dans le cercle étroit et usé de la rhéto-
rique et de la poésie mythologique ; quand elle
n'aura plus à vous offrir que les déclamations
officielles des panégyristes de l'empire ; quand la
philosophie païenne en sera encore à prendre
avec Macrobe, pour base de ses frêles espé-
rances , et à discuter le songe de Scipion ; les
i 20
— 402 —
Ambroise, les Jérôme, les Augustin, vous en-
flammeront de leurs vives et impétueuses pa-
roles; l'éloquence chrétienne plongera dans l'a-
venir ses regards inspirés, et vous découvrant
celte loi nouvelle de l'histoire qui, de nos jours,
en est devenue la philosophie , le progrès de
l'humanité, elle lui ouvrira des routes infinies,
et sur les ruines du monde païen s écroulant,
elle nous montrera , avec Augustin et Salvien ,
le monde nouveau des Barbares de la Cité
céleste.
DE LA LANGUE
DES
ÉCRIVAINS CHRÉTIENS LATINS.
La littérature romaine, prose et poésie, offre
deux divisions bien distinctes : la littérature
classique ou grecque , et la littérature latine ou
populaire. En examinant, d'un côté, les auteurs
du siècle d'Auguste, et de l'autre, les écrivains
qui se rattachent à cette époque que l'on est
convenu d'appeler l'époque de la décadence, il
est impossible de ne pas reconnaître la double et
différente physionomie delà littérature romaine,
et d'en expliquer autrement les rapides pro-
grès et les altérations ou plutôt les transforma-
tions non moins rapides. C'est, en effet, un phé-
nomène singulier, que la perfection si courte et le
déclin, en apparence si prompt , de la littérature
latine. Rome ne compte qu'un siècle littéraire.
Son génie, si tard et si difficilement éveillé par le
contact et l'influence de la Grèce, jette, sous Oc-
tave, un immortel mais éphémère éclat, pour ne
plus laisser échapper, sous Tibère même et ses
successeurs, que des lueurs brillantes encore mais
— 404 —
fausses. On a cherché à expliquer par la con-
quête du monde, par les richesses et la corrup-
tion qui en furent la suite , par la servitude qui
en fut l'expiation , cette décadence intellectuelle
du peuple-roi. Sans doute, toutes ces causes
contribuèrent à la hâter, mais elles ne la firent
pas. La littérature latine portait en elle-même,
elle avait dans ses origines le germe qui devait
la dessécher et la flétrir. Si, sur le sol où elle
venait d'éclore et de se développer avec tant de
bonheur, elle languit si promptement, faible et
épuisée, c'est que ses racines étaient ailleurs.
Fruit délicat et tendre, transplanté de la Grèce,
elle ne pouvait, malgré les mains habiles qui un
instant la firent fleurir sous le ciel de l'Italie, y
vivre longtemps pure et féconde. Ce qui fit le
déclin du génie littéraire de Rome, ce fut pré-
cisément ce qui en avait fait la beauté si sou-
daine et si éclatante. Elle a été importée à Rome,
elle n'y est point née. Non-seulement elle n'y est
pas née, mais elle n'y a pas même été entée sur
un tronc antique et national. Car, remarquez-le
bien : dans la littérature latine ce qui domine,
ce qui en constitue le caractère, ce n'est pas seu-
lement l'imitation grecque dans la forme et dans
le fond; ce n'est pas cette influence lointaine et
douce qu'une littérature belle et pure, inspirée et
sage, telle que la littérature grecque, pouvait sans
danger exercer sur une littérature naissante, igno-
— 405 —
rante d'elle-même et indécise : non ; si la Grèce
n'avait déposé sur le génie latin que ces germes
vagues, ces semences générales, le génie latin
les eût mieux et plus longtemps conservés. Mais
il n'en fut pas ainsi ; la Grèce n'effaça pas seule-
ment la couleur native du génie romain, elle ef-
faça , elle couvrit la langue nationale du vieux
Latium : elle fit une nouvelle langue, gréco-la-
tine. L'idiome antique, l'idiome des tribuns et
des laboureurs de la Rome guerrière, cet idiome
déjà quelque peu altéré dans le rude Caton par
les influences grecques , qu'il ne repoussa si vi-
goureusement d'abord que pour y céder dans sa
vieillesse, cet idiome mélangé dans Ennius et ses
successeurs des teintes grecques, mais plein de
verdeur encore et de franchise dans Plaute et
dans Lucrèce, cet idiome périt complètement à
l'invasion plus complète de la littérature grec-
que. Ainsi , sans racines sur le sol , sans lien
avec le passé , étrangères au peuple par leurs
étymologies, la langue et la littérature latines du
siècle d'Auguste ne pouvaient longtemps vivre.
Il y eut donc après Auguste révolution dans la
littérature latine; y eut-il, à proprement parler,
décadence? Ne fut-ce pas plutôt une transforma-
tion , un avènement de la Langue populaire qui
reparaissait après avoir brisé l'enveloppe étran-
gère dont on l'avait recouverte ? Cette langue rude
et âpre qui nous choque, ces mots heurtés et nou-
— 406 —
veaux qui nous blessent, sont-ce bien là les de-
gradations de la langue classique de Virgile et de
Tite-Live , ou les termes expressifs bien qu'incul-
tes d'un langage populaire? On sait qu'au nf siè-
cle de l'empire romain , les écrivains s'étudièrent
à reproduire, à ressusciter la langue des Ennius
et des Pacuvius , et les lettres de Fronton nous
donnent à cet égard de curieux renseignements.
Eh bien ! ce que quelques écrivains faisaient
pour ainsi dire par coquetterie et pour piquer le
goût un peu émoussé des lecteurs patriciens ,
d'autres écrivains le faisaient naturellement , et
achevaient, à leur insu peut-être , une restaura-
tion que les premiers tentaient timidement et par
un esprit d'opposition innocente qui croyait en
employant un vieux mot faire preuve d'indépen-
dance antique. Que l'on examine en effet atten-
tivement la langue des écrivains du m~ siècle ,
des historiens surtout et des chroniqueurs.
Qu'est-ce qui la distingue de la langue classi-
que , de la langue gréco-latine du siècle d'Au-
guste ? Est-ce , à proprement parler, la faiblesse
du style, c'est-à-dire l'emploi moins heu-
reux de certains tours, de certaines expressions,
de certaines formes , auxquels se reconnaissent
plus particulièrement la pureté du goût et l'imi-
tation grecque? Non ; cela y entre bien pour
quelque chose ; mais ces altérations ne sont que
légères , ces différences assez rares. Où donc est
— 407 —
la distinction profonde de l'âge d'or et de la dé-
cadence ? Dans les mots mêmes; mais ces mots
qui nous étonnent , qui nous rebutent, accoutu-
més que nous sommes à la pureté continue, à la
délicatesse exquise , à la perfection savante des
écrivains du siècle d'Auguste , ces mots ne sont
point en général des mots corrompus, des mots
détournés de leurs acceptions. Ce sont mots nou-
veaux, étrangers, rudes, latins cependant; mots
que la langue savante, la langue gréco-latine re-
connaît avec peine, comme ces héritiers dont on
avait espéré faire déclarer l'absence, mais qu'en-
fin elle ne peut répudier. Elle a pu les oublier,
en effet, car depuis longtemps ils ne paraissaient
pas. Abandonnés au peuple par l'aristocratie
qui les dédaignait, vieux titres effacés de l'an-
cienne liberté, on ne songeait plus guère à eux.
Auguste y avait pensé quelquefois; il préférait,
Suétone nous le dit, le langage du peuple, le
langage simple et abrégé , au langage savant et
aux périphrases du grec. Ce langage national de-
vait donc avoir sa revanche ; il devait reparaître
quand l'écorce grecque > qui le cachait, tombe-
rait; il devait reparaître le jour où l'empire don-
nerait au peuple, en dédommagement de la li-
berté qu'il lui ôtait, l'égalité.
Une littérature de seconde main , une littéra-
ture imitée , quels que soient les génies qui la
consacrent, doit toujours périr par quelque en-
— 408 —
droit : elle peut créer des mots pour les senti-
ments; pour les pensées, des images; elle peut
arriver à devenir naturelle pour les habiles : pour
le peuple elle sera toujours savante et factice.
Telle fut la littérature romaine. Edifice bril-
lant , mais sans base , elle devait crouler quand
les mains habiles qui l'avaient fondée ne la sou-
tiendraient plus. Sous elle, il y avait d'anciennes
constructions , de ces constructions qui , sem-
blables aux monuments de la Rome étrusque et
royale , devaient reparaître quand le temps au-
rait fait tomber les ornements qui les cachaient.
Comment, en effet, expliquer autrement cette
révolution si prompte de la littérature latine?
La Grèce enfante Rome , et elle lui survit. Pour-
quoi? C'est qu'en Grèce le langage n'est point
double comme à Rome ; il n'y a point une lingua
rustica et une lingua nobilis; aussi quand après
plus de deux mille ans la langue grecque se dé-
pouille de ses vêtements antiques , dans sa forme
nouvelle on reconnaît encore sa forme ancienne.
Dans la langue latine , rien de semblable. Rome
a donc vu la littérature si belle, mais si fragile ,
du siècle d'Auguste tomber devant cet idiome
populaire qui, lui, avait grandi lentement, âpre
et inculte, mais vigoureux :
Infecunda quidem sed laeta et fortia surgunt.
Mais, que dis-je! est-il donc si pauvre et si
— 409 —
stérile, cet idiome? Déjà nous avons vu sa ri-
chesse là où la langue classique latine était si
maigre et si gênée, dans les détails de la vie
civile, domestique, religieuse et militaire. Mais
là même où cette langue semble plus féconde
et où pourtant elle est encore si impuissante,
l'idiome vulgaire sera plus souple, plus nom-
breux et plus libre. La philosophie, par exem-
ple, avait toujours été pour la littérature latine
un embarras : pour nous l'expliquer Cicéron
et Sénèque sont obligés d'avoir recours au
grec : sous les Antonins, c'est en grec que s'é-
crivent presque tous les livres de philosophie.
Eh bien! le langage populaire, la lingua rustica
viendra à bout de la philosophie , comme elle a
fait de la guerre, de la religion , de l'agriculture.
Voici une religion nouvelle qui s'adresse au
peuple et aux savants; et pour les savants et
pour le peuple , elle trouve un langage , non pas
élégant, mais facile, mais nerveux. Les ques-
tions les plus difficiles de la métaphysique ne
l'effrayent pas : Tertullien, Lactance, saint Am-
broise, saint Jérôme, saint Augustin, trouvent
sous leur plume , sans être obligés de recourir
au grec, les expressions, les tours qui fuyaient
Cicéron et Sénèque. C'est que cet idiome était
populaire; et si une langue indigène peut man-
quer d'harmonie et d'élégance, elle ne saurait
manquer de force et de souplesse.
— 410 —
Ainsi donc, à proprement parler, il n'y a pas
eu décadence dans la littérature romaine ; il y
a eu transformation ; substitution d'un idiome
à un autre , de l'idiome vulgaire et primitif à
l'idiome savant et étranger. Le siècle d'Auguste
a été un heureux accident, qui ne se pouvait
renouveler. Quand donc le peuple reparut, sous
le niveau du despotisme, d'abord, mais surtout
et plus noblement sous l'égalité chrétienne , il
remit sou idiome en lumière. Il y eut alors deux
littératures : une littérature sans couleur et sans
force, se traînant sur les traces effacées des
Grecs, la littérature païenne; et une littérature
incorrecte, barbare quelquefois, mais vigoureuse
et précise , la littérature des Pères de l'Église ;
littérature nouvelle comme les sentiments qu'elle
exprime ; grande comme les vérités qu'elle an-
nonce; insouciante de la forme, mais pitto-
resque et originale dans le fond ; se servant pour
parler à l'imagination et au cœur de cette vieille
langue latine, vulgaire et analytique, germe de
ces idiomes du moyen âge, qui sont devenus
les langues modernes du midi de l'Europe.
FIN DU PREMIER VOLUME.
Préface.
TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
i
Chap. I. Préparations et obstacles que rencon-
tre l'établissement du christianisme. 1
Chap. II. Le christianisme à Rome. — Tacite. —
Sénèque. — Flavien Josèphe. — Pline
le Jeune 30
Chap . III . Fronton . — Apulée . — Minucius Félix .
Apologiste 41
Chap. IV. Tertullien 63
Chap. V. Saint Cyprien 108
Chap. VI. Arnobe 133
Chap. VII. Progrès du christianisme. — Avènement
de Constantin 1 42
Chap. VIII. Lactance. — Firmicus Maternus 161
Chap. IX. Saint Hilaire 1 74
Chap. X. Saint Ambroise 182
Chap. XI. Saint Jérôme 211
Chap. XII. RufHn. — L'Origénisme. 234
Chap. XIII. Saint Augustin 241
Chap. XIV. Le Pélagianisme 286
Chap. XV. Saint Paulin 294
Chap. XVI. Orose* — Salvien 307
— 412 —
Pages.
Chap. XVII. La légende chrétienne 315
Chap. XVIII. La Poésie 329
Chap. XIX. Grégoire le Grand 337
Chap. XX. Le christianisme a-t-il contribué à la
chute de l'empire? 347
APPENDICE.
Apulée 355
La Littérature païenne et la Littérature chrétienne
au ine siècle 384
De la langue des écrivains chrétiens latins t . . . 403
Fl^ DE LA TAULE DU PREMIER VOLUME.
Imprimerie de Ch. Lahure (ancienne maison Çrapelel )
rue de Vauyirard , 9 , prè* de l'Odcon,
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Université diOttawa
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CHARPENTIER^ JEAN PIER
ETUDES SUR LES PERES D
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